Dans l'entre-deux des secours - L'Infirmière Magazine n° 258 du 01/03/2010 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 258 du 01/03/2010

 

urgence

Enquête

Depuis dix ans, les infirmiers ont pris une place à part parmi les pompiers, entre sapeurs secouristes et médecins du Samu. Mais leur statut très majoritairement volontaire suscite des interrogations sur la pérennité du système.

ISP. Ces trois lettres désignent une activité en pleine évolution : infirmier sapeur-pompier. « Au départ, les ISP ne disposaient pas de véhicule spécifique et nous sortions avec les sapeurs-pompiers, témoigne Roxane Lenoir, infirmière diplômée en 2003 et engagée volontaire depuis six ans en Ille-et-Vilaine. Depuis septembre 2007, deux "véhicules de liaison santé", avec un ISP seul à bord, peuvent intervenir 24 heures sur 24 dans les secteurs de Rennes et de Saint-Malo, pour des détresses vitales. En plus, nous sommes dotés de nouveaux outils, comme un monitoring qui permet d'effectuer un électrocardio- gramme et de l'envoyer via notre téléphone portable au médecin régulateur du centre 15 (1). » La jeune femme consacre en moyenne quatre à six journées par mois aux sapeurs-pompiers. Elle qui n'a pas d'enfant juge « encore assez facile » de concilier son poste au service de réanimation chirurgicale du CHU de Rennes et son activité d'ISP - qu'elle compte poursuivre.

Elle est loin d'être la seule. Les ISP étaient un peu plus de 4 000 voilà deux ans ; aujourd'hui, ils sont 5 700 à oeuvrer dans les services départementaux d'incendie et de secours (Sdis), au sein des services de santé et de secours médical.

Nombreuses missions

La grande majorité d'entre eux est volontaire. Seuls 250 sont professionnels. L'officialisation de l'existence des infirmières volontaires chez les pompiers est intervenue il y a à peine plus de dix ans, en décembre 1999. Soit un an avant celle des ISP professionnels. C'est dire l'impor- tance du volontariat chez les sapeurs- pompiers. Sauf dans quelques départements comme le Rhône ou la Moselle, les ISP professionnels sont affectés quasiment à temps plein à des tâches d'encadrement.

Les compétences des volontaires, obligatoirement titulaires de leur diplôme d'État, sont donc concentrées sur le terrain et le « secours à personnes ». En Ille-et-Vilaine, deux sorties sur trois concernent des secours à personnes, contre 12 % d'incendies. L'image de « combattant du feu » est à relativiser. Les ISP peuvent apporter une première réponse dans des situations de prise en charge de la douleur (notamment thoracique), de détresse respiratoire ou circulatoire, d'inconscience...

Et les missions des professionnels de santé des Sdis ne se limitent pas aux interventions. Leur reviennent la médecine de travail des sapeurs-pompiers (soit, dans le Nord par exemple, 6 500 visites médicales par an), la formation aux secours à personne des pompiers comme des personnels de santé volontaires (infirmières, médecins, pharmaciens...), la gestion du matériel médical de secours et le soutien sanitaire aux pompiers lorsque ceux-ci partent sur une intervention à risque.

Les pompiers sont de plus en plus sollicités par la population. Les moyens hospitaliers (Samu et Smur) (2) sont souvent saturés et ne couvrent pas l'ensemble du territoire. En Ille-et-Vilaine, un troisième « véhicule de liaison santé » va ainsi être mis en service en mars à Bain-de-Bretagne et un quatrième à Fougères en avril ou mai.

« Réponse graduée »

« Nous avons travaillé avec le Samu pour proposer une solution sur des secteurs qui jouissent normalement d'une couverture "blanche", c'est-à-dire hospitalière, mais qui devait être améliorée, explique Frédéric Colin, infirmier-chef du service de santé du Sdis 35. Par exemple, le secteur de Bain-de-Bretagne est couvert jusqu'à présent par les Smur de Rennes ou de Redon, soit entre trente et quarante-cinq minutes de trajet au minimum. » Le bilan des deux premières années des deux véhicules infirmiers engagés à Rennes et Saint-Malo montre que ces nouveaux moyens se justifient. 3 803 interventions ont été enregistrées en 2008 et 3 866 l'an dernier, ce qui représente en moyenne cinq sorties par jour pour chaque véhicule.

Croissance continue du nombre d'appels d'urgence, déficit de la démographie médicale et défaillance de la permanence des soins libérale : le recours aux compétences des ISP a paru être le seul moyen de pallier les carences du système. Depuis plusieurs années, des départements se sont ainsi engagés à apporter une « réponse graduée » aux secours. Une manière plus « politiquement correcte » de parler de « paramédicalisation des secours d'urgence », un terme peu utilisé pour ne pas relancer les tensions - toujours vives - entre « blancs » et « rouges », c'est-à-dire entre hospitaliers et pompiers.

Le poids accru des ISP suscite bien sûr des interrogations. Quelle pérennité pour un dispositif basé sur le volontariat - les ISP volontaires étant devenus la colonne vertébrale de la réponse graduée ? Quelle est la place pour le statut de volontaire, alors que, comme le souligne Roxane Lenoir, les interventions demandées aux ISP demandent de plus en plus de compétences et de « professionnalisation » ? Jusqu'où les ISP peuvent et doivent aller au nom de leur engagement citoyen ?

Protocoles

« Nous sommes actuellement à un carrefour », souligne Kevin Malacarne, ISP volontaire à Lannion (Côtes-d'Armor), infirmier libéral à Paris et par ailleurs administrateur de l'Association nationale des infirmiers de sapeurs-pompiers. « Les besoins de la population ont évolué, relève-t-il. On dénombre par exemple moins d'accidents de la route. En contrepartie, on enregistre plus de sollicitations pour des interventions à domicile. Les Samu sont parfois postés loin des opérations et, de leur côté, les sapeurs-pompiers (3) peuvent être en difficulté sur certains types d'appel. »

Dans ces conditions a germé puis s'est imposée une idée : le recours à des ISP « protocolés », appliquant, selon le diagnostic, des sortes d'ordonnances validées à l'avance. « Un dispositif organisé pour apporter une réponse graduée permet de prendre en charge les situations qui se situent dans un entre-deux. Entre le "pas forcément grave" et le "pas grave" ! Des situations d'urgence relative comme une hypoglycémie, une prise en charge de la douleur avec administration d'un antalgique, que ne peut pas donner un sapeur-pompier, ou encore une fracture de la cheville qui ne justifie pas l'intervention d'un médecin, placent les ISP entre les équipes de sapeurs-pompiers et les équipes médicales. » Et Kevin Malacarne de préciser : « Les ISP n'ont pas du tout le projet de changer l'organisation de la prise en charge pré-hospitalière mais plutôt de l'adapter. »

En attendant la réelle application des modalités d'intervention et de partenariat entre Sdis et Samu, et l'uniformisation des pratiques à travers le référentiel commun de juin 2008 (4), la situation nationale est bien « disparate », selon Kevin Malacarne. Dans le type de réponses données à la population comme dans l'organisation interne.

« Certains services de santé et de secours médical ne fonctionnent pratiquement qu'avec des ISP volontaires, mais on se rend compte que la présence d'infirmiers professionnels est nécessaire quand on veut développer le service », estime Yaël Lecras, infirmier-chef dans le Nord et membre du bureau national du Syndicat national des sapeurs-pompiers professionnels. Dans le Nord, ils sont huit ISP professionnels pour 204 ISP volontaires ; en Ille-et-Vilaine, cinq pour 120 volontaires. Dans ces deux départements, pour effectuer les 4 à 5 000 sorties dans lesquelles intervient chaque année un infirmier seul, et pour assurer l'ensemble des prérogatives infirmières, pas d'autre choix que de s'appuyer sur les volontaires. Une organisation foncièrement fragile, puisque les volontaires sont volatils et que leur nombre n'est pas toujours en adéquation avec les besoins du dispositif.

Plannings non bouclés

En Moselle, par exemple, Jean-Marc Scheh, ISP professionnel basé à Sarreguemines, comme ses neuf collègues répartis dans les autres centres, doit se rendre sur le terrain. « Dans mon centre, avec six volontaires, je ne suis pas en mesure de boucler mes plannings, précise-t-il. Fin 2012, il devrait y en avoir une douzaine, mais comme j'aurai sous ma responsabilité un second centre, je serai probablement amené à compléter le planning. »

Pour cet infirmier, le fait d'aller en intervention représente « la cerise sur le gâteau » et n'est pas vécu comme un simple moyen de pallier l'absence de volontaires. Mais le fonctionnement de dispositifs de secours reposant en très grande partie sur les infirmiers volontaires interroge même des départements où n'est déploré aucun manque en ISP. « Nous constatons notamment un grand nombre de candidatures dans les secteurs où nous créons des véhicules infirmiers, mais j'ai un peu peur que la forte rotation de nos volontaires, en grande majorité du personnel féminin récemment sorti d'Ifsi, complique la pérennisation de la situation », souligne Frédéric Colin.

Soucis de financement

Les ISP volontaires sont pourtant des recrues de qualité. « Ils ont notamment une expertise dans l'exercice clinique et une maîtrise de la pharmacologie qui leur permettent d'être de véritables spécialistes en secours d'urgence, comme un infirmier peut l'être en cancérologie, explique Yaël Lecras. Ils se rapprochent déjà de ce que seront les infirmières de pratique avancée, qui auront un niveau master, comme les Ibode, les "puer" ou les Iade. »

Leur origine professionnelle très variée, allant des Smur (voir encadré ci- dessous) aux services de réanimation, en passant par les libéraux, est source de richesse. Sans compter leur motivation extrêmement forte. « Si j'en avais l'occasion, je quitterais le milieu hospitalier pour travailler chez les pompiers, raconte ainsi Gildas Le Briquire, ISP volontaire depuis six ans à Lannion parallèlement à son travail aux urgences depuis vingt et un ans. L'espace de liberté y est plus grand, c'est plus stimulant, moins oppressant. »

Mais demain ? Face aux responsabilités des ISP, qui doivent être autonomes, multi-compétents, en formation quasi- permanente et assez disponibles pour assurer les gardes, l'intérêt de la fonction suffira-t-il à conserver les professionnels indispensables ? La professionnalisation des ISP garantirait-elle la pérennité du système ? « Des professionnels vont sûrement continuer à arriver, mais nous ne parviendrons pas à doubler notre nombre », dit Yaël Lecras.

Cette dernière piste est d'ailleurs reléguée au second plan, en raison du difficile financement de l'extension de la couver- ture du territoire par les ISP. En Ille-et-Vilaine, les deux véhicules infirmiers bientôt fonctionnels seront de garde en journée ou pendant les week-ends, et non 24 heures sur 24 comme les deux premiers mis en service. Faute de financement...

1- Le 18 est le numéro d'appel national des sapeurs-pompiers.

2- Service d'aide médicale d'urgence (Samu) et Service mobile d'urgence et de réanimation (Smur).

3- Un sapeur-pompier a des compétences de secouriste. Il prodigue un seul médicament : l'oxygène. S'il est médecin ou infirmier, il peut délivrer d'autres substances et piquer.

4- Référentiel disponible en recherchant « secours à personne » sur http://www.interieur.gouv.fr

témoignage

« PAS DES SMUR ROUGES ! »

E. P. ne souhaite pas être reconnu... La raison ? Il est à la fois infirmier sapeur-pompier volontaire et infirmier de Smur. « Rouge » et « blanc » : une double casquette inconfortable, à en croire ce professionnel aguerri (vingt-cinq ans d'expérience dans les urgences hospitalières), passionné par son engagement chez les pompiers, mais gêné lorsqu'il s'agit de témoigner d'une double appartenance pourtant partagée par de nombreux ISP volontaires. La concurrence entre pompiers et urgentistes est toujours vive. « En tant qu'ISP, nous nous sommes confrontés au Samu, qui ne comprenait pas que nous pouvions agir sans prescription, raconte-t-il. Nous avons pourtant une formation reconnue, réétudiée chaque année et validée par nos supérieurs à travers notre capacité à appliquer les protocoles qui encadrent notre pratique. Prochainement, nous allons pouvoir donner de la morphine, ce qui doit faire actuellement l'objet d'une prescription médicale. Les choses évoluent. Mais nous n'avons pas vocation à devenir des Smur rouges ! »