Éloge de la pensée muette - L'Infirmière Magazine n° 247 du 01/03/2009 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 247 du 01/03/2009

 

Vous

Vécu

La psychologie me connecte avec moi-même et avec les autres. Merveille que cette prédisposition emphatique tout innée qui me verse très naturellement ses flots de turpitude liée aux sentiments fraternels qui me fragilisent et me construisent. Mes études par correspondance puis, actuellement, en auditeur libre en faculté de philosophie ouvrent un horizon hissant mon usage de la parole virtuel à son utilité première : valoriser une pensée par la parole.

Muette de voix, j'aime gamberger dans ma tête et dans celle des gens en goûtant les senteurs intérieures qui les parfument. Ma formation en psychologie répond à mes envies de suivre un parcours avec autant de compétence que d'empathie. Les devoirs amènent mes réflexions à un formidable jeu de va-et-vient des liens psychologiques sous-jacents aux différentes situations. Dire qu'un autiste figure un être se délectant dans son monde est frustrant. Chercher ses systèmes de naviguer dans ce monde devient constructif ; je désire communiquer et c'est déprimant d'entendre les absurdités sur notre enfermement. [...]

Avec les autistes, chacun essaie de tirer son épingle du jeu. J'ai peur qu'on nous oublie en route. Moi je serai toujours partante pour aider notre association (1). Jouer le rôle d'alarme devient très urgent. Notre voix s'élève des clameurs de gens qui, au fond, tout au fond, n'y croient pas vraiment. C'est ce qui m'inquiète le plus. Ces parties cachées et dissimulées qui s'expriment par des ralentissements, ça me donne envie d'ouvrir mon coeur et ma voix parce que je sens des réticences cachées. Des réticences par rapport à nos capacités : pour de nombreuses personnes, il faut justifier d'un esprit par des mots ; elles ne peuvent pas concevoir qu'un négatif fasse la photo autant que le développement.

Routines paresseuses

Jour de savoir quelle place nous avons sur terre... Quel sens a notre vie ? Nous pourrions être utilisés. Ne pas l'accepter c'est choisir VIE VIVANTE. Je tracte des volontés de partager mon expérience. Ce livre me rend heureuse, c'est une victoire de mon combat contre les brutalités de la vie. Nous avons réussi à nous sauver du chagrin en tendant cette flamme d'espoir. Les gens sont timorés. Les éducateurs n'aiment pas la nouveauté, ils préfèrent les routines. Nous avons du mal à convaincre... Grève d'enthousiasme... Je reste d'accord pour taper avec qui voudra pour essayer. Et là je dirai tous les bienfaits. Moi je suis heureuse, très heureuse dans ma vie. J'ai transformé ma peine en pépites de joie.

La vie par le clavier

Nous faisons un travail sérieux à l'association. Des personnes viennent et attendent de nous de renouer avec leur enfant, lui tendre une perche de vie. Toute ma vie, je veux bien la consacrer à ce travail : faire sentir aux parents la frappe et ce qui se passe. Cette communication d'être à être, c'est ensemble qu'on travaille, c'est le plus beau cadeau qu'un parent peut faire à son enfant, de prolonger la vie par le clavier. Je veux bien leur faire sentir qu'après la naissance, le processus d'enfantement ne s'arrête pas. On continue à se nourrir de l'énergie de ses parents.

Dans la famille, la circulation permet à chacun de continuer de grandir. Au cours des prochains stages (2), il faudrait insister sur ce point : votre enfant est né de vous, ensemble vous allez poursuivre le processus de la vie qui coule et se transmet. Ça se poursuit. Traverser cette expérience avec les parents blessés et reclus dans leurs souffrances, je veux bien y participer activement.

Je veux bien ajouter que je suis venue pour me réaliser à travers cette vie, comme chaque être humain. Je suis en train de cascader dans la réalisation de ma mission. C'est joie et bonheur. Le bonheur est là mais ce n'est pas un état de calme permanent. Des fluctuations permettent de goûter ce bonheur car je réalise des mouvements d'allée et venue. Nous travaillons comme des associés. C'est ensemble que nous pouvons avancer. [...]

Attitude « muselante »

La disposition psychologique représente le « moteur » de toute attitude. Les sujets préparés par l'expérience d'un objet attitudinel mûriront un comportement mieux adapté à l'objet. Dans mon cas précis, au sein de l'association, les comportements observés face au handicap varient de façon spectaculaire selon le critère de personnalisation du handicap et de l'attitude face au handicapé. Pour l'autisme par exemple, des gens instruits par les théories tant informelles que précises adopteront une attitude très muselante pour nous, autistes ; la préférence sera donnée à notre observation plus qu'à une parole qui nous serait adressée.

Pour les personnes directement concernées par l'autisme dans une vie pratique, les dispositions psychologiques ouvrent sur une communication avec l'autiste. L'observation paralyse une spontanéité, fige une partie de l'attitude. Tirer une attitude du concret ou de la théorie fera un comportement idéaliste ou vrai. [...]

Je voudrais te faire comprendre, toi mon ami lecteur, à quel point mon autisme ouvre des mers de douleur me solidarisant avec les profondes ondes des hommes de par le monde universel : les cris des petits qui viennent au monde comme le râle du mourant. User de toutes mes forces pour bien cerner un souci me vaut une grande satisfaction. Nouer une ficelle de compassion m'est très salutaire car user de tels procédés de solidarité n'est pas accessible à tous et c'est mon humble mission en ce monde. La vraie solidarité casse des verrous de sécurité dans des coins de mon être profond et vise davantage une osmose qu'un simple accompagnement moral. Je dois aussi me protéger et pour ce faire, dédramatiser une situation qui tourne mon esprit dans une spirale de jeux d'humour qui choqueraient pour le moins si la parole m'était donnée : c'est ma survie qui est en jeu.

A la table des paumés

Ou je connecte mon coeur à celui qui prend les cannes que je lui tends à son insu et dans ce cas je me mets sous dépendance moralement, ou je le rejoins dans son coeur en jouant la dérision pour échapper à la douleur. Cette solution sauve mon fragile mental. Je laisse alors ma douleur prendre la poudre d'escampette au profit du mal sourdant qui fuse du coeur douloureux proche de moi. Merci à mon Créateur de m'inviter ainsi à la table des démunis, des jeunes paumés, des gens torturés, incapables d'exprimer leur douleur.

Moissonneur des maux, il est plus enjoué de sentir des joies dormant dans un coeur qui s'épanche : ma drastique dépendance fournit des occasions profitables multiples. Purifiée de toutes les lésions malsaines qu'ont ces gens permissifs, je reçois les éclats de peine mais aussi de bonheur. Je prends toutes les invitations à la joie oubliant qu'il n'y a pas de fertile bonheur sans partage ; vivre l'instant heureux qui réjouit une personne me trame des fils de perles lumineuses au plus profond de mon être. Perles de solidaires jeux de connexion intérieure invitant mon coeur à s'exalter à l'unisson ; nier une mission merveilleuse comme celle qui dirige mes instincts altruistes serait leurrer toute ma biologie spécifique.

Handicap perçu comme une évasion du monde, l'autisme joue d'ironie en vouant à la solidarité des êtres au regard lointain, porté sur l'essentiel de la vie. Les missionnaires que nous sommes n'ont peut-être pas droit à la parole mais ils libèrent des voix pour mieux communiquer dans une fraternelle union des coeurs.

1- Cet ouvrage est le fruit de longues années de pratique d'aide à la communication. La famille d'Annick Deshays a fondé l'association « À deux mains » pour promouvoir cette méthode et accompagner des autistes et des personnes handicapées mutiques (NDLR).

2- Former à la méthode d'aide à la communication est sans doute la mission essentielle de notre association.

Vie forte

Ce texte est extrait de Libres propos philosophiques d'une autiste, ouvrage écrit par Annick Deshays, lassée « d'entendre des absurdités sur [leur] enfermement ». Autiste, atteinte du syndrome de Rett, l'auteur pose un regard intense sur son « handicap ». Ses profondes réflexions sur la vie, la mort, la différence, la morale, la liberté, le silence, la communication secouent l'inertie des idées reçues. « Toutes les idées fusent dans nos têtes comme dans les vôtres, confie Annick. Faites-nous parler, c'est une question de vie forte. »

- Libres propos philosophiques d'une autiste, Annick Deshays, Presses de la Renaissance, 13 Euro(s)