Une héroïne marocaine - L'Infirmière Libérale Magazine n° 368 du 01/04/2020 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Libérale Magazine n° 368 du 01/04/2020

 

LA VIE DES AUTRES

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Laure Martin  

Infirmière de formation, Aïcha Ech-Chenna décide très tôt de s’engager auprès des mères célibataires marocaines et de leurs enfants, véritables parias de la société. Son combat : leur offrir une seconde chance.

Lorsque j’étais enfant, à Marrakech, le pacha Thami El Glaoui régnait sur la ville, se remémore Aïcha Ech-Chenna. Il avait décidé de contrer ce qu’il considérait comme un mouvement de libération de la femme en exigeant le port du voile. À l’époque, ma maman, veuve, s’était remariée, et mon beau-père a exigé que je porte le voile et que j’arrête l’école pour apprendre la couture. Ma mère a cédé sur le voile, pas sur l’école. J’avais 12 ans. Elle m’a confiée à ma tante qui vivait à Casablanca pour que j’aille à l’école française. » Vers l’âge de 16 ans, Aïcha doit travailler pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa mère, alors séparée. « Une connaissance m’a trouvé du travail dans un service de léprologie », se souvient-elle. À partir de ce moment, son parcours professionnel se met en place. « Dans les années 1960, la Ligue marocaine pour la protection de l’enfance avait besoin de bénévoles pour l’éducation sanitaire des femmes. J’ai rejoint le mouvement. C’est l’assistante sociale de la Ligue qui m’a “forcée”, après m’avoir observée, à passer le concours de l’école d’infirmières. » Aïcha fait alors tout pour échouer, car elle doit travailler et gagner de l’argent pour aider sa mère. « Mais l’assistante sociale a, de son côté, tout mis en œuvre pour que j’obtienne une bourse et que je sois employée par le ministère de la Santé publique pendant mes études. Je n’avais plus d’excuse… »

La découverte d’une réalité sociale

C’est en 1981, alors qu’elle travaille toujours au ministère de la Santé publique, que son engagement prend une tournure inattendue. Aïcha est éducatrice sanitaire et sociale. « Dans le bureau d’une assistante sociale, j’aperçois une femme donner le sein à son bébé. Elle est venue le confier car, étant mère célibataire, sa famille veut la mettre à la porte. Il faisait nuit, il faisait froid, et elle a été contrainte d’abandonner son enfant nouveau-né… Cette nuit-là, je me suis jurée d’agir contre cette malédiction des bébés abandonnés. » Au Maroc, les relations extraconjugales sont passibles d’une peine de prison. Alors avoir un enfant hors du mariage, c’est la stigmatisation assurée pour la mère, mais aussi pour l’enfant, majoritairement rejeté par la famille. Face à cette réalité, Aïcha décide de se battre. Elle commence par demander à changer de service pour devenir assistante sociale. « Les mères confiaient leur nouveau-né à des gardiennes pour se prostituer, raconte Aïcha. Exclues de la société, elles n’avaient pas beaucoup d’autre choix pour gagner de l’argent. Mais les conditions de vie des bébés étaient atroces, car les gardiennes n’avaient pas de formation et vivaient elles-mêmes dans des conditions précaires et insalubres. »

Une crèche, une cantine, un lieu d’accueil

Aïcha a d’abord l’idée de créer une crèche. « J’étais tout feu, tout flamme, persuadée que si les enfants étaient gardés dans une crèche, les mamans pourraient trouver du travail la journée », se rappelle-t-elle, presque amusée par sa naïveté. Mais la réalité est tout autre. En 1985, elle fonde l’Association solidarité féminine (ASF). La réflexion évolue. Pour sortir les femmes de la prostitution et les rendre autonomes, un nouveau projet voit le jour. « J’ai trouvé un local grâce à l’Union nationale des femmes marocaines et j’ai ouvert une cantine où les mamans pouvaient travailler et gagner de l’argent pour ne plus avoir à se prostituer. » Et ça marche. Pendant la journée, les mères œuvrent à la cantine et les bébés sont à la crèche. Une solution qui permet de convaincre les mamans de ne pas abandonner leur enfant. Mais tout n’est pas réglé pour autant. Comme elles n’ont pas encore assez d’argent pour se louer un logement décent, les gardiennes sont toujours là… « Une fois de plus, nous avons dû réfléchir autrement et avons eu l’idée de former ces mamans », rapporte Aïcha. Petit à petit, l’association se fait connaître. La question des bébés abandonnés fait couler beaucoup d’encre dans la presse. Et si au Maroc l’action de l’association est décriée, les retombées internationales sont nombreuses. Les bailleurs de fonds affluent de France, de Suisse, d’Allemagne, de Belgique, du Canada, des États-Unis. La petite cantine qui travaille dur pour fonctionner avec une douzaine de mamans prend de l’ampleur. En 1999, l’association acquiert une villa, crée un service social - le Centre de soutien aux mères en détresse (CSMD) -, permet aux femmes de louer une chambre à l’association et ouvre un centre de formation. « Notre objectif est de leur apprendre un métier dans le secteur de la restauration, mais nous avons aussi lancé, en 2004, la construction d’un hammam et d’un centre de remise en forme afin qu’elles puissent se former aux métiers du bain », se félicite Aïcha.

Des soutiens, mais des opposants

Si elle a beaucoup de soutiens, elle a eu aussi de nombreux détracteurs. « On m’a accusée d’encourager la prostitution, de vouloir faire du Maroc un pays de “bâtards”. Une fatwa a été émise contre moi. J’ai voulu jeter l’éponge. Mais j’ai aussi reçu des encouragements, notamment de la part du roi. Cela nous a permis de continuer. » Aujourd’hui, une trentaine de mamans sont aidées par l’association. « Nous continuons à frapper aux portes pour obtenir des aides, rapporte la militante, aujourd’hui âgée de 79 ans. Nous voudrions mettre en place des cours d’éducation sexuelle dans les collèges et lycées, car les femmes doivent apprendre à se protéger. Parfois, elles vivent des histoires d’amour, mais parfois l’enfant est le fruit d’un viol ou d’un inceste et, dans la société marocaine, on cache tous ces tabous. » Le combat continue…

Droit à l’avortement

Au Maroc, une femme qui interrompt volontairement sa grossesse peut être condamnée à une peine de six mois à deux ans de prison. Seul cas de figure accepté : lorsque sa santé est menacée. Aïcha Ech-Chenna a toujours dénoncé cette situation, appelant a minima à légaliser l’avortement dans les cas extrêmes tels que le viol et l’inceste, ou en cas de grave malformation et de maladie incurable chez le foetus. Longtemps ignorée, Aïcha Ech-Chenna, qui a reçu la médaille d’honneur remise par le roi Mohammed VI en 2000, est désormais officiellement consultée. Et le roi l’a entendue puisqu’en mai 2015, il a demandé que le Maroc autorise l’avortement dans ces trois cas. Si la loi est votée, pour le moment aucun décret d’application n’a été promulgué dans ce pays où l’Association marocaine de lutte contre l’avortement clandestin (Amlac) comptabilise entre 600 et 800 avortements illégaux par jour et environ 26 bébés abandonnés quotidiennement.