Faut-il donner plus de compétences aux infirmières ? - L'Infirmière Libérale Magazine n° 366 du 01/02/2020 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Libérale Magazine n° 366 du 01/02/2020

 

POINT(S) DE VUE

INTERVIEW

Adrien Renaud  

La revalorisation de la profession infirmière passe par un élargissement de son champ de compétences : tel est le consensus dans le monde infirmier, que l’on retrouve dans le Livre blanc publié par l’Ordre national des infirmiers (ONI) à l’automne dernier. Mais, chez certains médecins, on n’entend pas tout à fait les choses de cette oreille.

Le Livre blanc constate la nécessité de revaloriser la profession infirmière. De quoi s’agit-il ?

Patrick Chamboredon : Quand on parle de revaloriser la profession, il s’agit en partie de valoriser tout ce que les infirmiers font déjà, en dépassant parfois ce qui est écrit dans les textes. Mais, il y a également la nécessité d’acquérir des compétences supplémentaires : on a besoin de plus en plus d’infirmiers pour prendre en charge les patients, de façon toujours plus efficiente ; cela suppose parfois, pour nous, des responsabilités nouvelles. Le besoin de revalorisation financière est aussi une réalité, qui n’est pas dans les missions de l’Ordre, mais qui est patent.

Jean-Paul Ortiz : Revaloriser la profession d’infirmière est évidemment nécessaire, surtout quand on analyse son positionnement en termes de revenus. Ceux-ci sont en décalage avec l’engagement professionnel des infirmières, ainsi qu’avec d’autres métiers de la santé ou d’autres pays. Concernant la revalorisation des compétences, le train est en marche : la formation infirmière s’inscrit maintenant dans un cadre universitaire. L’arrivée des IPA (Infirmières de pratique avancée, ndlr) témoigne de cette revalorisation, qui doit se faire de manière progressive.

Le Livre blanc parle de créer des consultations de première ligne réalisées par les infirmiers dans des structures pluriprofessionnelles. Qu’en pensez-vous ?

J.-P.O : Une consultation infirmière en pleine autonomie ne me semble pas possible. L’idée d’une consultation de première ligne ne peut se concevoir que dans le cadre d’un protocole élaboré par une équipe coordonnée où le médecin garde le rôle de chef d’orchestre. C’est lui qui doit définir les champs très précis de ce que l’infirmière peut faire, et jusqu’où elle peut aller. En revanche, des protocoles particuliers dans le cadre d’équipes organisées sont, à mon sens, envisageables ; mais en aucun cas une généralisation d’une consultation infirmière sur l’ensemble du territoire.

P.C : Je sais que le terme de consultation est difficile à accepter pour les médecins, mais je tiens à souligner que les infirmières en font déjà : en effet, quand un patient sort de l’hôpital, par exemple, c’est une infirmière qui le voit pour assurer le retour à domicile dans de bonnes conditions. Nous sommes des cliniciens, et notre raisonnement clinique rend possible une prise en charge globale du patient. Par ailleurs, nous sommes face à un problème de pénurie médicale qui ne va aller qu’en s’aggravant. Quand il n’y aura pas de médecin pour coordonner, comment fera-t-on ? Cette problématique montre bien que des consultations infirmières dans le cadre de protocoles locaux ne suffiront pas, et qu’on ne pourra pas s’affranchir d’un protocole national.

Une autre proposition du Livre blanc concerne l’élargissement de la prescription infirmière. Est-ce une bonne idée ?

J.-P.O : La prescription est l’apanage du médecin. Aujourd’hui, on assiste à un élargissement de ce rôle aux IPA dans des situations précises et sur la base de protocoles, et on ne peut pas envisager un tel élargissement dans des situations diverses et variées, sur la France entière, sans travail préalable avec l’ensemble des professions concernées. Cela ne veut pas dire que nous ne sommes pas prêts à faire bouger les contours de nos métiers. Simplement, une profession ne peut pas empiéter sur le métier d’une autre sans une réflexion commune sur les implications, tant sur la qualité de la prise en charge que sur l’aspect médico-économique.

P.C : Je ne nie pas le besoin, pour les infirmières comme pour les médecins, de réfléchir au modèle économique. Mais, en tant que président de l’Ordre, ce n’est pas mon rôle. En revanche, je constate que l’infirmière prescrit déjà des choses essentielles, comme des aides à l’arrêt du tabac ou des contraceptifs, qu’elle peut adapter la posologie des antidouleurs… Il faut donc juste faire évoluer un peu les textes. Dans d’autres pays, le genre de prescription que nous proposons est déjà effectué par les infirmiers. En France, un infirmier face à un patient qui grelotte, ou devant une plaie qui suinte, sait souvent quel prélèvement il doit réaliser mais ne peut pas le faire car ce n’est pas prescrit. Quand il voit un patient qui souffre, il sait mesurer sa douleur, l’objectiver, mais il ne peut pas initier des antalgiques. Est-ce acceptable de perdre du temps à attendre le médecin, qui se fera de plus en plus rare, dans un contexte où cela signifie parfois une perte de chance pour le patient ?

Comment parvenir à un consensus entre professions pour que le rôle des infirmières évolue ?

J.-P.O : Aujourd’hui, les aides-soignantes demandent davantage d’autonomie, veulent effectuer des actes actuellement dévolus aux infirmières. Or, les infirmières ne sont pas d’accord. C’est exactement le même mécanisme pour les médecins. Je ne suis pas obtus ; je pense que nous serons de toute façon amenés à bouger de plus en plus, mais cela doit faire l’objet d’une réflexion commune, sécurisée en termes de mécanismes conventionnels, et respectant certains points. Tout d’abord, le patient doit bénéficier de la même qualité de prise en charge. Puis, l’information doit circuler : je ne vois pas d’inconvénient à ce qu’une infirmière vaccine mon patient, mais je dois être informé. Enfin, se pose la question médicoéconomique. En effet, si je transfère aux infirmières certains actes qu’elles peuvent réaliser et que je gère exclusivement des consultations lourdes, complexes et chronophages, le tarif de la consultation ne peut pas être de 25 €.

P.C : Il s’agit effectivement d’un contexte global. Je reconnais que quand on nous demande de transférer certains de nos actes aux aides-soignantes, nous demandons à gagner en retour quelque chose sur d’autres aspects. Il est donc nécessaire de mettre les choses à plat, pour identifier ce qui peut être amélioré sans préjudice pour la qualité et la sécurité des soins, mais aussi sans préjudice pour les autres professions. Nous savons bien que nous avons besoin de tout le monde : médecins, aides-soignantes et infirmières.

le contexte

L’ONI a publié au mois d’octobre dernier un Livre blanc de la profession infirmière issu d’une grande consultation menée tout au long de l’année 2019. Organisée en ligne et lors de rencontres en régions, cette consultation a donné lieu à l’élaboration de 26 propositions soutenues par la profession.