L’Idel a un rôle à jouer - L'Infirmière Libérale Magazine n° 362 du 01/10/2019 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Libérale Magazine n° 362 du 01/10/2019

 

VIOLENCES FAITES AUX FEMMES

DOSSIER

Lisette Gries  

Parce qu’elles entrent dans les foyers, les Idels sont bien placées pour détecter des situations de violence faites à leurs patientes. Mais prendre en charge ces femmes de manière appropriée nécessite de comprendre les mécanismes de la violence et de disposer d’outils reconnus.

En France, depuis le début de l’année et à l’heure où nous bouclons cet article, 106 femmes sont mortes sous les coups de leur conjoint ou ex-conjoint, selon le collectif #NousToutes, soit une tous les deux jours et demi. Mais les violences conjugales touchent hélas bien plus de femmes. 219 000 femmes adultes sont victimes chaque année de violences physiques et/ou sexuelles commises par un conjoint ou un ex-conjoint. Parmi elles, plus de 44 000 sont victimes de viol(1).

Longtemps taboue pour les soignants, la violence domestique s’impose désormais comme un problème de santé publique. Les répercussions sont sérieuses et dépassent largement les traumatismes physiques qui résultent directement des accès de violence (hématomes, fractures, brûlures, etc.). « Les psychotraumatismes subis sont profonds, et les victimes sont plus exposées aux maladies psychosomatiques (insomnies, stress, lombalgies, maux de ventre, douleurs articulaires), mais aussi aux pathologies chroniques comme le diabète ou certains cancers. Enfin, il y a un risque accru de développer des addictions », détaille Azucena Chavez, psychologue au sein de l’Institut de victimologie(2). « On estime aujourd’hui que les femmes victimes de violence perdent de une à quatre années d’espérance de vie en bonne santé », souligne Frédérique Martz, cofondatrice de l’association Women Safe, qui propose un accompagnement pluridisciplinaire des femmes victimes(3).

Distinguer conflitet violence

Pourtant, trop peu de ces femmes sont prises en charge, notamment parce qu’elles ne disent à personne qu’elles subissent des violences. « La violence psychologique est toujours présente, dès le début et souvent plusieurs années avant le premier coup, explique Ernestine Ronai, responsable de l’Observatoire départemental des violences envers les femmes de Seine-Saint-Denis. L’agresseur dévalorise et humilie sa victime, il ancre en elle l’idée qu’elle n’est bonne à rien. » Et aussi qu’elle ne sera pas crue si elle se confie.

De l’avis de tous les intervenants du secteur, les Idels ont là un rôle important à jouer. « Elles vont au domicile des patients, voient et ressentent des choses du quotidien des couples que les soignants à l’hôpital ou en cabinet ne remarquent pas forcément. Elles sont des sentinelles », résume Isabelle Chaume, chargée de mission au sein de l’association SOS Femmes 13(4).

« On sent effectivement des ambiances, confirme Charline, Idel et rédactrice du blog “C’est l’infirmière”. Mais que l’on ait des soupçons ou que l’on ait été témoin de violences, il est très dur de savoir comment réagir. On est devant un dilemme : difficile de ne rien faire, mais d’un autre côté, que dire ou faire pour ne pas aggraver la situation ? » De fait, même si l’inscription de modules de sensibilisation aux violences faites aux femmes dans les cursus de formation a été rendue obligatoire par la loi de 2014 sur l’égalité réelle entre les femmes et les hommes (art. 51), ces modules ne sont pas encore généralisés dans les Ifsi.

Ainsi, une des premières difficultés dont font part les Idels, lors de formations notamment, c’est d’établir la distinction entre une dispute conjugale et une situation de violence. « Cette différence est fondamentale, souligne Ernestine Ronai. Dans le cadre d’un conflit, deux personnes sont en désaccord, mais elles peuvent exprimer des points de vue différents. Il y a une forme d’égalité. En cas de violence, il y a une personne qui a l’ascendant, c’est l’agresseur, et l’autre qui est dominée, qui ne peut pas avoir un avis différent. » Dans ce rapport inégalitaire, des éléments vont être des prétextes à la violence : un plat mal cuit, des enfants jugés mal habillés ou trop bruyants, etc.

Ce lien toxique de domination est en fait la matrice d’une violence protéiforme : psychologique, mais aussi sociale (la victime se retrouve isolée de ses amis et de sa famille), matérielle (c’est l’agresseur qui a accès à l’argent, voire aux papiers de la victime) ou encore sexuelle. « On sait qu’il y a des moments de la vie des couples qui sont plus propices à une poussée de violence, comme la grossesse, la séparation ou son annonce, mais aussi l’adolescence des enfants », ajoute Isabelle Chaume.

Pas de profil type

Un autre écueil dans la détection des violences est d’écarter certaines personnalités, au motif qu’elles ne « font » pas victimes. « Nous avons tous des présupposés et des représentations mentales, il faut en être conscient, car ils nous empêchent d’avancer, insiste Azucena Chavez. Ainsi, il n’est pas rare que les victimes de violence conjugale soient des femmes assez vindicatives, pas très arrangeantes, etc. On pourrait d’ailleurs presque être tentés de justifier la violence par leur comportement, en se disant par exemple “il faut dire qu’elle est agaçante, quand même…”. Or ces attitudes peuvent être une conséquence de la violence qu’elles subissent, voire une façon de se protéger, de gérer leur culpabilité… »

Plus largement, toutes les catégories sociales sont touchées. « Il y a des femmes élégantes et d’autres plus simples, des énergiques et des calmes, elles exercent toutes sortes de métiers, détaille Isabelle Chaume. De même, les agresseurs ne sont pas tous des alcooliques, même si la consommation d’alcool exacerbe les violences. »

Certains signes peuvent alerter les soignants. En premier lieu, il y a évidemment les marques sur le corps. Les annulations de rendez-vous régulières sont également un signal d’alarme assez fort. « On peut aussi observer les enfants. S’ils ont souvent des problèmes ORL, s’ils souffrent d’énurésie, d’obésité, s’ils sont en situation d’absentéisme, voire de décrochage scolaire, on peut s’interroger… », précise Isabelle Chaume. Pour autant, il arrive qu’aucun de ces signaux ne soit présent.

Instaurer le questionnement systématique

Face à cette diversité des situations, comment faire la part des choses ? La réponse est unanime : il faut systématiquement poser la question. « Au début de la relation de soin, quand on demande les antécédents médicaux, chirurgicaux, familiaux, etc., il faut aussi demander, à chaque fois : “Avez-vous déjà subi des violences »?” », détaille Florence Jakovenko, Idel, membre du conseil d’administration de l’Association nationale française des infirmières et infirmiers diplômés et étudiants (Anfiide) et formatrice(5). « Il ne faut pas forcément suggérer tout de suite des formes de violence », conseille Filiani Fer, infirmière d’accueil de l’association Women Safe. Comme la question est intégrée dans le protocole et posée à tout le monde, elle ne risque pas de vexer les patientes. Si la personne semble mal à l’aise, on peut détailler : « Dans la rue, au travail, dans la sphère privée ? » « Il faut sortir de l’idée que c’est une question trop intime pour être posée. On interroge bien les femmes sur leur contraception », rappelle Azucena Chavez.

Mais poser la question des violences, cela implique de pouvoir faire face à la réponse. Là encore, il faut se défaire d’un certain nombre d’idées reçues. « Il peut arriver qu’une femme victime réponde “non”, même si on a l’intime conviction du contraire. Il faut respecter cette réponse », insiste Florence Jakovenko. Cette femme se souviendra quand même que son infirmière a posé la question, et pourra retourner la voir quand elle sera prête à parler.

Respecter le rythme de la victime

« La violence conjugale fonctionne selon un cycle, explique Florence Jakovenko. La première phase est une phase d’escalade qui passe, par exemple, par des violences psychologiques et verbales. Vient ensuite une phase d’explosion de la violence, puis une phase de rémission, qui se transforme en ce qu’on appelle “la lune de miel”. Avant une nouvelle montée des tensions. » Selon les phases, les victimes ne sont pas toujours disposées à parler de ce qui leur arrive. Pendant la phase d’escalade, elles peuvent minimiser leur ressenti pour tenter de garder le contrôle sur la situation. Pendant la phase de rémission, où le conjoint se montre désolé par ce qu’il a fait et tente de se justifier, elle peut se rendre responsable de la violence. Enfin, pendant la lune de miel, elle peut craindre de casser l’harmonie retrouvée. Autant de moments où une patiente pourra être amenée à nier les violences qui lui sont pourtant faites.

Si les soignants ont l’impression que quelque chose ne va vraiment pas, ils peuvent aussi, par la reformulation, en posant des questions sans évoquer le mot « violence », tenter d’amener leur patiente à se confier. « En demandant comment ça se passe à la maison, ou si elles sont particulièrement stressées en ce moment, etc., elles peuvent se sentir suffisamment en confiance pour dévoiler les faits, petit à petit… », complète Florence Jakovenko. Elle-même a mis ce procédé en place dans son cabinet, et a ainsi détecté des cas qui seraient passés inaperçus autrement.

L’autre option, évidemment, c’est que la personne réponde « oui, j’ai subi, ou je subis des violences ». Là encore, il faut être prêt à assumer cette réponse. Mieux vaut éviter de donner des conseils sous forme d’injonction, comme : « Vous allez porter plainte et quitter votre mari », ou pire encore, de demander : « Mais pourquoi n’avez-vous pas encore porté plainte ? ». « En faisant cela, on adopte auprès de la victime le même comportement que son agresseur, puisqu’on ne la reconnaît pas comme sujet », avertit Florence Jakovenko. « Cela revient à lui dire : “Vous êtes vraiment incapable de vous extraire de cette situation, alors même que des solutions existent” », renchérit Isabelle Chaume.

S’appuyer sur un réseau local

À l’inverse, il faut redonner confiance à la victime. « On peut lui dire qu’elle est courageuse, que la violence n’est pas de sa faute et que son agresseur n’a pas le droit de lui faire ça », suggère Ernestine Ronai. Ensuite, il faut l’orienter vers d’autres acteurs. « Cela implique de s’être constitué un réseau local d’associations et de lieux, en amont », souligne Filiani Fer, de l’association Women Safe. Une liste de contacts, qui peut être fournie par le 3919 (Violences Femmes Info), est un bon début. « Mais toutes les associations locales ne sont pas répertoriées par ce numéro, et il est intéressant d’aller voir les lieux, pour adresser les victimes à des personnes de confiance », insiste l’infirmière. Ce réseau est indispensable, à la fois pour la prise en charge de la victime, mais aussi pour que les soignants ne restent pas isolés face à ces cas compliqués.

« Il faut aussi se garder d’engager des démarches sans bien comprendre la situation, met en garde Axelle Cormier, juriste chez Women Safe. Parfois, des femmes portent plainte ou saisissent le juge, sur le conseil d’intervenants non spécialisés, mais sans respecter certaines procédures. Finalement, cela peut jouer contre elles et faire échouer leurs démarches. » Là aussi, mieux vaut s’adresser à une association pluriprofessionnelle, ou issue des métiers concernés.

En revanche, ce que peut faire l’Idel, c’est remplir une attestation clinique infirmière, où sont consignés les dires des patientes et les observations faites par l’infirmière. Ce document important peut servir ensuite de preuve si la victime décide de porter plainte. Il est disponible sur le site de l’Ordre national des infirmiers, mais aussi sur celui de l’Anfiide. Pour éviter d’hésiter, voire de paniquer au moment de le remplir, il est conseillé de se familiariser avec ce formulaire au préalable.

Enfin, les Idels, comme n’importe quels professionnels, sont soumises à l’obligation de signaler à la police les violences commises contre les mineurs et les majeurs vulnérables, c’est-à-dire les personnes âgées, les personnes en situation de handicap ou atteintes de pathologies sévères et les femmes enceintes. « Cette définition reste floue, une large part est laissée à l’appréciation des soignants », note Florence Jakovenko. En cas de doute, il est possible de proposer une hospitalisation à la victime, qui lui permettra d’être sortie de son milieu violent pendant quelques jours, le temps de prendre conseil auprès d’autres professionnels.

(1) Source : Mission interministériellepour la protectiondes femmes victimes de violence et la lutte contre la traitedes êtres humains (Miprof).

(2) www.institutdevictimologie.fr

(3) www.women-safe.org

(4) sosfemmes.org

(5) www.anfiide.com

VIOLENCES FAITES AUX FEMMES : DANS LE COUPLE, MAIS PAS QUE

94 000 femmes sont victimes de viol ou de tentative de viol chaque année. Dans 91 % des cas, elles connaissent leur agresseur (leur conjoint à 47 %, une autre personne de leur entourage à 44 %). 14,5 % des femmes sont victimes de violences sexuelles au cours de leur vie (et 3,9 % des hommes). Dans le monde, 125 millions de femmes ont subi des mutilations sexuelles. 53 000 d’entre elles vivent en France. 32 % des Françaises affirmaient en 2017 avoir déjà subi du harcèlement sexuel sur leur lieu de travail. 100 % des utilisatrices des transports en commun disent avoir déjà été victimes de harcèlement lors de leurs déplacements.

Sources : Miprof, Institut national d’études démographiques, Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes.

S’INFORMER, SE FORMER

Pour les Idels curieuses d’en savoir plus sur les violences faites aux femmes, la Miprof a mis en ligne des vidéos de sensibilisation. Au travers de films de fiction, très bien réalisés, on comprend mieux les répercussions des violences sur les victimes, voire leurs enfants, mais aussi l’importance du rôle des soignants. Des kits de formation sont également disponibles sur ce site, ainsi que des clips d’experts qui décortiquent les mécanismes de la violence(1).

Des formations existent aussi, dans le cadre du DPC notamment. L’Anfiide(2) organise par exemple une session de deux jours en décembre, à Annecy. Une autre est prévue début 2020 à Toulouse. L’association rappelle que ces actions de formation continue sont obligatoires dans le cadre de la loi de 2014 sur l’égalité réelle entre les femmes et les hommes. En région Paca, l’agence régionale de santé a financé un programme de formation assuré par l’antenne marseillaise de SOS Femmes. Le projet a cours depuis 2017, mais devrait s’arrêter à la finde l’année(3). L’université Paris-8 propose quant à elle un diplôme universitaire « Violences faites aux femmes » ouvert aux professionnels de la santé, de la justice, du secteur socialou encore de l’Éducation nationale(4).

(1) www.stop-violences-femmes.gouv.fr/telecharger-les-outils-de.html

(2) www.anfiide.com (consulter le lien bit.ly/Anfiide_Formation)

(3) www.sosfemmes.org/formations

(4) www.fp.univ-paris8.fr/violences-femmes-formation-universite-paris8-CG93

Témoignage… Charline, Idel, rédactrice du blog « C’est l’infirmière »*

« J’étais désemparée »

« J’ai été confrontée à des casde violences conjugales dans ma pratique à deux reprises, alorsque j’intervenais au domiciledes victimes pour soigner leur conjoint. La première fois, mon patient était un homme diabétique, assez irrespectueux envers sa femme. Un jour, je me suis approchée d’elle dans la cuisine, mais elle ne m’a pas entendue arriver. Sur son visage, je n’ai pas vu de la surprise, mais de l’effroi. Je l’ai invitée à me suivre dehors et je lui ai dit que j’avais compris. Elle m’a alors tout raconté : les insultes, les coups, les viols. Sous son foulard, il y avait des marques de strangulation. Elle m’a demandé de ne rien dire, elle avait trop peur des représailles. Je lui ai donnéle numéro 3919, mais je ne sais pas si elle a appelé. Elle s’est ensuite murée dans le silence.Son mari est mort quelques mois plus tard.

Dans le second cas, je soignais un homme pour une brûlure. L’ambiance était assez pesante dans la maison. Un jour, le soin a été douloureux et le patient a levé son poing en ma direction pour me menacer. J’ai arrêté de le prendre en charge. Son épouse est passée au cabinet pour régler les soins, et elle m’a confiéle cauchemar qu’elle vivait depuis dix ans. Son mari la frappait, devant les enfants. Il terrorisait tout le monde. Pourtant, elle aimait encore l’homme qu’elle avait épousé, elle mettait sa violencesur le compte de l’alcool. Elle avait vraiment peur de mourir. Il s’est suicidé quelque temps après.

Dans les deux cas, je me suis retrouvée désemparée. Le temps du soin me semblait trop court pour démarrer une démarche. J’ai trouvé difficile de soigner des bourreaux, qui plus est sans révéler ce que je savais. »

* http://cestlinfirmiere.blogspot.com

GRENELLE : PREMIERES ANNONCES

Le secrétariat d’État chargé de l’Égalité entre les femmes etles hommes et de la lutte contre les discriminations organisecet automne un Grenelle contre les violences conjugales. Lancéele 3 septembre pour faire écho au numéro d’écoute national 3919, cette démarche court jusqu’au 25 novembre, journée internationale contre les violences faites aux femmes. Des concertations entre différents acteurs (politiques, associatifs, proches de victimes, etc.) sont planifiées autour de trois thématiques : prévenir les violences, protéger les victimes, punir les auteurs.

Les premières annonces ont été faites dès le 6 septembre. La plus emblématique est la dotation du fonds « Catherine », baptisé ainsicar il y a, en France, autant de femmes victimes de violences que de femmes qui se prénomment Catherine. Ce fonds d’un million d’eurosà destination des associations locales se décline dans les régions, où des comités d’attribution organisent la répartition. Plusieurs associations de terrain ont exprimé leur mécontentement faceà cette somme jugée largement insuffisante.