DMP : enfin l’heure du succès ? - L'Infirmière Libérale Magazine n° 354 du 01/01/2019 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Libérale Magazine n° 354 du 01/01/2019

 

POINT(S) DE VUE

INTERVIEW

Laure Martin  

Après un premier lancement il y a quatorze ans, le dossier médical partagé (DMP) a été généralisé le 6 novembre par les pouvoirs publics. Toutes les conditions sont-elles réunies pour un fonctionnement réel et optimum ?

Le DMP, est-ce une vraie bonne idée ?

Frédéric Bizard : Le principe de l’exploitation des données de santé est fondamental car les grands progrès technologiques apportés par l’informatique, l’Internet et l’intelligence artificielle visent à rendre les données accessibles, exploitables et transmissibles avec la plus grande facilité possible. Mais dans ce domaine, nous touchons à une grande fragilité du système de santé français : celle de la numérisation de nos données. En raison de la multitude de sources et des bases de données différentes, peu d’entre elles sont structurées pour la recherche ou interopérables. Il est pourtant indispensable d’avoir des données homogénéisées et utilisables de façon universelle. Sur le plan technologique pour les données de santé, la France est en retard.

Pensez-vous que cela va pouvoir enfin fonctionner ?

F. B. : Pour que le DMP, comme tout autre application, devienne populaire et soit utilisé par les patients comme par les soignants, il faut que les bénéfices soient faciles à observer. Or, le DMP est complexe, lent, peu ergonomique. C’est lié à cet obstacle structurel. De plus, deux éléments qui auraient pu susciter l’intérêt n’ont pas été pris en compte. Tout d’abord, le temps que les soignants vont passer à expliquer le DMP à leurs patients, à en faire la promotion et à le compléter n’a pas été évalué par l’Assurance maladie, et ne va pas être rémunéré [sauf les pharmaciens d’officine, NDLR]. Quand on connaît la vie des professionnels de santé, c’est problématique car si la mise en place du DMP leur prend du temps, il est évident que cela va jouer sur leur adhésion, qui est pourtant l’une des clefs du succès du DMP.

Par ailleurs, il aurait fallu prévoir un vrai budget d’investissement pour faciliter la numérisation des professionnels de santé. Encore 10 à 15 % d’entre eux ne sont pas informatisés. Un plan de financement à la hauteur des enjeux aurait pu participer à rendre le dispositif plus attractif. Je pense que dès l’origine, l’État n’a pas choisi les bons opérateurs pour construire le dispositif. Il aurait fallu un consortium d’industriels informatiques, de conseillers en ingénierie, d’éditeurs de logiciels, dans le cadre d’un cahier des charges et d’un planning définis par l’État. Le budget aurait également pu être construit autour d’une taxe exceptionnelle pour la numérisation du système de santé, prélevée auprès des industriels et assureurs car la numérisation est importante pour eux, pour le suivi des données en vie réelle afin de suivre la performance de leurs outils. Nous avons au grand maximum trois à cinq ans pour réagir. Lorsque les grandes entreprises du numérique, américaines et chinoises, auront organisé leur offre de santé, ce sera trop tard car elles pourront ubériser le système.

Un fichier unique pour tout condenser, peut-on s’y fier ?

F. B. : L’idée est bonne, mais techniquement elle n’est pas possible. L’idée de base était d’impliquer l’usager dans sa santé, de lui donner accès à des informations sur le système de santé. D’ailleurs à l’origine, le dossier médical était personnel, maintenant il est partagé. L’idée est d’en faire un i-cloud pour les professionnels de santé. Peut-être que nous allons parvenir à cette étape. Mais si nous nous limitons à cette fonction, nous passons à côté de l’essentiel : rendre l’usager actif de sa santé, l’informer sur son profil de risque, lui permettre d’avoir accès à des données afin qu’il optimise son parcours de soins et qu’il devienne autonome dans la gestion de son capital santé. Le DMP ne doit être qu’un élément du puzzle. Il faut rendre accessible l’accès à une base de données grand public. La plupart des pays sont parvenus à le faire, mais pas la France qui est la championne de la santé individuelle, mais bien en retard sur la santé publique, populationnelle.

Qu’en est-il de la protection des données personnelles ?

F. B. : Personne ne peut dire qu’il y a un risque zéro. Toutes les données mises sur une plateforme ou un réseau sont hackables. C’est un principe de base. Mais cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas ouvrir l’accès aux données de santé. Les progrès médicaux en soins et santé publique, en épidémiologie, en veille sanitaire par exemple en dépendent. Il ne faut pas avoir peur de l’ouverture des données mais les pouvoirs publics doivent être plus ambitieux dans leur politique de dissuasion vis-à-vis des acteurs qui n’ont pas le droit d’utiliser les données afin qu’effectivement, ils ne tentent pas d’y accéder. Aujourd’hui, cette brique manque. L’Institut national des données de santé n’est pas un verrou suffisamment solide et la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), qui est le gendarme national, n’a pas assez de moyens en santé. Il n’existe aucune dissuasion réelle à respecter les règles. Pourtant, il y a un risque. Si les assureurs privés accèdent aux données, elles peuvent par exemple faire une sélection des risques, mettre en place des primes dissuasives pour les usagers à hauts risques. Il faut mettre en place une instance de régulation réelle, dédiée à la santé, qui fasse en sorte que la législation soit appliquée et les droits des usagers respectés. Tant que nous n’aurons pas établi suffisamment de confiance au sein du grand public, la e-santé ne prendra pas son essor en France.

Les médecins et pharmaciens auront plusieurs dossiers à remplir, à la fois le DMP et leur logiciel métier…

F. B. : Ce double usage montre que le système n’est pas au point. Il ne devrait y avoir qu’un seul fichier. Dire que le DMP ne remplace pas le dossier professionnel est une pirouette des pouvoirs publics qui n’ont pas trouvé le moyen de faire qu’un seul dossier. Pourtant, plus on unifie, plus on sécurise les données.

le contexte

Le 6 novembre, la Caisse nationale d’assurance maladie et le ministère de la Santé ont officialisé la généralisation du dossier médical partagé. Ils comptent sur les professionnels de santé pour atteindre 40 millions de DMP ouverts d’ici quatre ans. Mais lancé il y a quatorze ans, le DMP n’a jusqu’à présent jamais rencontré un franc succès : seuls 500 000 DMP ont été créés sur cette période. La Cnam a ainsi récupéré, au détriment de l’Asip Santé, le déploiement du DMP en 2016. Résultat : après 18 mois d’expérimentation dans neuf départements, 1,8 million de DMP ont été ouverts.