À l’origine du burn-out - L'Infirmière Libérale Magazine n° 337 du 01/06/2017 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Libérale Magazine n° 337 du 01/06/2017

 

ÉTUDE INÉDITE SUR LES IDELS

Sur le terrain

Enquête

Laure Martin*   Masako Masukawa**  

En février, nous vous avons invitées à répondre à un questionnaire initié par Didier Truchot, professeur de psychologie sociale à l’Université de Bourgogne-Franche-Comté, et Mathilde Duboz, étudiante en master psychologie du travail. Présentation des résultats, en exclusivité.

Le questionnaire, adressé aux infirmières libérales, a cherché à établir, entre autres, les situations de tensions, c’est-à-dire les “stresseurs”, que rencontrent les Idels au cours de leur activité professionnelle quotidienne. Pour établir la liste la plus exhaustive possible de ces stresseurs, « nous nous sommes appuyés sur des articles et des documents construits sur des interviews d’infirmières libérales afin d’élaborer une liste d’items la plus représentative de ce que peuvent ressentir les infirmières dans le cadre de leur exercice professionnel », indique le Pr Didier Truchot. Avant d’être soumise au public, cette liste l’a été à une dizaine d’Idels dans l’objectif de s’assurer de la compréhension de ces items et de leur pertinence.

Cinq grands “stresseurs”

La partie relative aux stresseurs ressentis par les infirmières libérales comportait 70 items codés de 0 à 6 en fonction de la fréquence à laquelle elles sont confrontées à ces situations. Cela a permis de déterminer des grandes catégories de stresseurs pouvant conduire à leur burn-out. « Nos analyses montrent que les réponses à ces 70 items se distribuent essentiellement sur cinq grandes catégories de stresseurs », indique le professeur. La première catégorie est la charge de travail, qui renvoie au sentiment d’être débordé par son travail. À titre d’exemple, les items “avoir des amplitudes horaires importantes”, “réaliser divers services qui ne sont pas de votre ressort” et “manquer de temps pour vous reposer” ont respectivement reçu une moyenne de 5,22, 5,18 et 4,84 sur 6.

Le deuxième stresseur identifié, “le travail empêché”, concerne les relations conflictuelles que les Idels peuvent avoir avec les patients qui leur manquent de respect, les relations tendues avec leurs collègues ou encore un environnement de travail contraignant (difficultés de transports). Certaines situations sortent du lot et sont fréquemment rencontrées par les infirmières libérales, notamment “devoir réaliser des soins dans des logements peu adaptés avec un manque de matériel, une absence de lit” (4,57 sur 6), “être confronté à des demandes excessives des patients et/ou des familles des patients” (4,25 sur 6) ou encore “devoir réaliser des soins dans des logements sales, vétustes” (4,12 sur 6).

Le troisième stresseur renvoie aux affects, comme les émotions et sentiments suscités par la prise en charge de patients en difficultés physiques, psychologiques ou morales. Le quatrième stresseur se rapporte aux inquiétudes financières. Enfin, le cinquième stresseur concerne l’empathie, avec parfois la difficulté à trouver la bonne distance face aux patients. « Avec l’ensemble de ces facteurs, j’ai effectué une analyse afin de savoir dans quelle mesure chacun d’entre eux pouvait avoir un impact relatif sur le burn-out, explique le Pr Truchot. Car ce n’est pas parce qu’une situation est perçue comme stressante qu’elle l’est nécessairement. »

Les deux dimensions du burn-out

Pour répondre à cette question, une autre partie de l’enquête (intitulée “votre épuisement au travail”) comprenait une mesure du burn-out, le Maslach burnout inventory, une échelle validée internationalement, qui définit les deux sous-échelles principales du burn-out. « La première et la plus importante concerne l’épuisement émotionnel, souligne le Pr Truchot. Il s’agit du noyau dur du burn-out. Cela renvoie au sentiment de ne plus avoir de ressources pour répondre aux exigences de son travail, à un manque de motivation pour son travail, à un sentiment de fatigue chronique qui n’est pas soulagé par quelques jours de repos, ce qui s’approche d’un état proche de la dépression. » La seconde dimension du burn-out est la dépersonnalisation. Le fait d’être en épuisement et de ne plus avoir les ressources pour répondre aux demandes des patients et de ses collègues entraîne, de la part de l’Idel, la mise en place d’une distance qui va être préjudiciable aux patients. « Cette distance psychologique et comportementale fait que l’infirmière n’a plus d’empathie envers ses patients, ce qui peut, dans certains cas, conduire à de la maltraitance », indique le Pr Truchot.

Ces deux éléments qui constituent le cœur même du syndrome de burn-out, mis en corrélation avec les cinq stresseurs, « nous permettent d’affirmer que dans le cas de cette étude, ce qui joue le plus sur l’épuisement émotionnel des infirmières libérales est la charge de travail, suivie du travail empêché », précise le Pr Truchot. Les finances et l’empathie n’ont en revanche quasiment aucun poids sur l’épuisement émotionnel. D’ailleurs, non seulement les stresseurs émotionnels ne sont pas associés à une élévation des scores de burn-out, mais ils semblent au contraire protéger de l’épuisement émotionnel et de la dépersonnalisation. « Plus les Idels perçoivent qu’elles sont confrontées à ce type de stresseurs et ont conscience d’être fréquemment au contact de la souffrance de leurs patients, moins elles ressentent d’épuisement émotionnel et de personnalisation, car ce ressenti donne du sens à leur travail », explique le professeur.

L’influence du travail sur la vie privée

Une autre partie de l’étude a analysé l’influence négative ou positive du travail sur la vie privée des Idels. Il s’agit ici de s’intéresser à l’interférence, au débordement de la vie professionnelle sur la vie privée qui empêche l’infirmière de se concentrer sur les siens. Par exemple, “vous devez annuler des rendez-vous privés à cause de votre engagement professionnel”, “vous n’avez pas suffisamment d’énergie pour faire des activités de loisirs avec votre famille à cause de votre travail” ou, à l’inverse, “vous arrivez mieux à tenir vos engagements à la maison parce que votre travail vous le demande aussi”.

Ces deux mécanismes ont été analysés au moyen d’une échelle validée à l’international, l’échelle Swing. « L’interférence du travail sur la vie privée a un effet particulièrement fort sur l’épuisement émotionnel des Idels », relève le Pr Truchot. Sans grande surprise, le stresseur qui a le plus d’impact sur ce conflit est la charge de travail. Plus elle est élevée, plus elle interfère de façon négative sur la vie privée. En revanche, les problèmes financiers n’ont aucun impact sur le sentiment que le travail gêne le bon déroulement de la vie privée. De même pour l’empathie et le travail empêché. « Plus les Idels s’aperçoivent qu’elles doivent faire un travail d’empathie et trouver la juste distance avec le patient, plus le travail va avoir un effet positif sur la vie privée », souligne le Pr Truchot.

Recommandations

« Cette enquête nous montre que le niveau de burn-out est très élevé chez les infirmières libérales, comparativement aux autres professions médicales et paramédicales, poursuit le Pr Truchot. Il est équivalent à celui des médecins généralistes. » Il est alors nécessaire selon lui de travailler sur deux types de recommandations. Tout d’abord, sur la question de la charge de travail et sur les rapports entre la vie professionnelle et la vie privée. « Il est difficile de proposer des préconisations très précises car cela relève à la fois de décisions politiques mais aussi de l’organisation personnelle de chaque Idel », remarque-t-il. Néanmoins, l’étude révèle que le burn-out est plus élevé chez celles qui travaillent seules que chez les associées. « Il y a donc un effet net du type d’environnement de travail à prendre en compte dans les préconisations car la différence est énorme en termes d’heures de travail, poursuit le professeur. Celles qui exercent seules travaillent en moyenne 53 heures par semaines et le chiffre tombe à 38 heures pour celles qui sont associées. Et bien entendu cela a un effet sur l’interférence sur la vie privée. La “voie royale” pour diminuer le burn-out peut donc être le cabinet de groupe qui protège de la charge de travail. »

Le “travail empêché” nuit également aux infirmières. « Peut-être doivent-elles avoir une réflexion sur leurs représentations envers certains patients et développer des attentes moindres vis-à-vis de la relation à mettre en place », suggère-t-il. En revanche, il ne faut pas se méprendre : le fait que les Idels ressentent des affects, des sentiments et de la compassion vis-à-vis de leur patient n’est absolument pas à l’origine du burn-out. « Au contraire, cela fait partie de leur relation avec leur patient, c’est ce qui donne du sens à leur travail, indique le Pr Truchot. Elles s’y attendent. De fait, mettre en place des techniques destinées à les alléger serait comme un coup d’épée dans l’eau. »

PORTRAIT-ROBOT IDEL REMPLAÇANTE, 44 ANS, 48 HEURES PAR SEMAINE

Le Pr Truchot a décidé de ne traiter que les questionnaires remplis à 100 % par les Idels, « ce qui nous a contraints à éliminer environ 400 questionnaires pour aboutir à 1 678 réponses, explique-t-il. Pour une enquête menée sur une population, ce nombre de réponses permet de faire des statistiques valides pour tester les lois psychologiques et psychosociales, et notamment faire le lien entre l’épuisement émotionnel et les différents stresseurs de l’exercice des infirmiers. » Les Idels ont majoritairement répondu par voie électronique (trois quarts des réponses) ; 12 % des répondants sont des hommes et 88 % des femmes, dont la moyenne d’âge est de 44 ans ; ils ont en moyenne 11,8 années d’ancienneté ; 57,5 % des répondants sont des Idels associées, 25,9 % sont collaboratrices, 9,6 % travaillent seules et 7 % sont des Idels remplaçantes ; 37,7 % exercent en milieu urbain, 32,4 % en milieu rural et 29,9 % en milieu semi-rural ; les répondants travaillent en moyenne 48 heures par semaine ; enfin, 80,2 % des répondants vivent en couple, 31,5 % n’ont pas d’enfants, 23,6 % ont un enfant, 33 % deux enfants, 9,7 % trois enfants et 2,2 % entre quatre et sept enfants.