Ces meubles qui ont la parole - L'Infirmière Libérale Magazine n° 263 du 01/10/2010 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Libérale Magazine n° 263 du 01/10/2010

 

LANGUEDOC-ROUSSILLON

Initiatives

Alain Fornells, infirmier libéral depuis toujours, est devenu à sa propre surprise un artiste-poète atypique : ébéniste-conteur. Faits de récupération, ses “meubles modestes” sont les supports d’historiettes à découvrir et à entendre dans son atelier de Bassan.

Sur la place de Bassan, pittoresque village héraultais au nord de Béziers, une façade acroche le regard. Elle arbore une splendide enseigne métallique où se lit “Les Meubles modestes”. Au niveau du portail, une autre plaque plus discrète indique “Alain Fornells, infirmier libéral”.

Le corps sec, la mine avenante et le geste nerveux, l’homme quitte son rôle de soignant le temps d’une visite, d’une rencontre. Il invite les curieux à pénétrer dans une aile de sa demeure… Dans son atelier sont en effet exposées des œuvres insolites : un meuble-camionnette aux phares ronds guette les allers et venues ; un peu plus loin, la roue de la fortune engage un tourbillon et le chiffonnier chavire. Bancals, grinçants, garnis d’accessoires ou de portes ouvrant sur d’autres portes, ces meubles portent des noms évocateurs : “La chambre de malade”, “La livreuse de chocolat”, “La camionnette prend peine”… Un inventaire à la Fornells !

Vivre au Pays

Derrière ce paysage qu’il a lui-même bâti à partir de planchettes imprimées et de trouvailles, se cache le parcours d’un homme bien ancré dans le territoire.

Ici, les habitants le connaissent d’abord pour les soins qu’il leur prodigue depuis plus de trente ans. Vivre au pays, tout un programme dont son diplôme d’infirmier décroché en 1975 lui a ouvert les portes. Issu d’une famille modeste, Alain Fornells a sa région dans la peau : « Ma mère y était ouvrière et mon père fabriquait des brouettes de vendange. Et je suppose que le fait d’avoir un frère aîné autiste c’est ce qui m’a motivé pour entamer une carrière, ici, dans le domaine de la santé. »

Alors, quelques années plus tard, après avoir suivi sa formation à Béziers, il emménage avec sa petite famille dans le village de Bassan. Il débute son activité libérale tout en assurant des gardes de nuit dans une clinique voisine : « Quand je me suis installé, ça a démarré lentement. Dans une région rurale comme la nôtre, le nursing, qui représente une bonne part de l’activité, était traditionnellement exercé par la famille puis par des collègues femmes. »

C’est pour sa fille qu’il produit les premières pièces : « Il y a un peu plus de quinze ans, j’ai fabriqué un nichoir. Les planches de cagette que j’ai utilisées portaient des lettrines imprimées et je m’en suis servi pour y inclure une sorte de message. »

L’air de rien, le bricolage trouve sa place dans le planning hebdomadaire de ses tournées infirmières comme un antidote à la routine du quotidien. « Dans mon atelier, je me repose en travaillant comme un fou, ironise le créateur. Longtemps, j’avais laissé mes rêves car il fallait vite gagner sa vie. Puis, moins jeune, j’ai ralenti et j’ai été rattrapé par mes rêves. Mes rêves, je les mets dans les objets que je fais : dès lors, mon pays intérieur m’entoure. »

L’art du bricolage

Alain Fornells compose avec ce qu’il glane dans les recoins oubliés et dans l’antre des décharges avec la complicité de son beau-frère, également frappé du virus de la récupération : une vieille machine à coudre, un embauchoir à chaussure, des casseroles en aluminium et les indispensables caisses en bois… La simplicité des meubles des travailleurs saisonniers aperçus dans les granges lui sert de ligne de conduite : « Faire quelque chose avec ce presque rien », comme il aime à le définir.

L’idée d’économie de matériau et de détournement d’objets s’imposent à lui, « en réaction à la société de consommation », tandis que le vécu dont les accessoires sont empreints le fascine. « C’est ma mère qui a d’abord vu le caractère d’un premier meuble, remarque-t-il. “Ce que tu fais là, c’est modeste.” Et j’ai saisi ce trait pour toujours orienter ma créativité. »

Ses mains commencent à désosser puis assembler les cagettes parées de marques, de slogans et d’autres informations colorées. « C’est parce qu’il fait partie de la vie quotidienne que j’ai pris le meuble comme ouvrage. Le meuble m’interpelle au rythme des gestes, dans son utilité ordinaire. Il m’a permis d’agir sans rompre un rapport au travail, aux contraintes de toujours. »

Protégé par l’image du bricoleur du dimanche, il joue les ébénistes amateurs, légèrement obsessionnel tout de même. « La virtuosité technique ne m’intéresse pas, souligne-t-il. Quand cela devient trop compliqué, je fais appel à quelqu’un d’autre. » Le processus est variable : quelquefois, le matériau se prête au projet ; une autre fois, une idée s’impose et la collecte démarre. La relation au temps, à sa durée, n’a d’ailleurs que peu d’importance. Les objets traversent parfois une période d’oubli, puis repassent entre les mains de leur inventeur qui les découvre à nouveau et les perfectionne.

Trouver les mots

Des fortes têtes que ces meubles. Des personnages récipiendaires d’une parole en gestation qui l’ont poussé à raconter : raconter son histoire, ses souvenirs mais surtout des instantanés de vie façon occitane, une lecture personnelle de la société. « Une bille oubliée dans le fond d’une armoire m’a remis en mémoire les gestes de mon père. Il dissimulait dans les corniches les jouets confisqués. De là est né “Salvador”, du nom de mon père. » Tous les sens sont sollicités et prétextes à s’écarter du monde réel pour se fondre dans les souvenirs : le bruit d’un sablier à billes, une odeur d’huile de moteur, l’étrangeté d’une porte qui s’ouvre à l’envers… « Mes meubles sont des supports de mémoire, estime Alain Fornells. Au début, les voisins venaient voir. Puis, avec le bouche-à-oreille, d’autres sont venus et il a bien fallu leur dire quelque chose. Je ne voulais pas me cantonner au côté technique. Alors j’ai organisé mes idées. J’ai créé une trame qui laisse une ouverture aux digressions. » Lui si timide par nature s’est révélé poète-conteur. Un remède très efficace : il est désormais intarissable.

Un monde de création

Artistes, ils sont venus et l’ont reconnu : Jean-Claude Martinez, photographe biterrois de renom, l’a soutenu ; tout comme le couple Yves Rouquette et Marie Rouanet, gens de lettres.

Le monde des galeries, Alain Fornells s’y est aussi essayé. Mais aujourd’hui, des déménagements, il n’en veut plus : « À chaque exposition, il faut tout charger dans un camion. C’est beaucoup de temps et d’énergie. Je suis artiste quand je le peux. » D’ailleurs, sans remplaçant au cabinet depuis quelques mois, les heures de loisirs se font rares et la production est plus lente. « Le matériau lui-même pourrait bien venir à s’épuiser, constate-t-il. Les cagettes sont maintenant difficiles à trouver. » Un travail sur l’éphémère jusqu’au-boutiste qui rend “Les Meubles modestes” si touchant.

En tous les cas, Alain Fornells se reconnaît mieux dans la douceur de ses murs. Et devient passeur de récits universels dans une tradition orale qui se perd : « Tout au long de mon travail infirmier, j’ai entendu raconter des souvenirs qui ont fusionné avec les miens. En un sens, cela a modifié mon rapport au temps. Je me sens plus vieux, ancien de l’expérience d’autres personnes disparues. Et je fabrique des objets pour la consolation qu’ils m’apportent face à la maladie, à la mort, à la fuite du temps. C’est pour me rappeler des personnes, de mon père, de mes grands-parents maternels que j’ai connus et des ancêtres espagnols que j’imagine. Je pense à eux en continuant ma vie et en faisant ce travail différent. » Pour garder une distance face aux événements qu’il traverse ? Conserver la trace du passé ? La combinaison des deux certainement. Alors, qui se plaindra qu’au cours de sa tournée infirmière, ce travail de création soit un sujet de conversation ?

Histoires de fonds de tiroir

Alain Fornells a créé plus d’une trentaine de meubles à partir de son histoire personnelle, mais également inspirés de personnages locaux (“Raphaël Nocca”, pêcheur sétois), de l’Histoire (“Polikarpov” en référence aux avions soviétiques engagés dans la guerre d’Espagne) ou, comme le dernier, à propos d’une actualité qui l’a marqué (“Koursk”, sous-marin russe disparu avec son équipage). Pour les petits groupes de personnes qui visitent son atelier, Alain Fornells s’empare de sujets banals ou graves, l’humour au coin des lèvres. Manipulant un tiroir, perché sur une commode oscillant sous l’effet d’une houle imaginaire, le mobilier s’anime et sa voix court. Il enchaîne avec sa poésie les petits riens du quotidien.