ÉQUILIBRES : UNE AUTRE VOIE EST-ELLE POSSIBLE ?

Généralement, 10 minutes lui suffisent pour réaliser une prise de sang, mais ce jour-là, Bruno Rouane ne sort que 3/4 d’heure plus tard de chez ce patient de 36 ans en fin de vie. Durant ce laps de temps, il a expliqué au jeune homme comment mieux utiliser les antalgiques pour atténuer les douleurs et a fait un point sur son état général. « Je me suis autorisé cela parce que mon cabinet fait partie du dispositif ÉQUILIBRES », clarifie cet infirmier libéral implanté à Perpignan.

EQUILIBRES ? Littéralement, équipes infirmières libres, responsables et solidaires, est une expérimentation lancée en 2019 par l’association Soignons Humain qui se trouve actuellement en phase de « pré-généralisation ». Son but ? Proposer une prise en charge plus globale des patients à domicile en les accompagnant à travers une approche holistique. « L’idée est de permettre aux infirmiers de redevenir des experts de la santé en leur donnant la possibilité d’utiliser 100 % de leur champ de compétences tel qu’il apparaît dans le code de la santé publique », précise Mathieu Nochelski, co-fondateur de Soignons Humain. Environnement et habitudes de vie, situation familiale et professionnelle, dimension psycho-socio-économique… lorsqu’un patient est pris en charge par un IDE « équilibriste », il est évalué sur tous ces aspects. Ce, afin de lui procurer le « juste soin » tout en visant son autonomie et son indépendance.

LE TEMPS PLUTÔT QUE L’ACTE
Exit la rémunération à l’acte. Le dispositif introduit la possibilité d’être payé au temps passé avec le patient. C’est la clé pour permettre une meilleure reconnaissance du rôle de l’infirmier dans son ensemble, selon Chrystèle Leman, co-fondatrice de l’association. « En tant qu’ancienne infirmière libérale, j’ai toujours tenu à adopter une approche multidimensionnelle. Au-delà des soins, je faisais un peu d’éducation à la santé, de la prévention, de la gestion de cas, etc. mais tout cela, gratuitement, parce que ces missions ne sont pas ou peu reconnues dans la nomenclature », regrette la soignante. Au-delà d’instaurer un nouveau mode de rémunération, le modèle ÉQUILIBRES, inspiré du système de santé à domicile néerlandais Buurtzorg, a aussi vocation à faire évoluer les pratiques en favorisant la coordination inter- et pluriprofessionnelle. L’organisation du travail en équipe est au cœur du dispositif et se traduit par des temps d’échange réguliers au sein des cabinets intégrés. « On a l’obligation de se rencontrer tous les 15 jours. Cela insuffle une vraie dynamique collaborative qui permet d’améliorer la prise en charge des patients et de discuter des problématiques ensemble, avec l’aide d’un facilitateur », détaille Bruno Rouane qui apprécie de ne plus se sentir isolé. Obligatoire, le recours à ce tiers vise à structurer le travail en équipe et garantir un exercice pérenne et efficace. « Il s’agit d’un soutien ponctuel, pour résoudre une difficulté dans un accompagnement ou démêler un cas complexe. L’expérimentation a montré que leur présence est bénéfique », souligne Mathieu Nochelski.

EXERCICE D’ÉQUILIBRISTE ?
Dans le rapport d’évaluation final, le rôle joué par le facilitateur apparaît comme essentiel par les participants. De leur côté, les infirmiers expérimentateurs notent une amélioration significative de leur qualité de vie professionnelle et un sentiment d’appartenance à une communauté professionnelle. De quoi redonner du sens aux plus démotivés !
« Depuis que j’ai rejoint ÉQUILIBRES, j’ai l’impression de mieux faire mon métier. Je ne suis pas qu’un piqueur, je suis aussi un éducateur à la santé, je fais de la coordination avec les autres professionnels de santé. Mais surtout je prends le temps de faire ce que j’ai envie de faire. C’est comme cela que j’ai toujours voulu travailler », applaudit Bruno Rouane.
Cependant, cette organisation n’est pas sans contraintes. Intégrer ÉQUILIBRES suppose que l’ensemble des infirmiers du cabinet adoptent la démarche. Comment gérer si ce n’est pas le cas ? « Il est prévu que ceux qui rejoignent le dispositif puissent revenir au mode de tarification à l’acte sous 1 mois s’ils le souhaitent ; ce qui laisse une certaine souplesse au sein des cabinets », assure Mathieu Nochelski.

PAS DE RÉVOLUTION
Peu convaincu, le Sniil s’inquiète avant tout d’un éventuel retour à la rémunération au temps, « après des années à lutter pour l’abolir. » « Entre les infirmiers de pratique avancée, les infirmiers Asalee (Action de SAnté Libérale En Equipe), les infirmiers ÉQUILIBRES… quelle est la cohérence du système ? En fait, on est tout simplement en train de nous diviser », s’emporte son président, John Pinte.
L’intégration d’ÉQUILIBRES dans le droit commun n’est pas encore d’actualité qu’elle suscite déjà de vives réactions. D’ici juillet 2025, les discussions avec les autorités de santé doivent se poursuivre. L’occasion pour chaque acteur concerné de faire entendre sa voix. En attendant le verdict, l’association Soignons Humain se montre encourageante. « Il ne s’agit pas de dire qu’ÉQUILIBRES va révolutionner le système actuel, conclut Chrystèle Leman. En revanche, nous proposons une alternative viable pour les soignants qui souhaitent travailler autrement et qui sont nombreux à vouloir retrouver du sens à leur métier. »

Eléonore de Vaumas