Implémentation des « serious games » dans l'ingénierie pédagogique de l'UE 4.6 du semestre 4 de la formation initiale en soins infirmiers : le rôle du formateur - Objectif Soins & Management n° 268 du 01/04/2019 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 268 du 01/04/2019

 

Recherche et formation

Dossier

Christine Le Bris-Benahim*   Marie Hélène Vannson**  

Les serious game, « jeux sérieux pour apprendre », mettent en scène des situations professionnelles favorisant l'immersion émotionnelle de l'apprenant. Nous avons posé l'hypothèse qu'une situation de simulation virtuelle d'entretien de bilan éducatif partagé pourrait représenter une aide dans l'apprentissage de l'entretien motivationnel en ETP.

Au cours du semestre 3, les étudiants en soins infirmiers (ESI) apprennent à construire une relation thérapeutique et à conduire une relation d'aide dans le cadre d'un entretien infirmier. L'UE 4.6 « Soins éducatifs et préventifs » du semestre 4 remobilise les connaissances du semestre 3 (UE 4.2 et 4.6) et propose une méthodologie d'entretien qui permet de réaliser un diagnostic éducatif grâce à un entretien de type motivationnel. Il apparaît que la mobilisation des apprentissages du semestre précédent concernant la dimension relationnelle est peu mobilisée lors de l'entretien motivationnel. En effet, les étudiants réalisent alors un recueil de données qui ne prend pas en compte les dimensions du vécu, de la demande, des obstacles inhérents aux peurs engendrées par une pathologie chronique. L'entretien de diagnostic éducatif devient un recueil d'informations.

Nous avons donc posé l'hypothèse qu'une situation de simulation virtuelle d'entretien de diagnostic éducatif, construite par des ESI et donc porteuse de problèmes rencontrés par des étudiants, pourrait représenter une aide dans l'apprentissage de l'entretien motivationnel. La posture des formateurs étant alors l'aide à la construction de liens pour apprendre à mener un entretien semi-directif, selon Carl Rogers (approche centrée sur le sujet), à partir d'un support numérique de type « serious game ».

Plusieurs questions ont alors émergé. Elles concernaient différents aspects méthodologiques et pédagogiques, qui ont pour objet de favoriser l'engagement et l'apprentissage des étudiants : à quel moment utiliser le serious game ? Comment faut-il le présenter aux ESI ? Quelle place et quel rôle donner à l'informaticien ? Quel support technique envisager (personne ressource, matériel, logiciel...) ? D'un point de vue éthique, qu'en est-il de l'anonymat par rapport à une connexion par adresse e-mail personnelle ? Comment se situer dans une évaluation processus (nous sommes situés dans la simulation-apprentissage et non dans une évaluation normative) ? Peut-on jouer en étant « contraint » ?

Cependant, notre questionnement principal a été le suivant : « Est-ce qu'un serious game est apprenant en lui-même ou a-t-il besoin d'être accompagné ? »

Le « serious game », un outil dans les pédagogies interactives

Un serious game est un « jeu sérieux » pour apprendre qui met en scène des situations professionnelles favorisant l'immersion émotionnelle de l'apprenant.

Karen Chabriac, dans un article de 2013 (1), commente un certain nombre de définitions et cite Alvarez, pour qui « la vocation d'un serious game est d'inviter l'utilisateur à interagir avec une application informatique dont l'intention est de combiner à la fois des aspects d'enseignement, d'apprentissage, d'entraînement, de communication ou d'information, avec des ressorts ludiques issus du jeu vidéo (...) ». Plus loin, K. Chabriac nous dit que « finalement ce qui distingue le jeu sérieux du jeu vidéo classique semble être la finalité même du jeu : compréhension, information, apprentissage, éducation, amélioration des compétences d'un côté, plaisir de l'autre ».

Aberkane (2) souligne la dimension pédagogique portée par le jeu : « Le jeu sérieux c'est l'utilisation du plaisir comme moyen au lieu d'une fin. »

Le Cerimes (3) indique quant à lui que le jeu sérieux est un « (...) outil de formation, communication, simulation, [et qu'il est] en quelque sorte une déclinaison utile du jeu vidéo au service des professionnels (...) ».

Ainsi le serious game se situe plus globalement dans les EIAH (environnement informatique conçu dans le but de favoriser l'apprentissage humain), à l'intersection du jeu vidéo et de l'e-formation.

Les EIAH

Un EIAH est un environnement informatique conçu dans le but de favoriser l'apprentissage humain, mobilisant des agents humains et artificiels, utilisé dans des situations d'interactions présentielles ou à distance. Le terme est né dans les années 1990, dans le sillage de l'intelligence artificielle des années 1970. Il s'agit d'une approche complexe, pluridisciplinaire, croisant l'informatique, les neurosciences, les sciences humaines, les sciences des langages, de la communication et la didactique.

N. Balacheff (4) distingue différents types d'EIAH, qui ont pour objectifs de susciter, accompagner et personnaliser l'apprentissage :

• outil de présentation de l'information (hypermédia) ;

• outil de communication (plateforme FOAD) ;

• environnement d'aide à la réalisation d'une activité pédagogique ;

• outil support aux enseignants.

Concernant l'apprentissage et son évaluation, trois critères sont définis (5) :

• utilisabilité : la possibilité de manipuler ;

• utilité : concerne l'efficacité pédagogique ;

• acceptabilité : la décision d'utiliser l'EIAH (est-il compatible avec les valeurs, les cultures, l'organisation dans lequel on veut l'insérer).

L'ingénierie pédagogique de notre expérimentation avec les ESI est adossée à ces critères d'évaluation.

Ingénierie pédagogique et « serious game »

Le serious game sur le bilan éducatif partagé (BEP) a été considéré comme un outil et utilisé dans une démarche de raisonnement déductif (en référence aux enseignements du semestre précédent).

Ce serious game, centré sur l'éducation thérapeutique du patient, coconstruit avec des étudiants en soins infirmiers, a été développé et est distribué par la société Synaken. Un contrat de location a permis l'accessibilité en ligne de l'outil aux étudiants et à l'équipe pédagogique. Un identifiant et un mot de passe ont été attribués à chacun par la société Synaken L'informaticien de l'IFPS a pu garantir l'anonymat aux étudiants, l'accès à un tutoriel de connexion et l'assistance en cas de problèmes liés à l'outil informatique.

Un questionnaire de connaissances pré et post-serious game a permis l'autoévaluation de la progression des apprentissages des étudiants.

Après une période d'utilisation individuelle en ligne, durant laquelle les étudiants ont pu s'entraîner autant de fois qu'ils le souhaitaient, un temps de travail dirigé a permis une analyse collective en groupe de 12 étudiants. Guidés par un ou deux formateurs et en reprenant les différentes étapes du serious game, ils ont pu échanger sur les objectifs du BEP, les conditions de l'entretien BEP, les techniques d'entretien (reformulation, validation, etc.) et la posture du soignant. Un retour sur expérience en termes de satisfaction et problèmes rencontrés lors de l'utilisation, de difficultés en lien avec les connaissances, et de commentaires sur l'outil et la méthodologie pédagogique ont également été abordés. Par la suite, un questionnaire reprenant ces différents éléments a permis d'affiner l'évaluation.

Résultats

La phase de jeu en ligne a duré 15 jours. Un codébriefing en groupe de 12 étudiants avec un formateur a été mené à la suite de cet entraînement. À l'issue de ces deux étapes, un questionnaire, élaboré par les formateurs, a été proposé aux étudiants. Un lien hypertexte fourni par l'informaticien de l'IFPS leur a permis l'accès en ligne à ce questionnaire.

En référence aux critères d'évaluation des EIAH selon Balacheff (5), nous avons obtenu les résultats suivants, qui se réfèrent à la phase de jeu en ligne.

Utilisabilité (possibilité de manipuler)

Pour ce qui est de l'utilisabilité, nous avons évalué la connexion, la navigation à l'intérieur du serious game, et les explications sur l'utilisation fournies en début de jeu :

• la connexion est évaluée à 74 % satisfaisante ; pour 26 %, les problèmes rencontrés sont : problèmes de wi-fi, de plug-in, de temps de chargement, de serveur ;

• sur une échelle de 1 à 10, la navigation est évaluée entre 7 et 10 pour 93 % des ESI ;

• 93 % des ESI ont jugé les explications d'utilisation satisfaisantes ou très satisfaisantes ; pour 7 %, les explications ont été évaluées trop longues mais explicites.

93 % des étudiants évaluent qu'il s'agit d'un outil facile d'utilisation, ludique et plaisant. La notion d'essai-erreur (possibilité de rejouer plusieurs fois) est un avantage.

Utilité (efficacité pédagogique)

• La fidélité à la réalité professionnelle d'un entretien de BEP, sur une échelle de 1 à 10, est évaluée :

– entre 7 et 10, pour 36 % ;

– entre 5 et 6, pour 51 % ;

– entre 3 et 4, pour 12 %.

• Les savoirs savants (50 %) et d'expériences (50 %) ont été mobilisés lors de la réalisation du jeu.

• 97 % des étudiants ont travaillé seuls.

• 90 % des étudiants ont été intéressés par la méthode et 88 % pensent qu'elle est utile pour la formation en général.

• 86 % des étudiants estiment que le serious game peut apporter un plus à la formation en ETP. Pour 83 % d'entre eux cela leur a permis de mobiliser leurs connaissances en ETP et pour 79 % en soins relationnels. Ces connaissances ont pu être réajustées pour 65 % des apprenants.

• Pour 97 % des étudiants, le contenu du serious game est en adéquation avec les enseignements.

• La fiche de synthèse des résultats commentés est considérée comme aidante pour 86 % des étudiants. Elle permet l'autoévaluation et devient un support lors du codébriefing.

L'ensemble des étudiants expriment que le serious game est apprenant dans la mesure où il est associé dans un second temps à un codébriefing entre pairs, animé par un formateur.

Transférabilité : 47 % des étudiants se sentent en mesure de réaliser seuls un BEP en situation réelle.

Acceptabilité (adaptation aux nouvelles technologies pour les étudiants et les formateurs)

L'utilisation de l'outil, les résultats des questionnaires d'évaluation et les échanges nous permettent d'affirmer que les formateurs et les étudiants sont aujourd'hui prêts à s'adapter à de nouvelles technologies.

Conclusion

À l'issue de cette expérience, nous pouvons affirmer que l'utilisation du serious game qui propose une situation de simulation virtuelle d'entretien de bilan éducatif partagé constitue une aide dans l'apprentissage de l'entretien motivationnel en ETP. Cependant, il devient apprenant à la condition sine qua none qu'il soit considéré comme média pour une analyse collective en groupe restreint, conduite par un formateur en posture compréhensive d'aide à la coexplicitation.

Les étudiants et les formateurs ont accueilli avec enthousiasme et curiosité ce nouvel outil. Ils sont prêts à l'intégrer à la formation, en complémentarité d'autres méthodes et outils comme la simulation pleine échelle et l'e-learning.

(1) Karen Chabriac (CRDP de Toulouse), « Les jeux sérieux », Savoirs CDI, septembre 2013 (consulter sur : https://bit.ly/2GJskog).

(2) Cité in Jean-Michel Fourgous, Mission parlementaire : « Apprendre autrement à l'ère numérique », février 2012 (consulter sur : https://bit.ly/2IB0c8D).

(3) Centre de ressources et d'informations sur le multimédia pour l'enseignement supérieur (consulter sur : https://bit.ly/2czM6m8).

(4) Nicolas Balacheff, « EIAH, les mots de la recherche », octobre 2014 (consulter sur : https://bit.ly/2GJkJ90).

(5) Nicolas Balacheff, 1990.