L’autonomie des cadres, une évolution possible ? - Objectif Soins & Management n° 264 du 01/08/2018 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 264 du 01/08/2018

 

Controverse

Anne-Lise Favier  

Le cadre de santé, par sa position au carrefour de plusieurs missions, exerce une fonction centrale dans un service de soins. De plus en plus sollicité, il travaille dans un environnement relativement formaté par une hiérarchie forte qui lui laisse une certaine latitude dans l’exercice de sa fonction. Cette autonomie est-elle réelle, peut-elle évoluer, et si oui, de quelle manière ? Le point avec Thierry Joutard, directeur d’un établissement médico-social et Frédéric Spinhirny, DRH dans un établissement hospitalier.

Objectif Soins et Management : comment définiriez-vous l’autonomie du cadre ?

Thierry Joutard : Tout d’abord, il faut rappeler que le concept est difficile à définir car il évolue beaucoup : l’autonomie d’aujourd’hui n’est en effet pas la même que celle d’il y a dix ans, du fait de l’évolution du monde hospitalier. L’autonomie, ensuite, dépend de l’individu : certaines personnes sont rassurées par un système où celui qui décide est bien identifié ce qui leur laisse finalement peu d’autonomie, tandis que d’autres se sentent oppressées dans une telle configuration car la prise de décision est bridée. Et puis rappelons qu’il existe une injonction paradoxale dans la notion d’autonomie : on répète à l’envi « soyez autonome » et l’on se rend compte que dans les faits, les choses ne sont pas si faciles à se mettre en place ! C’est donc une notion complexe, mouvante, évolutive où chacun projette une réalité très différente selon ses propres aspirations, selon ses désirs mais aussi ses paradoxes !

Comment percevez-vous l’autonomie des cadres de santé dans les établissements de soins ?

T. J. : Elle est dépendante de plusieurs facteurs. En effet, ce n’est pas la même chose que d’être cadre de santé dans un établissement de 6?000 personnes et d’occuper la même fonction dans un environnement de 200 personnes : l’autonomie est plus simple d’accès dans un établissement de petite taille où l’activité de chacun recouvre des domaines plus larges, plus vastes que dans un gros établissement dans lequel l’activité est plus segmentée et la hiérarchie plus marquée. Prenons l’exemple d’un directeur de soins : dans un établissement de petite taille, le directeur des soins connaît tous ses cadres, il les appelle par leurs prénoms, tandis qu’il y a peu de chance qu’une personne occupant la même fonction dans un CHU connaisse l’ensemble des cadres de santé de l’établissement, le périmètre d’action n’étant pas le même. J’ai également observé au cours de ma carrière que la relation entre le cadre et le service support est plus impersonnelle et dans une relation que je qualifierai de « technique » dans un gros établissement – type CHU – que dans un petit établissement : ainsi, les rapports sociaux et donc l’autonomie dépendent, selon moi de la taille de l’établissement où l’organisation et donc les marges de manœuvre diffèrent.

N’y-a-t-il pas également un facteur humain qui entre en ligne de compte.

T. J. : Bien sûr, le facteur humain joue un rôle important dans l’autonomie qu’un cadre peut avoir, notamment si on regarde de près la politique managériale de l’établissement. Si l’on s’attache à observer les strates hiérarchiques, on constate qu’il y en a souvent moins dans le privé et donc le niveau de réactivité, la manière dont se décident les choses se fait plus rapidement. Dans le secteur public, il est parfois compliqué de composer avec les lignes hiérarchiques qui se croisent, se télescopent. Pour résumer, je pense que l’autonomie du cadre dépend de trois facteurs majeurs – la taille de l’établissement, le fait qu’il soit public ou privé et sa politique managériale. Et n’oublions pas non plus que l’autonomie est également propre à chaque individu : certaines personnalités ont besoin d’une proximité et d’un encadrement fort tandis que d’autres préfèrent au contraire une certaine distance plus propice, dans leur cas, à l’aide à la décision. Mon expérience m’a appris qu’il existait des organisations très différentes : des cadres qui ont une forte affinité avec leur service qui se traduit avec une grande proximité, y compris « géographique » au sein de l’établissement et d’autres qui parviennent à exercer avec une certaine autonomie, avec des bureaux distants du service. L’autonomie dépend donc de la rencontre avec une équipe, du profil du cadre et de l’institution.

Comment le cadre peut-il travailler en autonomie ? Jusqu’à quel point, comment fixer des limites sur cette autonomie ?

T. J. : Les cadres de santé ont la possibilité de traiter certaines taches en dehors des murs de l’hôpital : traiter les mails reçus, y répondre, lire des rapports, préparer des comptes-rendus de réunion : ce sont des activités que l’on peut qualifier d’invisibles, mais que le cadre accomplit pendant ses « heures de déconnection », c’est un piège ! La frontière entre la vie professionnelle et la vie personnelle est de plus en plus ténue et les problématiques liées au burn-out en attestent. Les nouveaux outils, les nouveaux usages de la communication amènent à être toujours connecté, ce qui peut être à double tranchant : on a cette impression d’être plus autonome, de gérer son temps comme bon nous semble, mais finalement des règles s’imposent pour ne pas déborder du cadre du travail : dès lors on réduit l’autonomie du cadre en lui imposant de ne pas travailler chez lui ou alors dans des plages horaires imposées. Mais fixer des règles n’est pas chose facile : tout le monde a un rythme de travail et de vie différent. Si l’on met en place un interdit informatique avec impossibilité de consulter ses mails à certains moments de la journée, cela perturbe la manière de travailler des uns et des autres : certains se lèvent tôt et préfèrent traiter des mails au matin avant d’arriver au travail, d’autres sont du soir et se couchent tard et l’autonomie doit alors prendre en compte cette spécificité… C’est un sujet sensible et délicat.

Vous touchez du doigt une notion peu familière avec le monde de l’hôpital, celle du télétravail.

T. J. : En effet, culturellement, le télétravail n’est pas un mode de fonctionnement de l’hôpital. En théorie. On sait bien qu’en pratique, les choses sont parfois différentes. Néanmoins, on constate encore une certaine défiance par rapport à certaines tâches qui peuvent être faites en dehors de l’hôpital : un cadre en Ifsi a-t-il besoin d’être dans les murs de l’établissement pour préparer des cours ou corriger des copies ? N’y-a-t-il pas dans ce cas une certaine manière de vérifier si le temps alloué est productif et donc en quelque sorte d’opérer un certain contrôle et donc de réduire l’autonomie. A contrario, soyons réalistes, un cadre au bloc opératoire a peu de chance de pouvoir exercer en télétravail alors que celui qui va occuper des fonctions plus transversales, comme dans le domaine de la qualité, peut tirer profit du télétravail. À l’hôpital, il existe encore une culture très forte du présentéisme. C’est évidemment lié à la particularité du travail mené : on est au plus proche de l’humain, de l’usager de santé, il semble en effet difficile, et peut-être pas souhaitable de se soustraire à une relation de proximité.

Comment définiriez-vous l’autonomie des cadres à l’hôpital ?

Frédéric Spinhirny : L’autonomie des cadres est une notion complexe : l’autonomie, c’est se donner, à soi-même, sa propre norme, son propre cadre pour évoluer. Mais cela reste assez théorique, car dans la réalité, c’est de plus en plus difficile : alors que l’on parle de liberté, les cadres ressentent de plus en plus de contraintes. L’autonomie ne se décrète pas, c’est une notion de développement personnel, à la mode mais il ne faut pas que cela reste un vain mot, un discours uniquement politique. Il y a comme une injonction paradoxale avec cette notion d’autonomie : on en parle de plus en plus mais concrètement, sur le terrain, les cadres ne ressentent pas les choses en ces termes.

Comment, dès lors, peut se faire l’accompagnement du cadre vers plus d’autonomie ?

F. S. : Il faut que cela soit une vraie volonté de la direction de l’établissement et notamment de la direction des soins. Parce qu’il y a l’autonomie formelle, que l’on souhaite, et l’autonomie réelle que l’on observe. Entre les deux notions, il faut un juste milieu avec un engagement de la direction sur certaines pratiques : moins contrôler les cadres, moins de demande de reporting, etc. On sent qu’il existe des tensions quotidiennes, et à ce titre, la direction a une responsabilité à porter. Ce qu’il faut, c’est redonner du temps et réfléchir au fonctionnement du service sans forcément en demander l’autorisation à la direction : c’est une manière de retrouver un certain axe de confiance entre l’encadrement, la direction et les soignants. C’est aussi une question de culture à l’hôpital, notamment avec la question de la hiérarchie, entre le corps médical, le corps soignant et l’administration. Pour faire évoluer et accompagner, il faut nécessairement trouver des porteurs à ce changement, qui ne soient pas motivés par l’ambition personnelle, qui ne cherchent pas à se fixer un quelconque gain ou une certaine efficience. Les cadres sont déjà suffisamment contraints par les chiffres, les indicateurs, les objectifs… Le management d’aujourd’hui, même s’il parle d’autonomie, enserre les cadres dans plus de souffrance, il faut une prise de conscience. Concrètement, il faut que les directeurs et les cadres supérieurs se dégagent du temps pour discuter du management avec les cadres de proximité : globalement, le temps est trop utilisé à contrôler l’organisation et pourrait, s’il était libéré, servir à être plus proche et rendre la parole de manière informelle, sans crainte de la hiérarchie. Il existe, c’est vrai, une culture de l’intimidation où l’infirmière ne se sent pas, par exemple, autorisée à dire au chirurgien qu’il s’est trompé, et, pour les cadres, tant que le poids de la direction sera présent, les choses ne changeront pas. L’autonomie, c’est aussi redonner le pouvoir à ceux qui savent résoudre les dysfonctionnements, à ceux qui sont sur le terrain.

La route vers l’autonomie vient donc d’une nécessaire impulsion de la direction, est-elle suffisante ?

F. S. : Il faut prendre du temps et redonner la confiance, sans donner trop de poids à la hiérarchie. Être plusieurs à créer un appel d’air et y croire sans rechercher d’objectif précis autre que celui de disposer de bonnes conditions de travail, doit être un leitmotiv. Dans tous les cas, il faut que l’exécutif de l’hôpital lâche, en quelque sorte, une partie de son pouvoir.

Est-ce que l’autonomie, à l’hôpital peut aussi venir d’un élargissement vers plus de télétravail ?

F. S. : Sur ce point, je pense qu’il faut retrouver un juste équilibre, poser les bonnes limites entre rendre des comptes à la direction et prendre en charge les patients, cela signifie aussi être présent au bon moment, mais pas forcément tout le temps… Concernant cette notion de télétravail, il ne faut pas la confondre nécessairement avec l’autonomie. Le présentéisme est une idéologie bien ancrée; pour les soignants, la question ne se pose pas, ils sont au chevet du patient, elle se pose pour l’encadrement pour concilier les contraintes modernes, notamment dans les grandes villes, où, par exemple, le temps de transport est du temps perdu. On peut aussi penser à certaines situations individuelles (maladie chronique, handicap) où le télétravail est un moyen de favoriser les conditions de travail. Ou bien pour accomplir certaines tâches d’organisation, d’étude ou d’analyse qui peuvent être effectuées hors du service. Reste qu’à l’hôpital, le besoin de proximité est grand, notamment en situation de tension où soignants et patients souhaitent la présence d’un cadre responsable et disponible. L’équilibre est délicat à trouver…

Plus largement l’hôpital peut-il fonctionner comme une entreprise libérée ?

F. S. : Je ne suis pas déterminé sur la réponse à apporter sur cette question. Ce qui présente un intérêt certain, c’est de redonner du pouvoir à ceux qui font, ceux qui sont sur le terrain. L’idée de l’hôpital libéré arrive dans un contexte où le discours s’inscrit dans l’efficience, la rentabilité, etc… pour l’hôpital, il existe toujours un frein culturel à surmonter. Dans une petite entreprise, les salariés se connaissent bien, mais à l’hôpital, gouverné par la complexité et la multiplication des risques, il faut être prudent sur cette notion. Simplement parce qu’il ne faudrait pas penser qu’il est possible de se passer de hiérarchie ; il faut néanmoins inverser la pyramide et permettre à ceux qui sont au plus proche des patients de disposer de certains clés. Mais cela présuppose aussi, si l’on donne plus de responsabilités à ces agents, de les rétribuer aussi plus justement, or, l’hôpital reste bloqué sur un modèle classique de rémunération. Notre situation aujourd’hui est assez ambivalente : on théorise beaucoup de choses en management, on fait plein de modèles mathématiques, mais où sont les facteurs humains dans tout ça ? C’est complexe, mais il faut avancer avec prudence sur cette thématique de management libéré : aujourd’hui, tous les individus ont accès à l’information sur le monde du travail, la technologie nous pousse à réagir, le monde actuel va vers un besoin croissant en autonomie, le management à l’ancienne a évolué, on ne peut pas tout accepter, mais il faut évoluer en termes managériaux. L’hôpital évolue bien au niveau technologique, pourquoi pas sur le plan du management ?

Faudra-t-il engager des réformes pour y parvenir ?

F. S. : Je ne pense pas que cela soit souhaitable…

Simplement parce que plus on rend l’innovation managériale institutionnelle, plus on va la bureaucratiser et donc, plus on la rend stérile. Il faut au contraire que ce bouleversement managérial arrive de manière tout à fait informelle, porté par des directeurs et des cadres innovants, tout en se détachant du caractère ou de l’éthique d’une seule personne, il faut en faire une notion collective. Cela n’est pas une question de réforme, mais à mon sens de changement progressif de culture.

Thierry Joutard

Infirmier de formation, Thierry Joutard est aujourd’hui directeur d’un établissement médico-social qui accompagne et héberge des adultes en situation de handicap psychique ou intellectuel – l’Etape – à Nantes. Après une expérience de plusieurs années dans différentes structures publiques et privées, tout d’abord en tant qu’infirmier en psychiatrie, puis cadre de santé à l’hôpital public, il a également occupé la fonction de cadre formateur en IFSI avant de revenir à l’hôpital où il a mené une thèse en sociologie. Son expérience multiple dans des établissements de taille variable, alternativement en public et privé, l’a amené à une réflexion sur l’autonomie des cadres de santé dans le monde hospitalier.

Frédéric Spinhirny

Directeur des ressources humaines à l’hôpital Necker-Enfants Malades (AP-HP). Ancien élève de l’Ecole des Hautes Etudes en Santé Publique et diplômé de l’Institut d’Etudes politiques de Paris, il a mené une réflexion sur la thématique de l’hôpital libéré et vient de publier un essai sur les nouvelles conditions de travail de l’hôpital.

Hôpital et modernité. Comprendre les nouvelles conditions de travail

L’hôpital est le miroir de l’évolution sociale et des métamorphoses contemporaines du travail. À ce titre, il porte les symptômes d’un certain malaise comme en témoignent le harcèlement, l’épuisement ou l’absentéisme qui frappent le monde hospitalier. Si mettre des mots sur ces maux reste une entreprise délicate, cet essai, étayé par des textes de sciences humaines et des références managériales apporte un début de piste pour se reconnecter et dépasser le malaise.