Réformes hospitalières et management du changement - Objectif Soins & Management n° 263 du 01/06/2018 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 263 du 01/06/2018

 

Écrits professionnels

Emmanuel Denuault  

À l’ère des groupements hospitaliers de territoire (GHT), les établissements de santé voient leur organisation générale bouleversée et leurs modes de fonctionnement repensés. Ces changements entraînent alors des répercussions dans les services de soins et dans la prise en charge des patients au quotidien. Les cadres de santé sont en première ligne dans l’accompagnement de ces changements, afin de faire évoluer les pratiques dans leurs services respectifs et amener les professionnels à repenser le soin autrement, dans un contexte économique restreint. Focus sur un management du changement multidimensionnel.

Les réformes concernant la santé n’ont cessé de se succéder au cours de ces dernières années. La loi hôpital-patient-santé-territoire (HPST) de 2009 a fait naître les communautés hospitalières de territoire (CHT), puis la loi de santé de 2016 a développé les groupements hospitaliers de territoire (GHT). Ces décisions politiques influent de façon majeure sur les établissements, leurs organisations, les soignants et les patients, dans la manière d’accompagner le parcours de soins, notamment dans le domaine logistique. La loi de modernisation du système de santé de janvier 2016 a également impacté les organisations de soins dans ces établissements. Afin de mettre en œuvre ces décisions et accompagner l’impact de ces modifications dans les services de soins, les cadres de santé sont évidemment sollicités et mis à contribution. Dans ce contexte, ils font appel au management du changement dans la mise en œuvre des nouvelles directives au niveau opérationnel.

UN IMPACT MAITRISÉ

Les cadres de santé interrogés sont unanimes : ces changements amènent des complications dans les services, tant au niveau organisationnel, relationnel, que de la prise en charge des patients. Les soignants ont besoin d’explications, afin qu’ils puissent faire des liens avec leur activité auprès du patient.

« Souvent quand il y a frein au changement c’est parce qu’on ne le comprend pas. »

« Tout changement fait peur en général et nécessite d’être accompagné »

La compréhension de ces changements amène les professionnels à considérer l’aspect positif, à savoir la recherche de qualité des soins et de la prise en charge. Dans cette perspective, les cadres consultés ont une compréhension principalement économique de la situation, arguant un contexte de moins en moins favorable en termes de finances, un coût qui doit être de plus en plus maîtrisé. Cela justifie alors, selon eux, les efforts à fournir concernant les finances du pôle auquel ils appartiennent. Un cadre interrogé parle, par exemple, du coût des transports pour les patients. Il sera à la recherche du moyen de transport le moins coûteux et le plus adapté pour la situation, entre taxi, ambulance, voiture de l’institution. Les cadres de santé s’appuient sur leur hiérarchie afin de mener à bien les projets qui leur incombent. Ils trouvent auprès d’elle un soutien, une ressource ou un appui. Les différents changements sont même impulsés par les cadres supérieurs ou de pôle, en lien avec l’orientation stratégique de l’établissement, le projet de pôle, le projet médical partagé et le projet de soins partagé. À travers leurs propos, ces cadres se montrent conscients des enjeux dans la mise en place de ces nouvelles organisations. Ils voient dans leur fonction un rôle de traducteur des nouvelles organisations au niveau opérationnel auprès des équipes, via le management du changement.

« On essaie de voir auprès des équipes ce qui est sujet à interrogation, parce que tout changement entraîne souvent des angoisses d’abandon par rapport à ce qui était fait avant. Il y a une notion de deuil du passé. »

UN MANAGEMENT SPÉCIFIQUE

Dans ce contexte mouvant, les cadres de santé sont amenés à manager les équipes de soins afin de tendre vers les orientations impulsées par les politiques. Ils disent alors mettre en place des outils spécifiques. Selon eux, l’outil principal est la communication comme vecteur d’informations. Une communication adaptée envers le personnel, ainsi que les patients, permet de véhiculer au mieux les informations et rectifier celles qui sont erronées. L’accent est mis sur le facteur humain, la relation de confiance, l’accueil des doutes, de la colère et de l’incompréhension. « On a quand même à faire à l’humain et l’humain il a une histoire, une fragilité »

« C’est important de les accompagner au mieux en fonction du contexte et de leurs émotions. »

Dans cette perspective, les cadres de santé sont les interlocuteurs privilégiés des équipes et des patients. Ils évoquent un travail de préparation et d’anticipation fait en amont du changement (étude de la mise en place, groupe de travail), ainsi qu’une étude des éventuelles répercussions au niveau opérationnel. Tous évoquent le facteur temps comme un élément important. Ils considèrent essentiel de laisser le temps aux équipes d’assimiler les informations et les orientations. De plus, la récurrence des changements dans le système de santé nécessite une adaptation de tous, ce qui peut entraîner une souffrance liée à l’inconfort de la nouveauté. Les cadres évoquent alors, pour illustrer leurs propos, la courbe du changement d’Élisabeth Kübler-Ross. Cette psychiatre suisse a élaboré une courbe du changement liée à la théorie du deuil pour expliquer les différents états des personnes dans ces situations. Ainsi, cette courbe est construite en deux phases : une phase descendante qui s’accompagne d’une attitude négative et contre-productive, orientée vers le passé, et une phase ascendante s’accompagnant d’une attitude positive et productive, orientée vers le futur. Cette théorie prend en compte la notion de temps afin de parvenir à l’acceptation du changement. Dans ce contexte, le rôle essentiel du cadre est de respecter ce temps d’acceptation, en fonction des individus, afin de pouvoir travailler en équipe sur les nouvelles perspectives de soins.

UNE STRATÉGIE AU SERVICE DE L’INFORMATION

Face à ces nouveautés, les cadres de santé sont sans cesse dans une démarche de quête de l’information. Dans cette perspective, ils mettent en place des stratégies afin d’obtenir les informations le plus tôt possible, et pouvoir ainsi réfléchir à la mise en place des évolutions au sein des services. Ils s’investissent alors dans des groupes ou collectifs externes à leur propre service. Par exemple, ces cadres disent intégrer des groupes formels de travail, ou des réunions instituées. Des informations sont transmises via leurs pairs, ce qui constitue un réel atout par la suite dans la mise en œuvre. Les cadres évoquent l’importance de se tenir informés aux niveaux institutionnel et politique, d’actualiser leurs connaissances, dans l’objectif d’anticiper au mieux les changements et accompagner les équipes et les patients de façon optimale.

« Pour moi l’important c’est de se tenir informé, réactualiser ses connaissances en matière de loi et des impacts des lois sur les soins »

Ces stratégies permettent alors de dégager des marges de manœuvre dans la mise en place des nouvelles recommandations.

UNE ÉTHIQUE NORMATIVE OU RÉFLEXIVE

Ewan Oiry (professeur à l’École des sciences de la gestion) définit la différence entre éthique normative et éthique réflexive. Selon lui « l’éthique normative s’efforce de distinguer le bien du mal, les actions qui sont éthiques et celles qui ne le sont pas. Elle prend parfois des formes proches de la religion et met en avant des vertus supposées universelles. L’éthique réflexive considère quant à elle que le bien universel n’existe pas. Elle privilégie la recherche du “juste” plutôt que la recherche du “bien”. Chaque individu doit s’efforcer de mener les actions qui, en fonction du contexte, lui semblent les plus justes »(1). Dans notre contexte, il semble intéressant de parler de management directif (éthique normative) et participatif (éthique réflexive). Dans cette perspective, les cadres de santé utilisent les deux dans leur façon de manager. Ils disent alors que le type de décision à prendre est primordial. Ils prennent certaines seuls, alors que d’autres sont prises après concertation avec les pairs ou l’équipe.

« Attention, les choses ça se prépare pas seul ni à deux, ça se prépare en collectif sinon c’est l’épuisement. »

Selon eux, les changements doivent s’expliquer. L’intégration des équipes dans les prises de décision du cadre de santé afin d’appliquer les recommandations est essentielle. L’implication de l’équipe est recherchée, ainsi que l’équité.

« Moi mon management il est presque collaboratif. Mon travail c’est de faire du lien, du liant pour mon équipe »

« Un groupe de travail a été mis en place. Ça permet vraiment une réflexion des pratiques, la réflexion est plus grande et ça permet une plus grande richesse »

« J’ai travaille de manière un peu plus accrue avec les équipes sur “remettre du sens” et je suis partie d’eux. Je suis pas arrivée avec mon projet écrit en disant : c’est comme ça »

Les moyens développés par ces cadres sont la mise en place de groupes de travail et de réflexion sur les pratiques, en lien avec les bénéfices recherchés. Ainsi, les soignants participent à la mise en place des nouvelles modalités de travail et de prise en charge au niveau opérationnel, ce qui permet une meilleure adhésion.

« J’ai travaillé avec eux de manière très authentique. »

« J’ai fixé des objectifs vraiement à court terme pour avoir des éléments de satisfaction. »

La quête de sens est indispensable dans ce contexte, les équipes doivent s’approprier le projet, y trouver un intérêt, et le cadre est présent pour les accompagner dans cette démarche.

UN CONFLIT INTERNE À DOMPTER

Dans cet environnement sans cesse variable, nous nous sommes questionnés sur le ressenti des cadres, leur avis concernant toutes ces modifications et changements répétés. L’élément principal qui ressort des entretiens est le rapport à l’institution. Les cadres de santé consultés évoquent un rapport privilégié, le fait de représenter l’institution devant les équipes, les patients, les familles. C’est donc naturellement qu’ils relaient les directives et orientations décidées dans la sphère stratégique. Cependant, la notion de valeur entre en compte.

« Pour mener un changement, il faut être au clair aussi avec ses valeurs ». En effet, ceux-ci parlent de l’importance de conserver leurs valeurs, ce pour quoi ils travaillent. Il leur apparaît alors très compliqué d’accompagner un projet qui va à l’encontre de leurs valeurs professionnelles (délocalisation de service, diminution du nombre de postes soignants, par exemple). Selon eux, il est primordial d’adhérer au projet afin de l’accompagner au mieux dans sa mise en place. Certains managers n’hésitent pas à avoir recours à des ressources externes comme la création d’une revue intra-institution à destination de tous les professionnels de santé, ou encore les échanges avec les pairs cadres concernant leurs difficultés de gestion afin de gérer leur conflictualité née d’un désaccord avec un projet mis en place. Ces ressources leur permettent de faire face à leur devoir d’accompagnement des équipes et les aident dans la gestion du conflit interne que le changement génère. Pour d’autres, cette conflictualité se partage avec les équipes qu’ils encadrent. Ils prônent la transparence et l’importance d’exprimer leurs difficultés, afin de pouvoir y remédier au mieux. Dans cette situation, chaque cadre a son propre ressenti et sa façon unique de gérer ses difficultés. D’autres, enfin, parlent d’incarnation du projet, c’est-à-dire le fait pour le cadre de santé de s’approprier (ou non) le projet, en fonction de son avis sur la question. À ce sujet, les cadres interrogés pensent tous qu’un projet non incarné a peu de chance d’aboutir dans de bonnes conditions. En effet, si ce projet n’est pas porté par un manager convaincu, les équipes ne le seront probablement pas non plus, et le projet risque alors d’être « imposé », sans investissement des professionnels.

UN ESPACE À S’ATTRIBUER

C’est un fait : les cadres de santé ne sont pas décisionnaires des choix et orientations politiques et stratégiques au sein des établissements de santé.

« Un changement qu’on a pas décidé, en général on essaie de le repenser. »

Cependant, dans cette enquête, les cadres parlent bien de marges de manœuvre au niveau opérationnel pour la mise en œuvre de ces décisions.

« Quel que soit le changement, il faut l’expliquer. »

L’organisation de ces changements et injonctions émane du cadre de santé dans les services de soins auprès des équipes et des patients.

« Le cadre a un rôle à jouer là-dessus, c’est lui qui est au plus près de ses équipes, qui les observe, qui les connait, qui est à l’écoute »

« L’idée c’est de donner du sens à ces changements »

Ainsi, ces cadres gardent une certaine autonomie et peuvent envisager des objectifs à court, moyen et long terme afin de satisfaire aux exigences politiques et stratégiques. Ces cibles, formulées auprès et avec les équipes, permettent un investissement important des soignants pour ces mises en place et un accompagnement de qualité au changement. De plus, un des objectifs clés que le cadre doit mettre en avant est l’impact positif de toutes ces modifications pour le quotidien.

« Il a fallu décortiquer la demande, analyser, étudier, essayer de m’approprier, il a fallu que je transmette le fait que j’étais convaincue pour être convaincante »

« Pour mettre en place une nouvelle organisation, il faut avoir un vif intérêt au niveau des équipes, des enjeux que ça peut leur apporter dans leur quotidien et une amélioration de la qualité de vie au travail »

En effet, la finalité reste, malgré l’adaptation permanente que chacun s’efforce de mettre en œuvre, la recherche de la satisfaction des usagers.

CONCLUSION

Les changements dus aux diverses réorganisations du système de santé sont omniprésents dans les services de soin et le quotidien des soignants. La récurrence de ces modifications entraîne une souffrance des équipes et des questionnements multiples des usagers. Dans cette réalité, le cadre de santé anticipe au niveau opérationnel les conséquences de ces réorganisations. Un des moyens de s’investir est de participer à des groupes de travail et de ce fait développer un réseau professionnel, des compétences spécifiques et une véritable professionnalisation dans ce domaine. Les différences de réalité de chaque acteur du système entraînent des incompréhensions et des difficultés de communication. En gardant ces données à l’esprit, le cadre de santé peut agir et interagir afin de créer du lien et une adhésion certaine de ces acteurs. L’identification des conflits ainsi que l’appréhension des points de vue de chacun lui permettent de trouver des compromis acceptables pour tous, en lien avec les valeurs soignantes. Ce sont ces valeurs communes qui permettent de lier les acteurs afin de contribuer à la qualité et la sécurité des soins prodigués. Enfin, il est important de rechercher la participation active des usagers dans ce système, puisque c’est pour eux que les soignants œuvrent jour après jour.

NOTES

(1) Ewan Oiry, Isabelle Duguey, Jérôme Foucaud, « Éthique normative et éthique réflexive : quel rôle dans le

Quelques précisions…

Cet article a été élaboré à partir du mémoire intitulé “La gestion des changements opérationnels, un enjeu de management et d’incarnation des décisions”, rédigé par l’auteur lors de sa formation de cadre de santé à l’IFCS Sainte-Anne à Paris en 2017.

L’enquête a été menée du 23 février au 13 mars 2017, afin de répondre à la question de recherche suivante : « En quoi les décisions politiques de réorganisation de la gouvernance des établissements publics de santé et déclinées au niveau stratégique impactent-elles le management organisationnel par les cadres de santé au niveau opérationnel dans les établissements spécialisés en psychiatrie ? »

Pour y parvenir, nous nous sommes entretenus avec six cadres de santé diplômés, exerçant dans des établissements publics de santé de secteur psychiatrique et ayant une expérience récente de changement en lien avec les évolutions du système de santé, en particulier dans le cadre de la mise en place des groupements hospitaliers de territoire. Les entretiens semi-directifs ont duré de 25 à 50 minutes. Ils ont été intégralement enregistrés et retranscrits afin d’en faciliter le recueil et d’en garantir l’analyse.

Certains des propos recueillis sont inclus dans le texte pour illustrer ce travail.