Quantified self : jusqu’où s’automesurera-t-on ? | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 263 du 01/06/2018

 

PROMOTION DE LA SANTÉ

Dossier

Sandrine Lana  

Le quantified self a connu un essor fulgurant au début des années 2010 avec l’arrivée massive des applications mobiles. Balance connectée, contrôle de glycémie, quantifieur de sommeil… le tout stocké sur le sacro-saint smartphone dans notre poche. Remplaceront-ils les soignants ? Comment les données générées seront-elles utilisées sur le marché du Big Data de la santé ?

Marin Garrigues est un grand sportif installé à Marseille où il s’entraîne régulièrement. Ce champion du 110 mètres haies est adepte du quantified self, ou « automesure de soi » en français. Il est « un nouvel art de vivre qui vise au “mieux-être” en mesurant différentes activités liées au mode de vie »(1). Parmi l’offre pléthorique d’applications destinées à l’estimation des performances physiques, il n’en utilise plus qu’une seule : « Beddit », qui lui permet de quantifier son sommeil ainsi que sa qualité, propice à une bonne condition physique. Il s’endort tous les soirs depuis 2 ans sur ce dispositif, constitué d’une bandelette placée sous son matelas et d’un appareil de mesure, qui enregistre ses « performances » nocturnes. « J’avais l’impression de beaucoup dormir mais ce n’était pas le cas. En ?suivant mes données, je me suis rendu compte que l’on a une vision subjective de son sommeil avant d’en prendre la mesure. » L’application lui fournit les données sur 7, 30 ou 90 jours. « Je n’en suis pas encore à corréler le temps de sommeil et d’autres facteurs mais cela serait possible. »

L’OBJECTIF : LA CORRÉLATION DES DONNÉES

La corrélation des données est l’objectif de ces consommateurs de données personnelles relevées à la maison, sans spécialiste ni dispositif médical. Cela est confirmé par le laboratoire de la CNIL, le régulateur français des données personnelles, qui, en 2014, avait pris le pouls de cette pratique alors en plein essor. « Les gens sont intéressés par la corrélation de leurs données, ils en tirent de la valeur pour eux-mêmes », explique Olivier Desbiey, chargé des études au pôle innovation, études et prospectives de la CNIL. « L’hyperfocalisation sur les événements physiologiques, cardiaques, digestifs… de la vie, ce dédoublement et cette intensification de la mémoire du corps permettront peut-être à l’individu de mieux préserver ses intérêts individuels, y compris en contestant les diagnostics médicaux, mais en aucun cas ce repli de l’individu sur lui-même ne permet la délibération collective sur les normes », commente Antoinette Rouvroy, chercheur en philosophie du droit, membre du Comité de la prospective de la CNIL.

Pour l’athlète Marin Garrigues, le quantified self corrobore cette « hyperfocalisation » mais donne aussi accès à une vision fragmentée de sa vie et de l’état de son corps. Il faudrait aller plus loin, selon lui. Il aspire à rendre le quantified self encore plus personnalisable. « Je tente de monter une expérimentation avec un centre de rééducation en utilisant des capteurs de glycémie, de triglycérides, du sommeil et une balance connectée en même temps. J’aimerais arriver à un système proposant un feed-back en temps réel des résultats à l’utilisateur. Cela pourrait permettre d’adapter son comportement instantanément en fonction des résultats. » En sus, ces données enregistrées par les capteurs pourront être croisées avec les préconisations du médecin. Ce système pourrait être efficace dans le cas de régimes et de traitements de maladies chroniques comme l’excès de cholestérol ou le diabète. « On préconise aux personnes diabétiques de manger moins de sucre. L’analyse de la glycémie pourrait montrer [en temps réel] si cela est bien efficace chez un patient donné », argue-t-il.

QUANTIFIED SELF ET TÉLÉMÉDECINE

En 2014, un tiers des utilisateurs partageaient leurs données, dont la moitié avec un professionnel de santé(2). Olivier Desbiey confirme l’intérêt de certaines informations collectées à domicile. « On connaît le syndrome du médecin. La tension d’un patient est parfois bien plus élevée lors de la consultation qu’en dehors du cabinet médical, quand l’individu est au calme chez lui. Le quantified self est plein de promesses, encore faut-il que le médecin puisse gérer ces données. » Au-delà de la tarification de cette prestation, qui pourrait être discutée, la question d’un protocole pour la collecte des données se pose. « Quelle fiabilité leur accorderons-nous », se demande le chercheur.

En télémédecine, les données générées par le patient sont déjà utilisées par les professionnels de la santé. Ainsi, la frontière entre bien-être et santé se dissipe avec le quantified self et la technologie fait évoluer la manière d’appréhender la santé(3).

Au-delà des individus, la Sécurité sociale et les acteurs de l’assurance s’intéressent aussi à la collecte de ces données. Pour le sportif de haut niveau Marin Garrigues, c’est une bonne chose si la sécurité des données est garantie : « L’anonymisation des données est un préalable important pour moi. J’utilise Beddit, qui a été racheté par Apple. Je continue à l’utiliser mais je ne sais pas trop ce que deviennent mes données… Je me dis qu’il n’y a pas trop d’enjeux à partager ces données. Et cela peut aller dans le sens d’une meilleure préconisation et de meilleures pratiques. »

LA M-SANTÉ OU « SANTÉ MOBILE »

Alors qu’en 2014, les applications d’automesures avaient réellement le vent en poupe, celles-ci ont laissé place à un Internet des objets que l’on pourrait qualifier d’omniprésent, bon gré mal gré. Les pratiques sont sensiblement les mêmes mais on par le aujourd’hui plus volontiers de « m-santé » : m pour « mobile ». « Aujourd’hui les smartphones se substituent aux podomètres et aux équipements connectés des sportifs, rappelle Olivier Desbiey. Ils font office de “hub” qui centralise les données. Celles-ci transitent d’abord par le serveur d’une entreprise qui pourrait s’en servir… » Fichage, surveillance…, cela soulève dès lors des questions éthiques (lire l’encadré ci-contre). Quel est le rôle de l’individu dans la diffusion de ces informations, en a-t-il la jouissance exclusive ? Des associations comme Labo Citoyen ou Citoyens capteurs encouragent les individus à produire eux-mêmes des données concernant leur environnement. « À terme, on peut imaginer que les données produites par les individus viendraient compléter celles des organisations publiques ou privées »(4), souligne la CNIL.

Sur le site Ameli, certaines applications gratuites telle Activ’Dos, destinée à suivre lombalgie et mal de dos, sont mises en avant, incitant les assurés à prendre soin d’eux-mêmes grâce à des applications de m-santé. D’ailleurs, « de nombreux acteurs économiques qui produisent des applications de bien-être cherchent à ce que celles-ci soient un jour remboursées par la Sécurité sociale », précise Olivier Desbiey, qui développe ses propos dans son rapport : « À court terme, l’adaptation des acteurs traditionnels des assurances passe par l’intégration des applications mobiles santé/bien-être à leur stratégie. Cette démarche pourrait consister à inciter d’ores et déjà les assurés possesseurs de smartphones à télécharger des applications spécifiques. Elle serait rapide à mettre en place car elle s’appuie sur des usages préexistants. Elle pourrait s’accompagner le cas échéant d’une démarche de labellisation par les autorités sanitaires. » Les entreprises incarnent alors le rôle de promoteurs de la prévention des risques de santé, complexifiant le système de santé traditionnel.

SANTÉ CONNECTÉE ET ÉTHIQUE

Certaines mutuelles vont plus loin en proposant des objets connectés et en récompensant les bons comportements de leurs utilisateurs. En Allemagne, Generali a lancé une assurance prévoyance assortie de réductions en échange d’une bonne hygiène de vie… contrôlée par des objets connectés. Cela pose des questions éthiques et d’égalité. Que fait-on d’une personne vivant dans un environnement pollué ou atteinte d’une maladie héritée génétiquement ? Le programme est également proposé aux entreprises françaises ayant souscrit un contrat d’assurance avec le groupe. « Cela peut se traduire par l’identification de salariés “champions” qui seront des moteurs, par l’organisation de conférences d’information, de journées de prévention… Ainsi, on peut espérer qu’une culture de l’amélioration du bien-être au travail se développe progressivement dans l’entreprise », explique Yanick Philippon, directeur des assurances collectives, sur le site du groupe, qui se veut rassurant en matière de protection, de discriminations éventuelles et d’éthique. « Il est interdit d’exclure des salariés sur la base de leur situation médicale. L’assurance doit couvrir toute la population de l’entreprise et la tarification se fait sur des statistiques moyennes de la population et non sur des informations individuelles. »(5)

CONCLUSION

Le quantified self est plein de promesses en matière de prévention mais la qualité de la protection des informations de ses utilisateurs doit être maximale pour éviter les dérives. L’exploitation mercantile de celles-ci est déjà en œuvre. Des GAFA aux start-up, encouragées par le président Macron, la santé connectée ou « m-santé » est au cœur des financements publics et privés en France et à l’étranger. Dans son dernier roman, Marseille 2040, le jour où notre système de santé craquera(6), Philippe Pujol, journaliste lauréat du prix Albert Londres et écrivain, intègre au quotidien des Français des implants connectés à des « régulateurs de santé ». Antoine, l’un d’entre eux, voit son poste supprimé et remplacé par une machine… La e-santé aura-t-elle la peau des soignants ?

NOTES

(1) « Le corps, ce nouvel objet connecté », Cahier IP n° 02, CNIL, mai 2014.

(2) Ibid.

(3) Ibid.

(4) Ibid.

(5) « Generali Vitality : le programme dédié au bien-être arrive en France », 8 septembre 2016 (consulter sur : https://bit.ly/2zXXGDg).

(6) Philippe Pujol, Marseille 2040. Le jour où notre système de santé craquera, Paris, Éditions Flammarion, 2018.

La France protège suffisamment les données de santé de ses citoyens

Les données personnelles liées à la santé sont en France considérées comme des données sensibles. Les informations produites par des applications du champ du quantified self sont, selon la CNIL, des informations de santé s’il existe « un croisement avec d’autres données révélant ainsi des informations sur l’état de santé de la personne ». La France se montre particulièrement vigilante quant à la protection de ces données. « En France, la loi interdit l’usage des données de santé sauf si le patient a explicitement donné son autorisation ou dans le cas où cet usage peut lui sauver la vie », précise Olivier Desbiey, chargé des études au pôle innovation, études et prospectives de la CNIL. Sur le territoire français, les données de santé sont stockées sur un « cloud », des serveurs gérés par des entreprises tierces labellisées HDS (hébergeurs de données de santé). À ce jour, 120 hébergeurs de données de santé à caractère personnel ont été certifiés par le ministère chargé de la Santé qui, à la suite de la procédure d’agrément, délivre un certificat de conformité pour trois ans aux hébergeurs. La liste des HDS est disponible sur le site de l’Agence française pour la santé numérique(7).

Ces données sont une mine inépuisable d’informations sur la santé de la population à laquelle le développement de l’intelligence artificielle donne encore plus de valeur. Le président de la République souhaite d’ailleurs favoriser l’exploitation de ces données. « Nous avons créé, en 2017, l’Institut national des données de santé(8), qui gère l’accès à la base de données de l’Assurance maladie dans des conditions très protectrices pour l’anonymat et la sécurité des données des patients. (…) Je souhaite que nous puissions créer, sur cette base, un véritable hub des données de santé, structure partenariale entre producteurs et utilisateurs des données, qui pilotera l’enrichissement continu mais aussi la valorisation du système national de données de santé, pour y inclure, à terme, l’ensemble des données remboursées par l’Assurance maladie, en ajoutant les données cliniques des hôpitaux, les données de la médecine de ville, ainsi que les données de grande qualité, scientifique et médicale, créées dans le cadre de cohortes nationales », déclarait-il en mars 2018 devant le Collège de France. Au total, Emmanuel Macron promet 1,5 milliard d’euros d’investissement dans l’émergence d’un « grand pôle mondial de l’intelligence artificielle ». Reste à préciser l’articulation entre acteurs privés et publics dans ce domaine ainsi que les garanties en matière de sécurisation des données des Français.

(7) http://bit.ly/2r9MNZL

(8) Institut national des données de santé : https://www.indsante.fr