Une éthique renouvelée pour l’accompagnement des professionnels - Objectif Soins & Management n° 262 du 01/04/2018 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 262 du 01/04/2018

 

Éthique

Agnès Solelhac*   Catherine Vernay**   Émilie Rivollet***  

Prévenir le risque de survenue de troubles psychiques causés par de trop fortes charges émotionnelles est un enjeu majeur de la prévention des risques psychosociaux à l’hôpital. Dans cet article, nous nous attacherons à décrire un dispositif d’étayage des personnels exposés à de fortes charges émotionnelles dans l’exercice de leur fonction. Il s’agit d’un dispositif innovant, initié par la psychologue du travail de l’établissement avec l’aide d’un groupe de psychologues cliniciens sensibilisés aux questions de la souffrance au travail. Il est important de noter que cette expérimentation a pu être conduite avec succès car elle bénéficiait de deux ancrages indispensables : l’enthousiasme d’un groupe de professionnels et le soutien de la direction.

QUELLE MOBILISATION POSSIBLE DES RESSOURCES INTERNES DE L’INSTITUTION ?

Travailler à l’hôpital expose à des situations de travail d’une intensité, voire d’une dangerosité particulière à cause de la violence externe et/ou interne qui peut se manifester dans les séquences de soins.

Les situations sont multiples et peuvent impacter les agents pour des raisons évidentes de violence manifeste (irruption de la mort) mais également parfois pour des raisons plus subjectives de résonnance individuelle.

Les agents, même préparés à ces événements, sont parfois affectés, avec des effets à long terme sur leur propre personne et « par ricochet » sur les personnes qu’ils auront par la suite à prendre en charge. Il s’agit du processus dit « de la première, de la deuxième et de la troisième victime ».

À l’initiative de la psychologue du travail, avec l’appui de l’institution et de quelques psychologues cliniciens, un dispositif spécifique a donc vu le jour au sein du CHANGE (centre hospitalier Annecy Genevois).

De quoi s’agit-il ?

Le point de départ est la survenue d’un événement ayant eu ou pouvant avoir un impact particulièrement fort sur le plan émotionnel. Il s’agit notamment des situations où un ou plusieurs agents sont confrontés à l’image de la mort, soit de celle d’autrui de manière particulièrement violente ou inhabituelle, soit de leur propre mort.

Dès lors que le possible effet traumatique de l’événement est repéré par les intéressés ou par les personnes qui les encadrent, un processus en plusieurs étapes est mis en œuvre.

Dans les heures qui suivent, l’encadrement de proximité évalue l’état immédiat des agents concernés et leur capacité de travail.

Dans le cas où leur état n’est pas compatible avec la poursuite de leur activité de travail, ils sont adressés en consultation médicale d’urgence au service de santé au travail ou vers le médecin traitant.

L’agent peut alors quitter son poste de travail pour se soustraire de l’institution et se reposer. Dans le même temps, un signalement de l’événement est fait sous la forme d’une fiche d’événement indé ? sirable (FEI), assortie d’une demande de prise en charge par le psychologue du travail ou le service de santé au travail.

Une prise en charge au plus près du besoin

Le plus tôt possible, la situation est analysée avec l’encadrement pour caractériser la nature de l’événement et ses effets possibles à distance afin de définir la meilleure stratégie de prise en charge :

• si l’événement déclenche des réactions paroxystiques liées à la confrontation à la mort, l’orientation donnée à la prise en charge mobilisera un psychologue victimologue pour une reprise du cours des événements et des images et pensées associées ;

• si la charge émotionnelle est surtout liée aux caractéristiques particulières de la situation de travail (intensité, complexité inhabituelle), la prise en charge fera appel à un psychologue clinicien chargé des suivis individuels du personnel, pour un travail d’élaboration du sens particulier de la situation et de ses effets (résonnance) ;

• si la charge émotionnelle est surtout liée aux caractéristiques organisationnelles et institutionnelles, l’objectif sera l’analyse des enjeux psychiques du travail avec un psychologue du travail.

L’analyse de la situation vise également à définir le périmètre de la prise en charge : quels sont les services concernés et, à chaque fois, quels sont les agents impliqués et à quel niveau.

On distingue alors le cercle primaire des personnes impliquées ou témoins directs de la scène, le cercle secondaire des victimes indirectes et le cercle tertiaire des victimes éloignées.

Cette distinction structure la prise en charge dans sa nature et dans sa temporalité. Par exemple si le risque de psychotrauma est important, les victimes du cercle primaire seront rassemblées dans les plus brefs délais (72 heures) et l’intervention des psychologues victimologues visera à permettre l’expression des images et pensées associées dont les autres agents doivent rester protégés.

S’ensuit un travail d’organisation des entretiens, pour réunir le plus possible d’agents concernés et identifier les psychologues requis selon leurs compétences spécifiques.

La mise en œuvre du dispositif peut ensuite avoir lieu selon le protocole défini, avec la coanimation de séances collectives par un binôme pluridisciplinaire de psychologues, psychologue clinicien, victimologue ou non, et psychologue du travail.

Dans les suites des séances collectives par cercle, des rendez-vous individuels peuvent venir compléter la prise en charge collective.

Enfin, si les séances collectives révèlent des problématiques organisationnelles et institutionnelles prégnantes, un rapport peut être établi pour engager la réflexion sur les difficultés à résoudre et les changements éventuels à impulser.

UNE CLINIQUE DU TRAVAIL SPÉCIFIQUE

Trois années d’expérimentation du dispositif ont donné lieu chaque année à quatre prises en charge, soit douze au total.

Les événements déclencheurs concernaient d’abord les patients : cinq fois le décès de patients dans des circonstances particulièrement difficiles, quatre fois des actes hétéro-agressifs des patients. Ils étaient relatifs aussi à des événements concernant les membres du personnel de l’établissement, avec deux décès et un cas de comportement incompatible avec l’activité de travail. Enfin, ils concernaient la prise en charge au long cours de patients atteints de pathologies chroniques et dégénératives générant l’épuisement des équipes de soins, notamment dans les services de médecine.

Les services impliqués étaient prioritairement le service d’accueil des urgences et les services de psychiatrie et de médecine. Trois prises en charge ont concerné des agents de trois voire quatre services simultanément. Les séances ont pu rassembler à cette occasion jusqu’à une quinzaine de personnes.

De façon marginale, le dispositif a été sollicité trois fois pour une seule victime et des entretiens individuels ont été organisés dans le même objectif de prévention et de traitement du psychotrauma.

Exemple de la prise en charge d’agents suite à plusieurs épisodes d’agression

L’agression de deux patients au service d’accueil des urgences, suivie de l’agression d’autres patients puis de six agents de l’hôpital avec la menace d’un couteau ont déclenché une demande de prise en charge par la cadre supérieure de santé.

Le périmètre des personnes actrices ou témoins de la scène a été établi le plus vite possible. Trois services étaient concernés et l’organisation de la prise en charge devait tenir compte des contraintes de chaque unité. Sur six victimes invitées, cinq participeront, ne représentant que deux services.

La conception d’un dispositif au plus près des besoins a donné lieu à un échange entre psychologues et avec la cadre. La nature des événements, les effets possibles à distance de ceux-ci sur les collectifs de travail et sur les individus (les situations personnelles particulières) ont été analysés et pris en compte pour définir l’orientation à donner aux entretiens et à la qualification requise des psychologues.

La violence de la scène et la menace avec une arme blanche amenaient à envisager le caractère potentiellement traumatique des événements. La présence d’un psychologue formé en victimologie était requise et la première partie de la séance devait être consacrée à la reconstitution de la chronologie des faits et des effets traumatiques (images de la mort, rappel d’expériences proches…). La deuxième partie de la séance porterait sur la dimension du travail, et notamment des coopérations qui ont été à l’œuvre entre agents du même service et entre services. C’est le rôle particulier du psychologue du travail d’explorer cette dimension. Cette structuration du travail en deux temps a été annoncée aux participants.

La mise en œuvre du dispositif s’est effectivement déroulée de cette manière, et les agents ont bien perçu les deux niveaux d’élaboration qui leur étaient proposés : ce que la situation de travail violente fait vivre comme charge émotionnelle et comment, dans le même temps, chacun tente malgré tout de faire tout son possible pour contenir les agresseurs et protéger les autres patients et collègues.

Reprendre tous ensemble le déroulé des événements a permis à chaque agent de comprendre les réactions de l’autre dans sa logique et ses références professionnelles, d’interroger les siennes propres et de vérifier que tout cela “tient et contient”, même dans des circonstances extrêmes.

Lors du déroulement de la séance, l’état émotionnel très difficile de certains agents a donné lieu à la proposition d’entretiens individuels par la psychologue victimologue pour compléter le processus engagé lors de la séance collective. Deux séances individuelles ont effectivement été conduites, dont une avec l’agent qui n’avait pas pu se rendre à l’entretien collectif.

L’analyse de la situation de travail par la psychologue a suscité par la suite une réunion avec l’encadrement pour tirer des enseignements de la situation. Des préconisations ont été formulées sur différents points : l’accès au service d’accueil des urgences, la sécurité des agents, la signalétique en salle d’attente, les relations avec la gendarmerie et l’accompagnement des agents.

Un dispositif original à plusieurs titres

Au-delà de l’organisation du travail habituelle, ce dispositif mobilise de façon tout à fait éphémère des acteurs et des compétences éparses dans l’hôpital autour des “victimes” d’une situation à forte charge traumatique.

L’engagement volontaire de psychologues cliniciens de l’hôpital, préoccupés par la préservation de la santé psychique de leurs collègues, constitue donc un maillon essentiel à ce dispositif.

Ces psychologues cliniciens, animés par un esprit de solidarité, acceptent en effet de quitter leur activité programmée pour se confronter à une clinique difficile.

La valeur thérapeutique de la réaction institutionnelle est absolument centrale dans notre représentation.

DES FREINS À LA MISE EN ŒUVRE

Au bout de trois années de recherche et d’ajustement du dispositif, les acteurs chargés de la mise en œuvre sont confrontés à deux types de difficultés.

L’évaluation du besoin peut mettre les parties prenantes en tension : qu’est-ce qui est ou non un événement habituel dans l’exercice du métier, qu’est-ce qu’une charge émotionnelle acceptable, à laquelle tout un chacun doit faire face avec ses ressources personnelles ? Dans la perspective du préventeur, dès lors que quelqu’un en exprime la demande, c’est que le besoin existe et il faut y répondre. Mais la force du déni peut être importante et l’institution doit pouvoir interposer sa logique protectrice.

Les situations de travail difficiles peuvent susciter des postures professionnelles différentes selon les métiers. La richesse de ces séances de travail collectives réside notamment dans leur dimension groupale et toutes les identités professionnelles y contribuent. Il faut donc veiller à ce que certains professionnels, les médecins par exemple, ne s’excluent pas de ce type de proposition et être attentif à une égalité d’accès au bénéfice de cette prise en charge.

Ce dispositif est en cours d’expérimentation. Nous espérons évidemment réussir à le modéliser de manière lisible et transmissible pour qu’il soit utilisable et adaptable dans d’autres établissements.

Pour l’heure, il bénéficie encore de remaniements réguliers puisque nous l’enrichissons des expériences pratiques qui réinterrogent en permanence à la fois le dispositif lui-même ainsi que la conduite pratique, technique, du débriefing.

Ce dispositif permet une collaboration riche et féconde entre psychologues du travail et psychologues cliniciens, qui associent leur regard pour soutenir la qualité du travail et la santé des agents engagés tous les jours dans des situations de soins fortement impliquantes.