La créativité des cadres à l’hôpital, entre contrainte et recherche de sens - Objectif Soins & Management n° 259 du 01/10/2017 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 259 du 01/10/2017

 

Écrits professionnels

Élisabeth Lague  

Malgré de nombreuses contraintes institutionnelles leur laissant peu de temps, certains cadres de santé parviennent à éveiller des projets créatifs issus d’une réflexion sur les pratiques. Ces projets, même s’ils sont réalisés en co-construction avec leurs collaborateurs, représentent des espaces d’autonomie dans lesquels les cadres trouvent du sens pour eux-mêmes et pour les autres. Ce travail tente de repérer les ressources internes et externes que ces cadres mobilisent, de comprendre les ressorts d’une possible créativité des cadres à l’hôpital.

Les cadres de santé responsables d’unités de soins sont soumis à de nombreuses contraintes et injonctions institutionnelles. Responsables de l’organisation, de la qualité et de la sécurité des soins, ils sont pris dans un cadre de plus en plus contraignant non seulement de restriction budgétaire, de normes de sécurité, d’impératif de qualité des soins, mais également plus procédurier avec l’élargissement des droits des patients. Le temps que passe un cadre d’unité à gérer l’absentéisme est croissant : jeu de chaises musicales sur les plannings, sollicitations des agents en repos, négociation avec les gestionnaires RH, et bien souvent réorganisation des soins avec du personnel en moins.

Pourtant, le référentiel d’activités du cadre de santé responsable de secteur d’activités de soins comprend aussi l’activité suivante, “veille professionnelle, études et travaux de recherche et d’innovation”. Une des compétences du référentiel du cadre de santé est de « conduire un projet, des travaux d’études et de recherche ». Il est demandé au cadre de se projeter comme acteur et réalisateur de projet. Mais, au quotidien, quelle place reste-t-il pour la créativité ?

Certains cadres parviennent pourtant à éveiller et à réaliser au sein de leur unité des innovations issues d’une réflexion partagée, qui améliorent la qualité des soins, fédèrent les équipes et font évoluer l’institution. Ces projets portés par des cadres naissent de questionnements sur les pratiques et émanent des services de soins.

Ce travail d’initiation à la recherche a eu pour objet d’interroger les ressorts de la créativité des cadres de santé à l’hôpital.

ÉCLAIRAGE CONCEPTUEL

La créativité est définie comme « la capacité à réaliser une production qui soit à la fois nouvelle et adaptée au contexte dans lequel elle se manifeste »(1). Mais elle ne renvoie pas nécessairement à la construction d’un objet extérieur. Pour Winnicott, c’est conserver tout au long de la vie la capacité de créer le monde : « Par vie créatrice, j’entends le fait de ne pas être tué ou annihilé continuellement par soumission ou par réaction au monde qui empiète sur nous ; j’entends le fait de porter sur les choses un regard toujours neuf. »(2) La créativité serait davantage à considérer comme une disposition mêlant une aptitude présente en chaque homme et une intentionnalité du sujet.

Pour Boutinet, se lancer dans une démarche de création et de changement en utilisant le projet comme principe fondateur, c’est estimer à l’encontre de tous les déterminismes que des réalisations sont possibles(3). Avoir un projet, c’est avant tout procéder à une recherche de sens. « Il associe l’intentionnalité, principe cher à la phénoménologie, l’intelligence pour prévoir, le goût pour l’instrument, l’esprit de méthode, la planification. »(4) Avoir un projet est aussi révélateur de notre manière d’“être au monde”, selon l’expression d’Heidegger. « Comprendre signifie exactement se projeter en visant une possibilité ; à travers le projet, se tenir à chaque fois dans la possibilité. »(3) D’un point de vue philosophique, le projet indique non pas un contenu mais une direction, “jeté vers”. Le concept d’intentionnalité, considéré comme propriété essentielle de la conscience, est au cœur du projet.

Tout comme la créativité, le projet doit être ancré dans l’existant, prendre appui sur ce qui est. Comme le rappellent Crozier et Friedberg(5), « l’acteur n’existe pas au-dehors du système qui définit la liberté qui est sienne et la rationalité qu’il peut utiliser dans son action. Mais le système n’existe que par l’acteur qui seul peut le porter et lui donner vie, et qui seul peut le changer. »

MÉTHODOLOGIE

Ce travail a été mené au moyen d’entretiens compréhensifs. Six cadres de santé désignés par la coordinatrice de la recherche d’un CHU comme étant des porteurs de projets ont été interviewés. Un guide d’entretien a été construit. « C’est un simple guide, pour faire parler les informateurs autour du sujet, l’idéal étant de déclencher une dynamique de conversation plus riche que la simple réponse aux questions, tout en restant dans le thème. »(6) Une analyse qualitative de contenu par thèmes a ensuite été réalisée.

DISCUSSION

Au regard de l’analyse des entretiens, il apparaît que plusieurs facteurs internes et externes rendent possible la créativité des cadres de santé dans la réalisation de projets à l’hôpital.

Des cadres chercheurs

Les cadres interviewés apparaissent réflexifs, curieux, ouverts aux nouvelles expériences et persévérants. Ces qualités favorisent la créativité. Les cadres considèrent qu’initier des projets fait partie de leur mission de création. Pour Yves Clot, le pouvoir d’agir n’est pas séparable de son pouvoir d’être “affecté” – l’expression est empruntée à Spinoza. « C’est son incomplétude qui rend le sujet disponible au développement de l’activité et non une puissance d’agir autochtone. C’est sa vitalité dialogique interne qui le prépare à supporter ou à saisir les inattendus du réel devant lesquels il doit se déterminer. »(7) Une certaine humilité semble également nécessaire aux cadres pour qu’ils soient disposés à recevoir les idées nouvelles proposées par les collaborateurs et à voir ce que le réel peut recéler de possibilités. Tous ont exprimé un intérêt pour la recherche en soins. Certains en ont déjà une expérience, les autres ont un projet de recherche. Un cadre se voit comme un aiguillon : « Oui, qui est là pour questionner, pour stimuler, pour interroger : “on fait ça, vous trouvez ça bien ?” »

Des alliances indispensables

La cohésion du binôme cadre/ médecin semble être indispensable à la réalisation de tout projet émanant d’un service. La collaboration étroite avec le médecin chef apparaît comme un puissant levier d’action des cadres. Cette alliance est à la fois confiance mutuelle et partage du sens trouvé dans les projets. La complémentarité de ces deux piliers d’un service, quand elle est harmonieuse, paraît être le terreau nécessaire à faire pousser des projets et contribue à rendre possible la créativité des cadres : « On est un binôme. Imaginer un projet sans déjà l’accord ou l’adhésion du chef de service… mais ce n’est même pas la peine. »

Les cadres porteurs de projets sont engagés au sein de leur institution au-delà du périmètre de leur unité de soins, membres d’instances ou de groupes de travail. Ils ont ainsi accès à l’information et savent exactement où ils ont les pieds. Comme l’affirme un cadre : « Mais il y a aussi sûrement un grand intérêt quand on est cadre à prendre sa place dans l’institution. Dans des instances, dans des groupes de travail, parce que justement il faut pas s’en éloigner. »

Le cadre supérieur, hiérarchie directe du cadre, semble être vu comme un soutien et un partenaire concernant les projets qui sont à l’initiative des cadres. La direction des soins, elle, est l’autorité qui valide et autorise la réalisation de projets touchant à l’organisation des services et des soins, celle qui engage la responsabilité de l’institution. Le sens partagé avec la hiérarchie conditionne la faisabilité des projets.

La contrainte comme levier d’action

Il aurait pu être tentant d’imaginer que les cadres qui mènent à bien des projets innovants ou de changement au sein de leur unité soient des “résistants””, au sens où ils opposent ces nouveautés à la norme établie par le cadre institutionnel. Or il apparaît clairement que ces cadres, au contraire, “composent avec” les contraintes. Prenant acte avec lucidité du contexte et des normes imposées, les cadres utilisent le décor posé comme un élément du jeu, comme un matériau et comme un levier de créativité. Néanmoins, par les actions de changement qu’ils mènent, les cadres exercent leur pouvoir d’agir, et en ce sens résistent au système en parvenant à exister comme acteurs du changement. Pour réussir, il faut en effet agir avec le système et non contre lui. Les cadres porteurs de projet apparaissent comme des professionnels engagés dans leur institution, qui agissent et œuvrent “avec” et “pour” celle-ci, intégrant les contraintes et les imposés comme des inéluctables qu’il faut toutefois questionner pour en saisir le sens. Ainsi résume un cadre : « Même si on n’est pas partie prenante des projets institutionnels, on ne peut pas aller outre, on est obligé, voilà ; après, c’est à nous de donner du sens à ces projets-là. »

“Faire avec” semble être l’ingrédient principal d’une possible créativité et l’élément central de la stratégie de l’acteur-cadre dans le système-institution. Les projets qui poussent grâce aux cadres, même s’ils manifestent une forme de résistance et sont signes de vitalité dans un cadre très normatif, ne sont pas antagonistes de la visée institutionnelle. Un cadre contraignant, en ce qu’il a de résistant, peut aussi susciter, stimuler l’action de création, le projet novateur. En effet, selon Lhuilier, « la créativité peut être analysée comme un moyen de se dégager des contraintes, des tensions entre différents déterminants, de s’approprier et de singulariser des manières de faire. Aussi, on peut considérer que la contrainte ou que la résistance du monde est à l’origine de la créativité, de l’invention »(8).

Les cadres semblent également convaincus de leur mission de “conduction” et de traduction entre les directives institutionnelles et les pratiques soignantes, et que l’art et la manière de tenir ce rôle relèvent de leur autonomie et de leur talent d’interprète. Un cadre illustre ainsi ce rôle : « Faire sortir les patients avant 11 heures le matin. Donc ça, c’est une demande institutionnelle. Maintenant, comment nous, dans les faits, nous allons pouvoir l’accompagner ? »

Une co-construction dans une perspective soignante et pédagogique

La préoccupation pour le patient “sujet” apparaît comme une source d’inspiration pour ces cadres soignants. Leur volonté de contribuer à la mission de soin de leur service dans leur rôle de manager et de pédagogue, en y menant des projets ajustés dans une perspective soignante, semble être un “fertiliseur” de créativité. Les cadres, même s’ils sont le plus souvent seuls dans leur fonction et dans leur rôle singulier, travaillent avec une équipe. S’ils manifestent leur attachement à leurs projets parce qu’ils s’y sont engagés, ils n’en sont pas les détenteurs. Les cadres ont une place de choix pour éveiller, développer et porter un projet dans une unité ; néanmoins, il semble qu’ils se voient davantage comme des “passeurs” pour qui le projet n’a de sens que s’il est un mouvement collectif.

Le souci du développement des équipes semble être également un moteur de leur créativité : « Mais on est convaincu d’une chose : c’est que les soignants sont capables. » Reconnaître et valoriser le travail des soignants, croire dans le potentiel des individus et des équipes, stimuler et “nourrir” les professionnels au moyen de formations, toute cette dynamique pédagogique apparaît aussi comme un terreau propice à la créativité des cadres. Comme le dit un cadre : « C’est porté par un travail avec un médecin sur des valeurs communes. Nos deux grands objectifs sont quand même de viser une qualité de soins et de faire en sorte que les soignants soient contents d’être là. »

Des projets comme espace d’autonomie

Les cadres ont exprimé leur besoin d’autonomie tout en constatant que leur périmètre d’action est limité au sein d’un CHU. Ainsi l’exprime un cadre : « J’ai besoin de sentir que j’ai une marge de manœuvre… Certes, je dois répondre aux injonctions institutionnelles, mais que j’ai aussi une latitude de créativité au sein même de mon unité de soins (…) et que j’ai une certaine autonomie au-delà de la gestion des ressources humaines et du quotidien. » Initier et conduire des projets qui prennent leur source dans l’activité de leur service permet aux cadres de développer un espace d’autonomie. Les projets sont aussi des espaces préservés dans lesquels les cadres peuvent se reconnaître et se ressourcer, trouver du sens pour eux-mêmes et pour les autres. Cette autonomie n’est pas indépendance, elle existe dans plusieurs interdépendances : vis-à-vis du médecin avec lequel les projets doivent être accordés, avec l’institution qui autorise le projet, le reconnaît et peut lui attribuer des moyens s’il s’inscrit avec cohérence dans le projet d’établissement, et enfin avec l’ensemble des professionnels qui sont acteurs du changement et font vivre les projets.

La créativité pour produire du sens

Si les cadres n’affirment pas que la contrainte aiguillonne leur créativité, elle paraît néanmoins stimuler leur recherche de sens. Cette recherche de sens, ou production de sens, semble être un moteur de leur créativité. Les projets que les cadres initient et accompagnent, sont à la fois opportunistes et opportuns. Opportunistes car, dans la disposition d’ouverture et de guetteur qui semble être la leur, les cadres veillent et se saisissent de toutes les occasions pour éveiller des projets, à condition qu’ils y trouvent du sens, ou parfois pour produire du sens. Ces occasions peuvent être l’idée inédite d’un collaborateur, une nouvelle norme à respecter, une injonction à mettre en œuvre, un besoin de formation repéré ou exprimé par des professionnels. Parce qu’ils s’inscrivent dans la triple mission de soin, de formation et de recherche d’un CHU, ces projets sont opportuns et se trouvent soutenus par l’hôpital.

Enfin, si la créativité du cadre par les projets peut aussi représenter une forme d’échappatoire – « c’est ma branche, mon oxygène », affirme un cadre – à une logique normative vécue parfois comme alourdie de contraintes et d’imposés, celle-ci s’avère être surtout ce qui donne du sens à l’institution. Le projet ne “divertit” pas les cadres – au sens pascalien qui détourne l’homme de sa condition – mais les ramène au contraire au cœur de leur mission, les mobilise pour la recherche de sens au sein de l’organisation dans laquelle ils œuvrent.

CONCLUSION

Si la créativité est une disposition présente en chacun de nous, activer ce potentiel quand on est cadre à l’hôpital relève d’une intention et dépend de facteurs inhérents à l’individu, mais aussi de facteurs environnementaux. En somme, pour être créatif, encore faut-il en avoir les moyens. Il semble aussi que la créativité – cette capacité de voir sous les choses les possibles qu’elles recèlent – suppose de se voir soi-même en projet, “jeté vers” le futur. C’est aussi savoir apprendre des autres et des situations, être continuellement en cheminement. Cette projection exige une confiance en soi suffisante pour se questionner et prendre le risque des réponses, s’autoriser à imaginer d’autres possibilités. Lorsque l’on accepte un poste, il faudrait pouvoir “se choisir” mutuellement avec le médecin chef de service ou chef de pôle, et le cadre supérieur avec qui l’on va travailler. Une alliance durable et à toute épreuve est possible si le cadre et ses collaborateurs sont accordés tant sur le fonctionnement de travail que sur le projet de service. La cohésion de ce trinôme favorise alors la créativité du cadre.

Si un CHU constitue un cadre très normé et contraignant par sa structure hiérarchisée, des procédures toujours plus nombreuses, la réglementation qui la gouverne, il est aussi le lieu où les innovations sont possibles. Par ses missions de soin, de formation et de recherche, un CHU est aussi un laboratoire où s’inventent les orientations futures. La créativité des cadres apparaît alors comme une “disposition” doublée d’une “intention” de participer activement à ces évolutions plutôt que comme un défi permanent qui s’opposerait aux contraintes et aux normes. Elle est une forme d’engagement pour l’institution, en ce qu’elle nourrit sa raison d’être : bien soigner les patients et faire vivre les professionnels.

Néanmoins, ce constat fait émerger d’autres questionnements. Ne faudrait-il pas redéfinir les missions des cadres afin de mieux repenser leurs tâches ?

NOTES

(1) Lubart, T., Mouchiroud, C., Tordjman, S., & Zenasni, F. (2015). Psychologie de la créativité, 2e édition. Paris : Armand Colin.

(2) Winnicott, D. W. (1988). Vivre créativement. Conversations ordinaires. Paris : Gallimard.

(3) Boutinet, J.P. (1990). Anthropologie du projet. Paris : PUF.

(4) Bellenger, L., Couchaere, M. J. (1997). Animer et gérer un projet. ESF Éditeur.

(5) Crozier, M., Friedberg, E. (1977). L’acteur et le système. Les contraintes de l’action collective. Paris : Seuil.

(6) Kaufman, J.C. (1996). L’entretien compréhensif. Paris : Armand Colin.

(7) Clot, Y. (2008). Travail et pouvoir d’agir. Paris : PUF.

(8) Lhuilier, D. (2015). “Puissance normative et créative de la vulnérabilité”, Éducation permanente (n° 202), 101-116.

Conflit d’intérêt : aucun