L’évaluation des compétences, en devenir ou à bout de souffle ? - Objectif Soins & Management n° 259 du 01/10/2017 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 259 du 01/10/2017

 

Controverse

Anne-Lise Favier  

L’évaluation des compétences est un concept relativement abstrait qui semble, pour certains, avoir atteint ses limites. Est-on arrivé à une nouvelle ère qui signe l’obsolescence de cette pratique ou, au contraire, est-ce une route à poursuivre, un défi à relever en trouvant de nouvelles voies et outils pour y parvenir ? Interview de Ludovic Mura et de Pascale Chastragnat.

Pourquoi menez-vous une réflexion sur l’évaluation des compétences ?

Ludovic Mura : J’étais directeur dans un institut de formation pendant trente ans et représentant du monde associatif, et j’ai constaté après des années d’expérience que l’ensemble des acteurs du secteur de la formation et des soins avait du mal à s’approprier ce concept d’évaluation des compétences. Actuellement, je suis coordonnateur général des soins dans un hôpital de 800 lits, dans lequel on développe un logiciel d’évaluation basé sur le concept de compétence. Je me rends compte qu’on a beaucoup de difficultés à s’approprier la notion d’évaluation, je me suis donc interrogé sur la raison. Cette réflexion s’est confortée récemment avec une présentation lors de la journée nationale d’étude des directeurs de soins [à Deauville les 20, 21 et 22 septembre, NDLR] : dans celle-ci, Christian Batal* a développé le concept de capabilité en montrant que l’évaluation des compétences était arrivée à son terme.

Quelle est donc cette réflexion que vous menez autour du concept de l’évaluation des compétences ?

LM : J’ai dressé un panorama théorique à partir de différentes études sur le sujet, mais j’ai voulu voir ce qu’il en était sur le terrain, dans le Limousin, et surtout connaître le ressenti des utilisateurs sur l’évaluation des compétences. J’ai mené une petite étude - qui n’est pas significative statistiquement parlant, du fait de la faiblesse de l’échantillon - mais qui permet déjà d’avoir une tendance. J’ai croisé les données obtenues avec des entretiens réalisés avec des cadres de santé et il en ressort une tendance globale au niveau des cadres : la volonté de ne pas forcément vouloir coller aux référentiels. Les réponses qui m’ont été apportées sont claires : « L’enjeu, aujourd’hui, c’est de faire en sorte que mes agents gardent ou retrouvent le plaisir à venir travailler », m’a ainsi expliqué un cadre, en mettant en avant le vécu émotionnel et ses perceptions en termes d’organisation. D’autres regrettent une évaluation qui s’attache plus aux performances qu’aux compétences. C’est un positionnement qui est peut-être encore minoritaire aujourd’hui, mais les choses sont amenées à bouger et je me rends compte que je ne suis pas le seul à vouloir faire émerger un questionnement au sujet de l’évaluation des compétences.

Comment définiriez-vous les compétences ?

LM : C’est toute la question : quand on cherche, on trouve une multitude de définitions et j’ai remarqué que l’on définit souvent la compétence à travers ce que l’on en attend. Je la définirais comme la capacité qu’aurait un professionnel à mobiliser dans une situation donnée un certain nombre de ressources comme le savoir, le savoir-faire, le savoir-être, qui interagissent afin de pouvoir réaliser une activité à un moment donné. C’est donc une donnée particulièrement complexe, et c’est à cet égard que je trouve qu’il est difficile de l’évaluer. Attention, l’idée n’est pas de dire que c’était mieux avant, quand on ne l’évaluait pas, mais de se demander s’il n’est pas temps de faire évoluer le modèle. En effet, comment évaluer l’interaction des ressources dans une situation donnée ? Dans ce cas, se pose la question de la performance. Qu’évalue t-on dans la performance ? C’est un concept complexe, qui a ses limites et que de nombreux auteurs estiment multifactoriel et qui pose donc la question de sa faisabilité.

Pensez-vous queles institutionnels sont trop nombreux pour avoir une vision claire de cette évaluation ?

LM : Pour notre secteur d’activité, c’est la Direction générale de l’offre de soins qui a travaillé sur les référentiels. Dans ces derniers, on a une partie dévolue aux activités, une autre aux compétences, cela complexifie le travail en matière d’évaluation. Le courant soutenu par Christian Batal est celui de capabilité : il s’est rendu compte que beaucoup de sociétés, dans le secteur privé, ont laissé tomber l’évaluation annuelle. Est-ce transposable au monde hospitalier ? Une réflexion est sans doute à mener. Dans le monde de la recherche, il y a clairement eu un courant qui souhaitait désolidariser les compétences des métiers, déréglementer les métiers de l’hôpital mais, à côté de ça, il y a eu un autre courant qui s’est levé pour protéger la réglementation. Clairement, la question s’est posée. Aujourd’hui, il est sans doute temps de passer à autre chose. De nombreux chercheurs continuent de se poser des questions sur les compétences.

Va-t-on dans le sens d’une simplification ou d’une modification ?

LM : Prenons l’exemple du portfolio dans les IFSI. Il a été simplifié, ce qui montre qu’il y a eu un besoin réel d’aller vers quelque chose de différent, de plus simple. Mais vers quel modèle évolue-t-on ? Pour l’évaluation des professionnels, faire de l’évaluation au fil de l’eau ? Ne pas attendre les entretiens annuels pour faire de l’évaluation, comme dans le cadre d’une évaluation continue ? Il y a aussi la question de la faisabilité à se poser : aujourd’hui, il est rare qu’un cadre ne soit pas sur plusieurs services, ce qui correspond à un élargissement du périmètre de ses activités. Peut-il alors décemment mener des entretiens éventuels sur une centaine d’agents ?

Vous parlez de la simplification du portfolio infirmier : vers quelle évolution cela va-t-il mener ?

LM : En 2001, a été créée la Commission nationale de la certification professionnelle, interministérielle, qui a abouti à la création du répertoire national des métiers. Dans lequel chaque organisme de certification, dépendant de tel ou tel ministère, s’est approprié à sa façon son concept de compétences. L’exemple du métier de psychologue est intéressant à ce titre car chaque organisme certificateur a créé son propre référentiel avec une architecture différente. Quand on doit rédiger nos fiches de poste, préparer nos entretiens annuels, on se base sur le répertoire des métiers de la fonction publique hospitalière : dans celui-ci, il y a une partie liée à l’activité, et en parallèle une autre sur les compétences. Les compétences sont un concept complexe, alors contentons-nous du référentiel lié aux activités, et donc d’évaluer ces dernières. C’est à mon sens ce qu’a voulu faire le ministère avec le portfolio infirmier. En effet, l’arrêté du 26 septembre 2014 a modifié les modalités d’évaluation de l’étudiant en stage telles qu’elles étaient prévues dans l’arrêté initial (du 31 juillet 2009) en précisant la notion de progressivité dans l’acquisition des compétences. Une clarification plus que nécessaire car, entre 2009 et 2014, nombre de professionnels tuteurs étaient en réelle difficulté pour évaluer cet aspect des apprentissages, beaucoup considérant que les compétences étaient acquises “une fois pour toutes”, posture alimentée par un aspect du texte initial qui exigeait qu’une des compétences soit acquise en fin de première année et générant ainsi de la confusion auprès des étudiants qui exigeaient à tout prix que leurs compétences soient validées “au fil de l’eau”… Le texte de septembre 2014 invite donc à évaluer « au juste niveau du diplôme et en regard du stage ». Il est intéressant de noter que, dans le même texte, le législateur valorise le référentiel d’activités pour évaluer les apprentissages - ce qui est un minimum de bon sens en termes de simplicité - mais qu’il n’abandonne pas pour autant l’évaluation des compétences. Je trouve qu’il serait intéressant de mener une recherche ciblée sur cet aspect des choses : en quoi l’évaluation des compétences dans le cursus de formation initiale des infirmiers est-elle une plus-value ?

Vous avez réfléchi à l’évaluation des compétences et plus particulièrement à la conception de nouveaux outils ; pouvez-vous nous en dire davantage ?

Pascale Chastragnat : J’ai travaillé sur les propos d’un auteur, Jacques Tardif.2 Pour lui, le concept de compétences est polymorphe, c’est un « savoir-agir complexe qui prend appui sur la mobilisation et la combinaison efficaces d’une variété de ressources internes et externes à l’intérieur d’une famille de situations ». C’est quelque chose qui n’est pas fixe, qui s’inscrit dans une trajectoire de développement tout au long de la vie, selon le contexte. Elle prend en compte aussi la personnalité et les aptitudes propres de chacun.

Partant de cette définition complexe, l’évaluation n’est-elle pas, elle aussi, difficile à réaliser ?

PC : Effectivement, il n’est pas facile d’évaluer les compétences. Il ne faut pas confondre avec la performance qui se voit, pas la compétence, et c’est donc là que cela devient complexe. Je me demande si la compétence n’est pas évaluable a posteriori. Par exemple, si je réalise un pansement, je parle en termes de “performances”, c’est quelque chose qui se voit ; tandis que si je parle en termes de compétences, ce sont les ressources internes et externes que j’ai mobilisés pour y arriver, comme ma gestion du stress, mes connaissances ou la rapidité à exécuter la tâche, les moyens que j’ai à ma disposition. Le soignant, au jour le jour, dans son activité, n’est pas dans une logique de compétences, mais de performances. Je me demande même si on a vraiment quitté le modèle d’évaluation de la performance sur le terrain, si on s’est vraiment approprié le concept d’évaluation de la compétence. C’est une vraie interrogation. D’autre part, il y aurait un intérêt à clarifier le jargon. Le référentiel de formation, qui décrit les activités du métier et les compétences, au nombre de dix, clarifie ces concepts mais on reste tout de même en difficulté au regard de l’absence de consensus qui entoure la définition de la compétence.

Comment peut-on mener une évaluation des compétences si les soignants ne se sont pas approprié le concept ?

PC : Le concept demeure abstrait pour les soignants, sur le terrain, alors que leur réalité est tout à fait concrète. On utilise de plus en plus le terme d’évaluation authentique, concept dans lequel on insiste sur le fait que le contenu des situations d’évaluation doit correspondre à des situations qui existent sur le terrain, dans l’exercice quotidien. Dès lors, l’évaluation des compétences consisterait en un processus de collecte de données à partir de sources multiples et variées. En considérant les expériences d’apprentissage, cela permettrait de rendre compte du niveau de développement des compétences de l’apprenant, de son degré de maîtrise des ressources internes et externes pouvant être mobilisées dans leur mise en œuvre et de l’étendue des situations dans lesquelles il est en mesure de déployer ces niveaux de développement et ces degrés de maîtrise. Cela pourrait être transposable aux soignants.

Vous avez exploré la piste d’une carte conceptuelle pour l’évaluation des compétences, de quoi s’agit-il ?

PC : C’était dans le cadre de l’évaluation des compétences en apprentissage. Il s’agit de repérer l’identification des ressources mobilisées par les étudiants et leur niveau d’organisation pour traiter une situation. En demandant à des étudiants en soins infirmiers de se livrer à la conception d’une carte conceptuelle, on se rend compte que les ressources internes sont plus souvent intégrées que les ressources externes. Cette idée de carte conceptuelle a été développée il y a une trentaine d’années et permet d’expliciter la pensée d’un individu à travers l’agencement des concepts qu’il met en jeu. Elle est utilisée pour favoriser l’apprentissage mais aussi comme outil d’évaluation. Elle permet un traitement plus profond de l’information, découlant des efforts d’identification des concepts-clés et de leur relation, la création d’un schéma mental et la réorganisation de l’information. Concrètement, dans le cadre de l’évaluation des compétences, il s’agit pour l’étudiant de constituer une carte qui représente les ressources mobilisées et combinées ou celles qu’il aurait pu utiliser. Chaque carte est unique, propre à l’individu, tout en partageant une certaine base de connaissances ou de ressources communes avec ce que le formateur estime être nécessaire. Après avoir analysé la réalisation de cartes conceptuelles avec des étudiants en IFSI, il est intéressant de développer des stratégies pédagogiques pour faire émerger les ressources externes par les étudiants lors de l’évaluation des compétences. Restait également à explorer l’intérêt pour les étudiants à réaliser ce travail. Il faudrait pouvoir retrouver les étudiants qui ont participé à cette étudeeet maintenant qu’ils sont professionnels évaluer les répercussions de ce travail.

BIBLIOGRAPHIE

C. Batal & S. Fernagou-Oudet. Compétence, un folk concept en difficulté, L’Harmattan, 2013.

Amartya Sen (prix Nobel d’économie en 1998). La théorie des capabilités.

Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, Seuil, 1990, ré-édition en 2015.

G. Scallon. L’évaluation des apprentissages dans une approche par compétences, De Boeck Université, 2007.

J. Tardif. L’évaluation des compétences, Montréal, Chenelière éducation, 2006.

B. M. Barth. Le savoir en construction - Former à une pédagogie de la compréhension, Éditions Retz, 2004, 3e édition.

NOTES

1. Christian Batal : président-consultant du groupe Interface et auteur de plusieurs études en ressources humaines et compétences (cf. bibliographie).

2. Jacques Tardif, doctorant en psychologie de l’éducation à Montréal, membre du centre d’études et de recherche en enseignement supérieur de l’université de Sherbrooke et professeur titulaire au département de pédagogie de la faculté d’éducation de l’université de Sherbrooke.

Ludovic Mura est directeur des soins à l’hôpital intercommunaldu Haut-Limousin.Sa réflexion l’a mené à revisiter le caractère complexe de l’évaluation des compétences voire obsolète du concept.

Pascale Chastragnat est cadre de pôle en gériatrie à Sens (Yonne), après avoir été cadre de santé en unité de soins, puis cadre formateur en IFSI. Son expérience l’a amenée à s’interroger sur de nouveaux modes d’évaluation des compétences.