L’administration des médicaments en stage | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 259 du 01/10/2017

 

GESTION DES RISQUES

Dossier

Dominique Ghinamo Curto*   Myriam Reversat**   Ghislaine Baïsset***   Sylvie Girardin****  

Face au constat des difficultés des étudiants infirmiers en stage lors de l’administration des médicaments, il nous est paru indispensable de créer un nouvel outil pédagogique pour les étudiants infirmiers afin d’améliorer l’organisation des soins et ainsi limiter l’interruption de tâches, source d’erreurs médicamenteuses.

En tant que formateurs dans un institut de formation en soins infirmiers (IFSI), nous avons lancé un programme de recherche sur l’activité des infirmiers sur leur lieu de travail, en collaboration avec Alain Jean, enseignant-chercheur de l’équipe Travail, formation et développement du Lirdef (Laboratoire interdisciplinaire de recherche en didactique, éducation et formation).

L’ÉTUDIANT, ACTEUR DU SYSTÈME DE SOINS

Ainsi, dans une approche de didactique professionnelle(1), ces analyses du travail, les résultats obtenus et leur mise en discussion au sein de notre équipe ont permis d’élaborer deux dispositifs de formation fondés sur la simulation pour notre institut. Nous considérons que la formation initiale s’inscrit dans une co-responsabilité avec les acteurs de terrains de stage. Le référentiel 2009, avec un abord plus constructiviste(2) du parcours de l’étudiant, le place comme un acteur du système de soins, et ce, dès son premier stage. Il pourra, par exemple, participer à l’administration des médicaments, sous la responsabilité du professionnel de terrain. Face à cette activité complexe et répétitive, la responsabilité de chacun est alors engagée. Nous avons ainsi souhaité mener une réflexion sur une méthode pédagogique à visée intégratie(3).

DES ERREURS LORS DE L’ADMINISTRATION DES MÉDICAMENTS

L’infirmier constitue, en termes de sécurité, le dernier verrou lors de l’administration des médicaments au patient. L’activité que nous avons choisie de cibler ne peut être détachée de l’environnement professionnel. L’administration d’un médicament s’inscrit dans un processus plus complexe : le circuit du médicament, qui inclut la prescription, la dispensation, l’administration, le suivi et la réévaluation. Nous avons limité notre recherche à l’administration des médicaments au sein des établissements de santé. Les statistiques nationales relatives aux erreurs d’administration sont éclairantes. En effet, 50 % d’erreurs sont évitables(4). Les médicaments sont à l’origine de 130 000 hospitalisations par an et d’au moins 10 000 décès. D’autre part, l’Enquête nationale sur les événements indésirables liés aux soins (ENEIS), réalisée en 2009 auprès de 61 établissements, a montré que, sur les 374 événements indésirables graves (EIG) liés aux soins, 123 sont liés au médicament, soit 32,9 % ; 51,2 % de ces EIG médicamenteux sont évitables et 54,5 % ont motivé l’hospitalisation(5) des personnes. La réglementation est très précise et indique que « l’administration des médicaments est effectuée par du personnel appartenant aux catégories définies réglementairement comme autorisé à administrer des médicaments. Celle-ci nécessite la vérification de l’identité du patient et des médicaments à administrer au regard de la prescription médicale ; de la date de péremption des médicaments et leur aspect ; du mode d’administration »(6). Concernant l’analyse de la tâche, l’administration du médicament s’inscrit dans un circuit bien défini. Ainsi, la Haute Autorité en santé (HAS) a réalisé une fiche thématique destinée aux professionnels de santé décrivant l’organisation et les étapes du circuit du médicament(7). Il s’agit de présenter « les bonnes pratiques pour optimiser l’organisation du circuit du médicament, afin de s’assurer que les bons médicaments sont prescrits, dispensés et administrés au bon patient, au bon moment, avec un rapport bénéfice-risque optimum pour le patient. En effet, chaque étape de ce circuit est source d’erreurs potentielles qui peuvent engendrer des risques pour la santé du patient » (voir le schéma ci-dessous)(8).

ANALYSE DU TRAVAIL RÉEL

Nous voulions analyser l’activité d’infirmières récemment sorties d’IFSI. Un seul établissement SSR, service de soins de suite et de réadaptation, a accepté le principe de la recherche. Nous avons saisi l’opportunité de cet accord, d’autant qu’il concernait l’analyse de l’activité de deux infirmières toutes deux diplômées depuis une année.

Nous avons alors élaboré une méthodologie de recueil de données prenant en compte cette particularité. Ainsi, nous avons filmé les deux infirmières pendant les administrations de médicaments de trente-cinq patients en fin de matinée et nous avons réalisé des entretiens d’autoconfrontation simple avec chacune d’entre elles. De manière plus concrète, les autorisations de filmer ont certes été nécessaires auprès de la direction de l’établissement ainsi que des deux infirmières novices, mais également auprès des trente-cinq patients concernés par l’administration des médicaments. Nous avons filmé avec une caméra mobile manipulée par une cadre de santé formatrice volontaire, afin de pénétrer uniquement dans les chambres où les deux patients avaient accepté, et fait un enregistrement audio à l’aide de microphones haute fréquence fixés sur chaque infirmière.

QUELQUES RÉSULTATS

Quatre thèmes importants

Les débriefings ont révélé quatre thèmes importants pour les infirmières novices et deux moments particulièrement denses en termes d’activité.

• Le premier thème était relatif aux outils, moyens, trucs et astuces utilisés dans la situation pour faire en sorte que les erreurs d’administration aient ainsi la plus faible probabilité de survenir.

• Le deuxième thème était lié aux circulations de personnes dans les couloirs (parents, aides-soignants, agents de service…) et aux questions qui pouvaient interrompre leur concentration sur l’administration des médicaments.

• Le troisième thème concernait les préparations des médicaments avant leur administration et les différences de stress ressenti lors des administrations de milieu de journée et lors des administrations en fin de journée.

• Le quatrième thème était le moment repéré comme le plus important concernant un résultat du taux de glycémie capillaire anormalement élevé d’une patiente qui a nécessité des mesures d’urgence de la part des deux infirmières.

Dextro

C’est ce concept que nous avons nommé “Dextro”. Il a été repéré dans un premier temps dans les débriefings avec les infirmières novices à partir d’un imprévu(9). Pendant l’administration des médicaments à mi-journée, les infirmières doivent prendre en compte la mesure du taux de glycémie capillaire des patients diabétiques. Ces mesures sont réalisées avec un appareil dont la marque initiale est “Dextro”. C’est par cette ancienne marque que cette opération est devenue un nom commun dans le champ sémantique des infirmières : « Je dois faire un dextro pour ce patient. » Nous avons donc observé que l’interruption de tâche en vue de réaliser les dextro était intégrée dans l’organisation de l’infirmière lors de la tâche “administration des médicaments” (voir le schéma ci-dessous).

Replanification dans l’action

Pendant l’administration des médicaments qui suit l’ordre de numérotation des chambres, si les plateaux repas arrivent, les infirmières sont obligées d’interrompre l’ordre des chambres pour donner la priorité aux dextro destinés aux patients répartis dans toutes les chambres. Plus concrètement, l’administration terminée à la chambre 15, après la chambre 14, il faut interrompre l’administration pour aller à la chambre 21 où est installé un patient diabétique, faire le dextro, si la mesure est correcte (entre 0,70 et 1,20 g/l), revenir à l’ordre des chambres, c’est-à-dire la chambre 16 pour reprendre l’administration, et ainsi de suite. C’est une replanification dans l’action qui est faite, en prenant en compte le sens de distribution des plateaux repas.

Ainsi, d’un concept théorique, la glycémie capillaire d’un patient, c’est un concept pragmatisé qui est construit par les infirmières qui disent lui associer trois indicateurs. Le premier est l’heure : c’est vers 11 h 30 que la distribution des plateaux repas est programmée. De manière presque inconsciente, à l’approche de cette heure, elles préparent mentalement la replanification. Le deuxième plus précis est le bruit des couverts qui s’entrechoquent et des roulements des chariots contenant les plateaux repas. C’est cet indicateur qui déclenche les interruptions de l’administration des médicaments. Le troisième indicateur est le sens de distribution des plateaux qui est déduit de la variation sonore du deuxième indicateur. Ce sens déduit va induire une forme particulière d’interruption et de reprise.

DISCUSSION ET PISTES POUR L’ÉLABORATION DE DISPOSITIF DE FORMATION INITIALE

Des interruptions problématiques

Cette analyse de l’activité des infirmiers lors de l’administration des médicaments confirme que l’interruption de tâche est fréquente et qu’elle est constitutive de l’organisation des soins dans ce service de SSR. Or ces interruptions ne sont pas recommandées par la HAS, bien au contraire. S’agit-il de pratiques locales particulières au contexte de notre recherche ? Les contraintes des services obligent-elles à ces interruptions d’administration des médicaments pourtant non recommandées ? Comment se fait-il que les infirmières dont nous avons étudié l’activité ne nous ont pas parlé de ces recommandations, alors qu’elles ont abordé d’autres écarts entre travail prescrit et travail réel lors des entretiens ? Nous avons réalisé une enquête auprès des étudiants qui confirment rencontrer ces pratiques lors des stages qu’ils effectuent. Ce qui est sûr, c’est que, pour notre IFSI, comme pour les autres, il est primordial de pallier ce problème s’il existe. En effet, le dextro tel qu’il est réalisé génère plusieurs interruptions, même si elles semblent justifiées par les jeunes professionnelles. Il s’agit alors de travailler sur cette interruption de tâche identifiée qui relève de notre point de vue de l’organisation des soins et non pas de l’état du patient. Cette interruption de tâche ne nous semble pas justifiée, peut être préjudiciable au malade comme aux infirmières puisque générant du stress, une charge mentale et des erreurs potentielles.

Serious game

C’est bien par la formation que nous pourrons éviter ces interruptions de tâches. Par formation, nous entendons bien entendu la formation initiale. Nous envisageons pour cela, un dispositif de formation fondé sur la simulation ayant pour prérequis un serious game, actuellement en cours d’élaboration par les IFSI de la région, sur le thème “les bonnes pratiques des thérapeutiques dans un contexte d’hospitalisation d’un patient de son entrée à la sortie”. Cela va permettre de mettre en place une séquence pédagogique utilisant la technique de la simulation en santé avec vidéo. Cette méthode pédagogique s’inscrit dans la philosophie du référentiel de formation des étudiants infirmiers relevant du socioconstructiviste(1) (pédagogie par compétences). L’activité d’administration des médicaments décontextualisée relève de la compétence 4, “mettre en œuvre des actions à visée diagnostique et thérapeutique” et de la compétence 1, “évaluer une situation clinique et établir un diagnostic infirmier”. Ces deux compétences sont mises en œuvre dans l’activité analysée dans le service de SSR. Notre recherche montre qu’en situation de travail contextualisée, c’est la compétence 2, “concevoir et conduire un projet de soins infirmier” qui est aussi mobilisée. Nous reprendrons la compétence qui, selon Pastré(1), est aussi une « structure dynamique » organisant l’activité, ancrée dans l’expérience et dans la pratique de la personne en situation. Dès lors, plus que d’établir des listes ou des référentiels de compétences décontextualisées, il s’agit de décrire “l’agir compétent” de la personne en situation et, par là, de développer une approche “située” de la compétence. Une équipe de recherche de l’observatoire des réformes en éducation pose la question : « Pour agir avec compétence dans cette situation, quelles actions la personne devrait-elle poser et sur quelles ressources ces actions devraient-elles reposer ? » “Situations”, “agir compétent” et “intelligence des situations” constituent un triptyque sur lequel repose une “approche située des compétences”. Ainsi, quelles actions, quelles ressources en tant que formateurs devons-nous développer ? Notre enjeu est de permettre aux étudiants d’intégrer les activités de soins dans une planification permettant une meilleure organisation et d’identifier, de différencier l’interruption de tâche nous apparaissant comme non justifiée (le dextro) et l’interruption de tâche justifiée (comme le malaise d’un patient). Ce dispositif pédagogique s’articule dans l’unité d’intégration (UI) 5-3 S3, “communication et conduite de projet”, et dans l’UI 5-5 S5, « mise en œuvre des thérapeutiques et coordination des soins ».

CONCLUSION

Cette analyse de l’activité des infirmiers lors de l’administration des médicaments met en évidence que l’interruption de tâche est fréquente. Elle est socialement perçue comme un fonctionnement normal auquel les professionnels de santé se sont habitués.

C’est ainsi qu’au-delà des outils disponibles (piluliers, ordinateurs, etc.), il nous appartient en tant que formateur d’aider les étudiants à construire un projet de soins qui intègre ces recommandations.

NOTES

(1) Pastré, P., Introduction. Recherches en didactique professionnelle. Dans R. Samurçay et P. Pastré (Dir.). Toulouse : Octarès Éditions, 2004, 1-14.

(2) Wittorski R., Professionnalisation et développement professionnel, Paris, L’Harmattan, 2007.

(3) Malglaive, G. Enseigner à des adultes. Paris : Presses universitaires de France, 1990.

(4) Cuzin, E., Revue pharmaceutique ; avril 2009, dossier Hôpital, page 40.

(5) DGOS, “Qualité de la prise en charge médicamenteuse. Outils pour les établissements de santé”. Février 2012, page 7.

(6) Arrêté du 6 avril 2011 relatif au management de la qualité de la prise en charge médicamenteuse et aux médicaments dans les établissements de santé ; article 13.

(7) HAS /DACEPP/Service de l’accréditation/2005, 7-8.

(8) HAS, “Outil de sécurisation et auto-évaluation de l’administration médicamenteuse”.

(9) Jean A. “L’analyse des imprévus et des événements dans le cadre de la cohérence entre théorie et pratique”. La formation des enseignants : en quête de cohérence. Bruxelles : De Boeck Université; 2012, pp. 69-84.