Raisonnons et cheminons ensemble - Objectif Soins & Management n° 256 du 01/05/2017 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 256 du 01/05/2017

 

Sur le terrain

Thérèse Psiuk*   Arnaud Barras**   Laure de Montalembert***  

Thérèse Psiuk, directrice des soins à la retraite, experte à l’Anap (Agence nationale pour l’appui à la performance) et conférencière sur le raisonnement clinique partagé fait partie des inventeurs et promoteurs de la méthode “Raisonnement et chemins cliniques” de plus en plus utilisée au sein des établissements. Arnaud Barras, cadre supérieur de santé à l’IFSI de Chalon-sur-Saône (Saône-et-Loire), enseigne cette méthode aux étudiants de l’IFSI. Tous deux nous en parlent.

Objectif soins & management : Madame Psiuk, en quoi consiste ce fameux raisonnement clinique ?

Thérèse Psiuk : Pour résumer, il s’agit à la fois de prendre en charge la personne globale mais aussi de travailler véritablement en pluridisciplinarité et interdisciplinarité. On constate trop souvent que, dans les établissements de soins, différents intervenants vont tous poser les mêmes questions aux patients et en sortir plusieurs recueils de données au lieu de dossiers. Or ce cloisonnement est contre-productif, voire mortifère. Dans le livre, et les trois précédents, nous présentons des situations de terrain. Il est constitué de quatre étapes pédagogiques progressives :

1- Comment éveiller les motivations des apprenants de tous niveaux ?

2- Développement de l’habileté au raisonnement clinique individuel.

3- Le raisonnement clinique partagé avec les autres professions du soin.

4- Guider les soignants vers la performance individuelle et collective afin de garder les patients dans un chemin clinique de qualité.

OS&M : Comment définissez-vous les modèles à présenter ?

Thérèse Psiuk : Nous nous basons sur des groupes homogènes de patients atteints du même type de pathologie, comme l’a défini la Haute Autorité de santé (HAS) en 2004. Par exemple, des personnes admises pour une fracture de l’extrémité supérieure du fémur avec une indication opératoire : de J-1 avant l’intervention, jusqu’à J+10, tout y est décortiqué afin de définir un plan de soin type. Dans le dossier du patient informatisé est donc inclus un référentiel de connaissances, véritable outil de suivi. De là va découler un chemin clinique spécifique reprenant les problèmes prévalents comme les risques à chaque étape. Grâce à cela, on peut vérifier si le patient reste dans le chemin clinique souhaitable. La prise en charge est effectivement globale puisqu’elle prend en compte la symptomatologie de la pathologie ou l’éventuel handicap et les risques qui y sont liés. Mais pas seulement, les réactions humaines physiques et psychologiques pour le patient ou les aidants sont également prises en compte. La particularité de la méthode présentée dans les quatre ouvrages (voir l’encadré “À lire” p.33) est d’être inductive à partir des connaissances que les professionnels de santé ont pu acquérir par l’expérience et la transformation des savoirs en connaissances. L’objectif est de parvenir à formaliser un chemin clinique avec les cinq dimensions du soin : préventive, éducative, de maintenance, curative, réadaptation/réhabilitation. Pour arriver à une analyse de bonne qualité, une démarche clinique de haute qualité est indispensable. C’est ce que nous enseignons dans cet ouvrage, Raisonnement et chemins cliniques paru en 2017 aux éditions Vuibert (lire l’encadré “À lire” p.33), qui est un véritable guide accessible à tous les soignants.

OS&M : Monsieur Barras, vous témoignez de ce que vous apporte le raisonnement clinique dans le cadre de vos fonctions de formateur en IFSI. Concrètement, comment l’utilisez-vous ?

Arnaud Barras : Lorsque j’ai eu l’occasion de rencontrer Thérèse Psiuk en 2013, dans le cadre d’une formation au raisonnement clinique, je l’ai immédiatement reconnue comme étant une vraie personne ressource en termes de pédagogie et par ses qualités humaines et relationnelles. Le grand mérite de cette méthode est d’apporter de quoi théoriser la manière dont les infirmiers raisonnent au quotidien au sein des services de soins en se basant sur un jugement hypothético-déductif. J’enseigne à mes étudiants à observer les signes, à rechercher des informations auprès du patient puis à émettre une hypothèse clinique, un jugement clinique en classant les différentes données selon la méthode clinique tri-focale. C’est une manière d’ordonner les événements afin de faire des liens entre les signes cliniques présentés par le patient. La finalité étant d’adapter les actions de soins en conséquence.

OS&M : Est-ce vraiment nouveau ?

Arnaud Barras : Je crois qu’on avait un peu perdu de vue des éléments permettant de mettre en lien différents signes et événements et sont advenues des confusions entre rôle sur prescription et rôle autonome lors de notre formation. Pourtant, le soin infirmier en activité n’est pas un soin scindé. Depuis mon diplôme d’université en simulation en santé et la mise en place d’un laboratoire de simulation au sein de l’IFSI en 2013, j’utilise cette méthode qui permet aux étudiants de mieux comprendre les cas qui leur sont présentés, de se poser les bonnes questions, mais aussi d’être en capacité de communiquer efficacement avec les autres professions soignantes. Dans le cas d’une suspicion d’œdème aigu du poumon, par exemple, ils identifient les signes cliniques présents dans la situation simulée ainsi que les risques de complication et adaptent leurs actions. Parmi ces actions : lancer l’alerte grâce à l’outil de communication SAED (acronyme pour situation, antécédents, évaluation, demande) créé par la HAS. Ces séances de simulation, présentes dans l’ensemble du programme de formation, se font en collaboration pluridisciplinaire avec des médecins, des cadres, des infirmiers psy… Et utilisent toujours la méthode du raisonnement clinique.

OS&M : Cette méthode est-elle adaptable à toutes les disciplines ?

Thérèse Psiuk : Absolument ! De la chirurgie à la psychiatrie, en passant par les pathologies chroniques, tout est applicable. Le livre offre des quantités d’outils mais ceux-ci ne sont pas figés. Il est essentiel que toutes les équipes de soin puissent travailler dans leur contexte propre. Dans l’introduction, nous avons donc précisé que « la complexité des contextes de soins, les niveaux d’expertises différents des professionnels, le partage des connaissances, sont autant de facteurs favorisant la créativité et l’innovation ». Le raisonnement clinique n’est pas un carcan mais bien un outil menant à une meilleure prise en charge des patients et de leur entourage mais aussi à un épanouissement des équipes. Un chemin d’autonomie et de reconnaissance professionnelle, également.

OS&M : Comment passer de la théorie à la pratique ?

Thérèse Psiuk : Dans les précédents volumes comme dans celui-ci, une part importante est dédiée à des situations emblématiques comme, par exemple, celle de patients de plus de 50 ans souffrant d’un cancer du larynx, trachéotomisés et traités par radiothérapie depuis la préadmission jusqu’à la sortie. Ou encore : des crises d’épilepsie chez des patients épileptiques connus présentant une déficience mentale. Chacune de ces situations est présentée par équipes de soins les ayant expérimentées et ayant travaillé sur le sujet. Celles-ci permettent au lecteur de comprendre précisément le cheminement suivi par les équipes de terrain et de s’en imprégner, même si le secteur n’est pas le sien.

OS&M : Monsieur Barras, vous avez exercé dans des services très divers et vous voilà formateur en IFSI où vous utilisez cette méthode clinique avec enthousiasme… Parlez-nous un peu de votre parcours

Arnaud Barras : Très tôt, j’ai connu l’univers hospitalier en commençant par des boulots d’été de brancardier puis d’ASH aux Hospices civils de Lyon (Rhône) les week-ends. Je me suis immédiatement senti très à l’aide dans cet univers, c’est pourquoi, après un DEUG d’histoire, je me suis lancé dans l’aventure en entrant à l’IFSI de Chalon-sur-Saône où j’exerce aujourd’hui. À l’origine, j’avais pour projet de travailler aux urgences. Du coup, j’ai fait mon stage optionnel dans ce service à Lyon. Je pouvais enfin réaliser des gestes et mettre mon savoir en pratique ! Mais j’ai également adoré mon stage en psychiatrie où le côté réflexion en équipe était très développé.

OS&M : Vous avez donc choisi les urgences comme premier poste…

Arnaud Barras : Oui, à Chalon. Le centre 15 était dans notre établissement et nous permettait de faire des urgences et du SMUR. Très rapidement, je me suis engagé dans des projets transversaux, notamment dans le domaine de la gestion de la douleur. Ce que j’aime dans les urgences, c’est que j’y ai rencontré de vraies équipes pluridisciplinaires travaillant main dans la main. Il n’y avait pas de barrières entre les professions. Le projet de soins était également partagé. L’évaluation de la douleur, c’était nouveau à l’époque. J’ai pu participer à la mise en place d’un protocole de protoxyde d’azote et à la mise en œuvre de protocoles antalgiques dès l’accueil pour les patients douloureux. C’était une véritable révolution, surtout chez les enfants qui devaient subir des sutures.

OS&M : Avez-vous ressenti des freins à ce projet ?

Arnaud Barras : Oui, il y a toujours des freins quand certains pensent perdre un peu de pouvoir. Mais le chef de service nous a complètement soutenus et accompagnés. Des vieux schémas perdurent parfois mais ils finissent par être balayés par l’efficacité de telles mesures. Je faisais partie du Clud (Comité de lutte contre la douleur) et j’étais également référent pour l’encadrement des étudiants.

OS&M : En 2006, vous voilà faisant fonction de cadre…

Arnaud Barras : Oui. Cadre de nuit sur l’ensemble des services de l’établissement. Une vraie épreuve du feu ! J’y ai énormément appris.

Je me souviens en particulier d’une fuite d’eau en gériatrie le 14 juillet. On n’a pas le choix, il faut s’autonomiser et se débrouiller en toute circonstance. Mais il y avait une forme de solitude aussi pour apprendre son métier lorsqu’on est faisant fonction de cadre.

OS&M : Pourquoi avoir quitté ce poste de cadre au bout d’un an pour redevenir cadre un an plus tard ?

Arnaud Barras : Je ne pensais pas avoir accompli tout ce que j’avais à accomplir en tant qu’infirmier de terrain. Je suis donc reparti, en réanimation, cette fois. Je voulais découvrir ce que devenaient les patients après être passés aux urgences. Voir la suite, en quelque sorte. Mais, très vite, au bout d’un an, ayant goûté au management et à la mise en place de projets, j’ai redemandé un poste de cadre. J’ai choisi un poste qui a étonné tout le monde : cadre en Ehpad. Les choses étaient en train de changer. Une nouvelle culture de la gériatrie voyait le jour et c’était passionnant. Il y avait tellement à faire ! Je m’en souviens comme d’une magnifique expérience. Nous avons mis en place les premiers projets de vie avec une équipe admirable, pleine de punch. Là aussi, j’ai fait introduire des protocoles d’utilisation du protoxyde d’azote pour certains soins comme des toilettes douloureuses pour les résidents en fin de vie.

OS&M : Vous dites avoir travaillé sur le sens. Qu’est-ce que ça signifie ?

Arnaud Barras : Je vais vous donner un exemple tout simple : chaque matin, les infirmières et les aides-soignantes commençaient leur travail à un bout du couloir et continuaient dans l’ordre des chambres. Le lendemain, elles démarraient par le bout opposé. Cela n’avait pas de sens. Nous avons donc réfléchi collectivement à une meilleure manière de faire en fonction des patients. Untel se réveillait toujours tôt alors que tel autre préférait dormir un peu plus longtemps. Au début, il a été compliqué de changer les choses puisque cela remettait en question une organisation bien huilée mais nous y sommes parvenus. Cela a été extrêmement fédérateur. Je reste très admiratif de cette équipe pour son courage et sa volonté de faire évoluer le “prendre soin”.

OS&M : Entre-temps, vous avez obtenu votre concours de cadre et avez intégré l’IFSI où vous exercez encore à ce jour

Arnaud Barras : Je suis d’abord retourné à l’Ehpad. Il y avait tout un déménagement à préparer et quelques gros projets à finaliser. Puis, fin 2012, j’ai accepté le poste en IFSI. Nous y avons mis en place un laboratoire de simulation en santé qui fonctionne très bien. Je cherche à toujours rester dans l’innovation et la découverte. C’est également pour cette raison que le raisonnement clinique me passionne. Aussi, quand Thérèse Psiuk m’a proposé de relater, dans son dernier livre, la manière dont nous mobilisons le raisonnement clinique de nos étudiants avec la simulation en santé, l’IFSI de Chalon-sur-Saône et moi-même en avons été très honorés.

À lire

Les quatre ouvrages évoqués par Thérèse Psiuk ?

→ Plans de soins types, chemins cliniques et guides de séjour, Situations en cancérologie, Thérèse Psiuk et Monique Blondel, Éditions Elsévier Masson, juin 2010.

→ Plans de soins types et chemins cliniques, Thérèse Psiuk et Christine Verhelst, Éditions Elsévier Masson, octobre 2011.

→ Plans de soins types et Chemins cliniques, 20 situations cliniques prévalentes, Thérèse Psiuk et Monique Gouby, Éditions Elsévier Masson, mai 2013.

→ Raisonnements et chemins cliniques, Guide d’apprentissage et 16 situations emblématiques, Thérèse Psiuk et Josette Jousset-Fougeray, Éditions Vuibert, janvier 2017.

Autres livres rédigés par Thérèse Psiuk ?

→ La démarche clinique de l’infirmière : comprendre, pratiquer, enseigner et apprendre, Arlette Marchal et Thérèse Psiuk, Éditions Séli Arslan, 2e édition, juin 2010.

→ L’apprentissage du raisonnement clinique, Thérèse Psiuk, éditions de Boeck, juin 2012.

→ Le parcours professionnalisant d’une étudiante infirmière : Le voyage extraordinaire de Lola, Thérèse Psiuk et Claudine Rifflart, Editions Estem, collection “Sciences et Santé”, mars 2015.