Éducation thérapeutique et précarité : un double défi - Objectif Soins & Management n° 249 du 01/10/2016 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 249 du 01/10/2016

 

Promotion de la santé

Marie Luginsland  

Acquérir ou maintenir les compétences pour gérer au mieux sa vie avec une maladie chronique : telle est la finalité proposée par l’éducation thérapeutique. Cet objectif est d’autant plus ambitieux quand le patient vit une situation de précarité. Le patient doit faire face à la maladie dans un contexte complexifié par la vulnérabilité sociale. Pour les acteurs impliqués dans la prise en charge du patient, cette approche requiert autant de souplesse et de facultés d’adaptation que de créativité.

La Haute Autorité de santé (HAS) ne s’y est pas trompée. Dans ses recommandations de juin 2007(1), elle rappelle que l’éducation thérapeutique du patient (ETP) ne peut être considérée comme intégrée à la prise en charge thérapeutique du patient qu’à deux conditions :

• l’ETP doit intervenir en réelle complémentarité des traitements et des soins, du soulagement des symptômes y compris de la douleur, et de la prévention des complications ;

• l’ETP doit également tenir compte des besoins spécifiques, des comorbidités, et particulièrement des vulnérabilités psychologiques et sociales.

C’est dire combien il est essentiel, dans le cadre d’une prise en charge d’ETP, de connaître et de prendre en compte la situation de précarité que peuvent vivre certains patients.

DÉCLOISONNER L’HÔPITAL ET LA VILLE

En raison des spécificités relatives aux situations de précarité, il est souvent difficile de prendre connaissance de ces vulnérabilités à l’hôpital et, bien plus encore, de suivre ces patients sur la durée.

Les Unités transversales d’éducation du patient

Les Unités transversales d’éducation du patient (Utep), attachées aux établissements et désormais aux groupements hospitaliers de territoire (GHT), ont bien compris cet enjeu. Ces unités ressources accompagnent les services dans l’élaboration de leurs programmes ETP. Positionnées sur un territoire, elles s’efforcent de renforcer le maillage entre les établissements afin de promouvoir et de développer l’ETP. « Dans le but de fluidifier et de rendre cohérent le parcours patient, l’Utep est inscrite dans le GHT. Et dans cet axe de travail, nous souhaitons rendre l’ETP accessible à tous les patients en réalisant, par exemple, des programmes d’ETP sur différents sites de notre groupe hospitalier et en décentrant nos programmes que nous installons en centre-ville pour les rendre plus faciles d’accès », expose Laure Plate, cadre de santé et coordinatrice de l’Utep du Groupe hospitalier du Havre(2), un établissement qui a fait de la précarité l’un de ses axes prioritaires. Il s’agit également, précise-t-elle, « de rendre l’ETP accessible, par un important travail de communication et d’information, auprès des médecins traitants qui pourront informer et orienter leurs patients vers nos programmes ».

De fait, s’il existe un vecteur de décloisonnement hôpital-ville, c’est bien l’ETP.

Ouverture de l’Utep

Du reste, la majorité des Utep sont incitées par les Agences régionales de santé (ARS) à s’ouvrir vers l’extérieur afin que les programmes puissent bénéficier au plus grand nombre de patients. Martine Abdesslem, cadre de santé et coordinatrice de l’Utep (CHU-Rouen), évoque ainsi le Copil territorial regroupant tous les acteurs ETP du territoire pour un travail commun de promotion de l’ETP sur le territoire Rouen-Elbeuf. « Nous avons créé un répertoire qui référence tous les programmes à l’intention des médecins libéraux et des autres professionnels de santé, comme les pharmaciens par exemple », indique-t-elle(3).

UNE APPROCHE ALLIANT LE SANITAIRE ET LE SOCIAL

La situation de précarité chez le patient et l’intrication de problématiques biomédicales, psychologiques et sociales peuvent amener l’intervention de différents partenaires, issus non seulement du monde médical, mais aussi du milieu social, psychiatrique… « Lorsque différents acteurs sont déjà présents, et que ceux-ci sont en lien les uns avec les autres, c’est un terrain intéressant. Les acteurs de l’ETP doivent s’inscrire dans ce maillage. Mais, parfois aussi, le patient ne bénéficie d’aucune intervention. Dans ce cas, on peut alors dire que l’ETP peut être la porte d’entrée à la mise en exergue des problématiques inhérentes à la précarité », décrit Sophie Peres, cadre de santé, responsable de Santélys (Nord), association spécialisée dans la santé et le maintien à domicile(4).

Une prise en charge transversale…

Au-delà de la problématique de la mobilité souvent propre à ces patients, cette transversalité et une prise en charge en ville s’avèrent précieuses car elles vont permettre une intervention auprès du patient dans son milieu de vie. « Il est ainsi possible d’explorer le soutien social perçu ou non par le patient, ses ressources financières, ses croyances et ses représentations quant à sa pathologie, ses traitements, ainsi que l’offre de soins du territoire dans lequel vit le patient », note Sophie Peres.

… et pluriprofessionnelle

L’approche pluriprofessionnelle – ou tout au moins l’existence de ressources pluridisciplinaires – permet des articulations fortes entre le sanitaire et le social, composantes indissociables de la situation de ces patients. « Les aspects sociaux ont en effet une influence indéniable sur la santé et la prise en charge de ces personnes en situation de précarité. Il y a lieu de les prendre en compte dans leur globalité », souligne Marjorie Mailland, responsable de la gestion et de la coordination du Réseau santé Marseille Sud.

REPÉRER LA PRÉCARITÉ

Toutes les dimensions de la précarité

« L’éducation thérapeutique auprès de personnes en situation de précarité rencontre les mêmes problématiques de la population générale, à la différence près que ces personnes en situation de précarité cumulent le plus souvent plusieurs facteurs de risques : l’absence ou la défaillance des sécurités de base qui sont les piliers pour tout un chacun, notamment l’emploi, le soutien familial et social, un logement stable, la santé, peuvent se cumuler. La précarité, c’est la difficulté à se projeter, à prendre soin de soi, l’absence de marge de manœuvre », constate Sabine Durand-Gasselin, formatrice et chargée de projets en éducation thérapeutique.

Les images de la précarité

La précarité a de multiples visages. Elle est souvent imagée, comme celle d’un homme seul vivant à la rue. La précarité des familles monoparentales est aujourd’hui plus connue, mais on ignore encore souvent celle des étudiants, des personnes âgées. Être en situation de précarité ne veut pas uniquement dire manquer de ressources économiques ou avoir un logement instable ; la précarité peut également être synonyme d’isolement social sans qu’il y ait obligatoirement précarité économique. Aussi, tout comme elle demandera beaucoup d’adaptabilité en termes d’organisation et notamment une plus grande flexibilité horaire, la prise en charge en ETP de ces patients interpelle le soignant dans ses propres représentations de la précarité. Au risque de bousculer certains a priori.

MESURER LA PRÉCARITÉ

Comment définir la précarité ?

Le score Epices(5) est sans doute le test le plus connu, ayant été testé et validé par les centres d’examen de santé. L’un des atouts de son utilisation est le repérage des vulnérabilités autres qu’économiques. Pour autant, il peut s’avérer réducteur pour appréhender, par exemple, la situation globale des personnes d’origine étrangère. De même, comme le remarque Laure Plate, « il ne nous dit pas la vision que le patient porte à sa situation. Ainsi, il se peut que le score Epices définisse un patient comme précaire et que cette même personne ne se sente pas du tout précaire ».

Évaluer

Les services ont cependant la nécessité d’évaluer les effets de l’ETP sur le patient et, éventuellement, sur son entourage. Les scores en tant qu’outils validés présentent l’intérêt de pouvoir être inscrits dans un travail scientifique. Ils proposent également d’évaluer la qualité de vie et/ou la précarité à un instant “T” et de mesurer l’amélioration de la situation du patient. « Ces méthodes m’interpellent néanmoins. Comment évaluer la qualité de vie ? Ces échelles ne proposent pas de pondération. Quelle est la norme, pour le patient, pour le soignant ? », s’interroge Sophie Peres qui, cependant, recourt également à ces outils validés dans le cadre de travaux scientifiques de recherche en ETP.

UNE AUTRE MANIÈRE DE PRENDRE EN CHARGE

Adapter sa posture

Parce que les repères bougent, l’approche du patient en situation de précarité demande une grande adaptabilité de la part des intervenants. L’ETP engage une posture qui bouleverse totalement la relation soignant-soigné. Elle requiert une ouverture du soignant pour mieux collaborer avec le patient. Ceci se vérifie d’autant plus quand les patients se trouvent en situation de précarité, devant gérer à la fois leur maladie chronique et leur situation sociale difficile. Pour intéressant voire passionnant qu’il soit, ce projet adapté au patient demande beaucoup de souplesse de la part du soignant.

Les ARS acceptent d’ailleurs d’intégrer la notion de souplesse dans les programmes à destination de patients en situation de précarité. « La souplesse est l’un des paramètres les plus importants quand on fait de l’ETP à destination de ces personnes. Pour créer un lien, il faut être souple, accepter que ces patients ne vont pas rentrer dans les cases », rappelle Marjorie Mailland. Avec le risque de rencontrer l’échec. « Lors du bilan éducatif et tout au long du programme d’ETP, il est possible de mettre en évidence un éventuel renoncement aux soins. Ce renoncement peut prendre plusieurs formes, dont le refus de soins ou l’incapacité à accéder aux soins du fait de la méconnaissance de la maladie et de l’offre de soin, du contexte social ou encore de la désertification médicale que subit le patient », note Sophie Peres.

Amenés à revoir leur cadre de référence, leur posture et le temps dédié à l’éducation, les soignants doivent également faire face à un autre enjeu spécifique à la situation de ces patients : comment soutenir la motivation de personnes dont la santé n’est souvent pas, en raison de leurs conditions de vie, au premier rang des priorités ? Sabine Durand-Gasselin préconise aux soignants « d’évaluer, dans le bilan éducatif partagé, les points sur lesquels ils peuvent s’appuyer concernant le patient et sa vie avec la pathologie. Où en est-il dans la connaissance de sa maladie ? Quels sont les paramètres psychosociaux ?… ».

Ne pas craindre de réviser ses objectifs

Habituellement centrés sur la gestion de la pathologie, les soignants sont appelés à se détacher de leurs objectifs initiaux. Le patient doit être accueilli sans a priori.

Ses carences et ses manques ne seront pas soulignés, car un discours stigmatisant pourrait exclure toute relation de confiance. « On peut difficilement exiger des efforts diététiques d’une personne qui ne fait qu’un repas par jour », remarque Marjorie Mailland. Face aux conditions de vie qu’endurent ces patients, le simple fait de prendre soin de sa santé signifie une volonté qu’il convient de relever. L’expression de cette acceptation de l’aide est gratifiante pour le soignant. Dans ce contexte, l’alliance thérapeutique prend, plus que jamais, son sens.

Cependant, une fois cette alliance thérapeutique instaurée, d’autres paramètres liés aux conditions de vie peuvent compromettre l’ETP. L’assiduité ou la ponctualité des patients ne semblent pas – paradoxalement – poser de problème majeur, mais il arrive qu’en fonction des objectifs déterminés, l’ETP ne puisse être mise en œuvre. « Nous accueillons le récit du patient sans jugement. Il arrive que le programme ne soit pas la priorité du patient, ce n’est pas le moment pour lui. Dans cette situation, il est nécessaire de créer le terrain propice à l’alliance thérapeutique pour que le patient puisse revenir au moment qu’il aura choisi », insiste Sophie Peres.

IMAGINER DES OUTILS

Face à la précarité, les soignants sont appelés à revoir non seulement leur copie mais aussi leurs outils. Car les multiples facettes des situations rencontrées et des profils patients excluent toute possibilité de s’appuyer sur des standards.

Les services adaptent

Ce constat amène les services à adapter sans cesse leurs outils éducatifs tout comme leurs échelles d’évaluation. Dans ce dernier registre, des questionnaires “maison” sont administrés en pré- et post-programme. Ces outils sont créés autour de la qualité de vie afin de laisser la place à la propre norme du patient dans ce qu’il considère être important pour lui ou non.

Les équipes créent

Quant aux outils éducatifs, ils sont souvent élaborés sur le terrain. Les équipes fabriquent des documents simples, pour illustrer les gestes du quotidien ou expliquer les résultats de laboratoires. Que ce soient des pictogrammes pour les patients ne maîtrisant pas la lecture, des photos remplaçant l’écrit sur le document remis au patient du kinésithérapeute ou encore Google traduction sur téléphone ou tablette face à des patients étrangers ne parlant pas français, les soignants sont inventifs à l’image de leurs patients obligés de recourir à des solutions multiples pour “arriver à vivre”. L’objectif premier consiste à rendre l’ETP accessible aux patients sans les infantiliser.

Les patients experts

Certains programmes requièrent le soutien de patients “ressources” agissant comme des “patients experts”. Les associations de patients apportent des compétences incontournables dans l’approche de certains patients en situation de précarité. Il n’est ainsi pas rare que d’anciens patients aident les soignants à pénétrer dans les squats.

SE FORMER POUR MIEUX AIDER

Afin de pouvoir accompagner en ETP ces patients dans leurs composantes psychosociales, il est recommandé au soignant qui ne dispose ni d’approche de la précarité dans leur formation initiale, ni d’expérience sur le terrain, de se former à la relation d’aide.

Des modules de formation spécifique sont ainsi dispensés auprès des Comités régionaux d’éducation à la santé (Cres), des Comités départementaux d’éducation à la santé (Codes), de certains Pôles de compétences en éducation et promotion de la santé (Peps), des collectifs ETP ou encore de certaines associations de patients.

NOTES

(1) “Éducation thérapeutique du patient – Définition, finalités et organisation.” HAS, juin 2007. Via le lien raccourci bit.ly/2dBH8Th.

(2) Cadre du Plateau technique de rééducation de l’hôpital Jacques-Monod (Seine-Maritime) et cadredu Centre d’évaluation et de traitement de la douleur.

(3) L’Utep du CHU-Rouen a également travaillé sur un programme inédit en France concernant l’ETP en milieu carcéral, premier lieu de précarité. Ce programme concernant huit maladies chroniques est appelé à être utilisé de manière plus générale à l’intention des populations carcérales.

(4) Association proposant des ETP et s’inscrivant dans une démarche pluridisciplinaire en contact avec les différents intervenants du parcours de soins du patient, professionnels de santé hospitaliers et de ville.

(5) Évaluation de la précarité et des inégalités de santé dans les centres d’examens de santé (Epices).