Codévelopper pour mieux manager à l’hopital - Objectif Soins & Management n° 247 du 01/06/2016 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 247 du 01/06/2016

 

So Yung Straga

Sur le terrain

Laure de Montalembert  

Bien loin des dizaines de méthodes de résolutions de problèmes dont on nous rebat les oreilles régulièrement, le codéveloppement professionnel offre de très larges bénéfices aux services qui le pratiquent. Pourvue d’un solide sens de l’humour et d’une vitalité à toute épreuve, So Yung Straga, cadre supérieure en chirurgie au CHR de la Citadelle en Belgique, a expliqué à quel point cela a changé le mode d’interaction des cadres de son établissement lors d’une conférence au dernier Salon Infirmier. Elle nous livre ici une interview exclusive.

Objectif Soins & Management : En quoi les cadres peuvent-ils avoir besoin d’utiliser une méthode de développement professionnel et managérial ?

So Yung Straga : Je parle beaucoup avec les gens. J’aime ça et j’ai à cœur de les connaître autant que possible et d’apprendre d’eux. Du coup, ils s’adressent à moi sans difficulté. Mes collaborateurs proches venaient dans mon bureau déposer un tas de problèmes quotidiens. À un moment donné, je me suis rendu compte que la plupart de ces problèmes pouvaient être communs à plusieurs cadres du service, certains ayant développé des méthodes de résolution efficaces. Du coup, j’ai eu l’idée de les mettre en relation lorsque c’était le cas, mais je voulais trouver un moyen pour formaliser ces échanges d’expériences.

OS&M : Comment y êtes-vous finalement parvenue ?

So Yung Straga : Cela fait partie des surprises de la vie. Un jour, alors que je cherchais un synonyme de “collaboration” sur un moteur de recherches, je suis tombée par hasard sur le mot “codéveloppement” puis “codéveloppement professionnel”. En approfondissant, je suis tombée sur un outil créé par des Canadiens qui m’est immédiatement apparu comme celui que je cherchais. Le nom de ses concepteurs : Payette et Champagne. Ces deux-là étaient fait pour se rencontrer [rires]. J’ai donc cherché en Europe un contact pour en savoir plus et j’ai découvert l’Afcodev (Association française de codéveloppement) à Paris et l’organisme de formation affilié. Sur mes fonds personnels, je me suis donc lancée dans le premier module de formation de cinq jours. Immédiatement à la suite, j’ai constitué mon premier groupe de codéveloppement professionnel puis j’ai suivi le deuxième module destiné à effectuer sa propre évaluation de l’application de la méthode. Présenté à la direction, le projet a immédiatement remporté son adhésion.

OS&M : Comment cela se met-il en place ?

So Yung Straga : J’ai proposé l’idée à mes collaborateurs directs, les cadres, et nous avons constitué un groupe de huit personnes, dont moi qui joue le rôle de facilitateur. Chaque séance mensuelle dure trois heures et contient six étapes. Tous les participants abandonnent leur téléphone portable et donnent la consigne de ne pas être dérangés pendant ce laps de temps. Une salle, huit chaises et de quoi écrire, c’est tout ce qui est nécessaire. Chacun vient en séance avec un sujet de préoccupation actuel et exclusivement professionnel. Un problème ou un projet. Tour à tour, chacun l’expose à l’ensemble sur une durée n’excédant pas deux minutes. Ce pourrait être, par exemple : « J’ai un nouveau collaborateur et j’ai du mal à fonctionner avec lui. » Ensuite, on décide ensemble du sujet le plus important à traiter lors de la séance. Celui-ci doit répondre à deux impératifs : que la personne qui l’a présenté soit prête à en parler largement et/ou qu’il y ait un critère d’urgence comme, par exemple, la proximité d’une réunion sur le sujet. Il faut aussi que tout le monde soit d’accord. Le facilitateur ne décide pas. Il est là pour faire respecter la méthode. Le groupe s’autogère. Celui qui a amené le sujet devient le “client” de la séance et les autres les “consultants”. Le client a ensuite entre 30 et 45 minutes pour exposer sa problématique plus en détails. Personne ne l’interrompt. C’est la première étape. Puis vient celle de la clarification durant laquelle les consultants posent leurs questions factuelles pour bien comprendre la problématique. On pose une seule question puis on passe le relais à un autre. Avec ce questionnement, le travail de réflexion est déjà amorcé.

OS&M : Puis vient l’étape du “contrat”…

So Yung Straga : Oui. C’est l’originalité de la méthode. Le client détermine l’aspect précis de la problématique qu’il veut voir traiter mais les consultants ne sont pas tenus de l’accepter tel quel. Une discussion s’engage alors dans laquelle le facilitateur tient un grand rôle. Je vous donne un exemple récent. La demande était : « J’aimerais que vous m’aidiez à trouver une méthode pour accueillir les nouveaux venus dans ma spécialité. » Réponse du groupe : « Ta spécialité, on ne la connaît pas. » Du coup, le contrat s’est transformé en : « Expliquez-moi comment vous faites pour accueillir les nouveaux venus dans vos spécialités. » Ainsi, c’est adapté, et le client repart avec une manne de solutions variées. Bénéfice secondaire, ce partage d’expériences enrichit également les autres membres du groupe.

OS&M : C’est donc la quatrième phase, celle de la consultation ?

So Yung Straga : Exactement. Chacun amène des récits de son expérience. Durant ce moment, le client ne peut pas intervenir. Il prend le temps d’écouter et de s’imprégner tout en prenant des notes. Du coup, on ne parle pas trop vite, comme moi avec vous en ce moment [rires]. Cela donne le temps de la réflexion. Survient alors la cinquième étape durant laquelle le client tire de tout cela les idées qui le tentent le plus. Nous estimons qu’il est son propre expert et personne ne doit se sentir vexé par ses choix.

OS&M : Tout se passe-t-il toujours sans heurts ?

So Yung Straga : Il peut y avoir des petits incidents de parcours. C’est pourquoi la sixième étape consiste en un debrief de la séance en commençant par le client. Chacun communique sur ce qu’il a appris dans le contenu mais aussi sur la forme de la séance. On peut y exprimer une impression de mal-être apparue à un moment ou un autre comme, par exemple, « tu m’as coupé la parole ». On ne repart pas avec ça dans son service. Cela évite les frustrations et aiguise la motivation pour revenir la fois suivante.

OS&M : En êtes-vous restée à ce premier groupe ?

So Yung Straga : Pendant un an. Puis, devant les demandes émanant d’autres pôles que le mien, nous avons scindé ce groupe en deux afin d’y adjoindre des nouveaux venus. Il s’agit également de cadres dans la mesure où tous les participants doivent impérativement avoir le même niveau de formation. J’aimerais beaucoup créer d’autres groupes, notamment des groupes d’infirmiers, mais mon emploi du temps ne me le permet pas. Pour cela, il faudrait que je sois libérée de mes autres obligations.

OS&M : Qu’avez-vous constaté comme changements au sein de l’établissement après la mise en place de la méthode ?

So Yung Straga : Dès la première année, mes collaborateurs cadres ne sont plus venus exposer des problèmes dans mon bureau, préférant s’adresser directement à leurs homologues pour essayer d’abord de résoudre les problèmes entre pairs. Ce n’est qu’ensuite qu’ils me font part de leur démarche et de ses effets. Autre changement notable : les cadres ont appris à se connaître. Avant, certains d’entre eux, qui travaillaient sur le même plateau, décrochaient le téléphone pour communiquer. Maintenant, ils se déplacent. C’est de l’informel et c’est indispensable. Un autre élément marquant et extrêmement positif se résume dans une phrase qu’on m’a dite : « Finalement, quand j’entends les autres, je me rends compte que ce problème qui me semblait énorme ne l’est pas tant que ça. » On apprend à admettre son impuissance sans peur et à cultiver la divergence sans crainte. À chaque problème, il y a des solutions. Elles sont toutes bonnes. De plus, ces groupes permettent également de s’arrêter un peu, de ne pas toujours être dans le “faire”.

OS&M : Est-ce un outil très utilisé ?

So Yung Straga : Absolument ! Cette méthode est utilisée dans de très grosses entreprises de tous secteurs. C’est une méthode à laquelle je crois fermement et je suis certaine qu’elle devrait être étendue dans tous les hôpitaux. Nous sommes tous forts dans certains domaines, mais pas dans tous. On parle de bien-être : le bien-être passe aussi par la capacité de donner aux gens les moyens d’être bien dans leur exercice au quotidien. Les seules personnes qui n’ont pas été tentées par l’aventure sont celles qui pensent ne pouvoir apprendre que d’une personne bardée de diplômes qu’elles estiment supérieure à elles. Finalement, la méthode n’est pas seulement un outil de résolution de problèmes ; le problème est presque secondaire, en fait, en rapport aux bénéfices associés dont celui de créer des liens.

OS&M : Tout cela est le résultat d’un parcours riche. À 46 ans, vous avez fait un bon bout de chemin au sein de l’hôpital. Pourquoi avoir choisi le métier d’infirmière ?

So Yung Straga : Le milieu de la santé m’a toujours intéressée. Mais c’est après un petit job d’été à 17 ans au sein d’une maison psycho-gériatrique (Ehpad) que le déclic s’est fait. Ce qui m’a plu, c’est ce contact direct, sans fard, face à des gens qui ne peuvent pas faire autrement que d’être ce qu’ils sont. L’aide que j’apportais était sommaire mais je crois que pouvoir discuter avec eux m’apportait encore plus qu’à eux. Il me restait un an de lycée. J’ai été adoptée en Corée à 7 ans. Cela ne se passait pas très bien avec mes parents et mon besoin de réalisation professionnelle était d’autant plus fort. Opposés à mon projet, ils m’ont inscrite en médecine alors que j’avais décidé de devenir infirmière.

OS&M : Comment vous en êtes-vous sortie ?

So Yung Straga : Après un mois de médecine, j’ai jeté l’éponge et je me suis mise à faire des petits boulots pour amasser un peu d’argent. Dès mes 18 ans, j’ai quitté mes parents adoptifs avec quelques sous et les vêtements que j’avais sur le dos et je me suis inscrite à l’école d’infirmière. Mon coup de chance est d’avoir très vite rencontré l’homme qui allait devenir mon mari – et qui l’est toujours. On s’est installé ensemble et sa mère m’a beaucoup aidée, tant matériellement qu’affectivement. Mais, tout de même, près de la fin de ma deuxième année, j’ai failli renoncer. J’avais trop de choses à porter. Là encore, c’est une rencontre qui a tout changé. Alors que je me rendais à mon école pour annoncer ma décision d’arrêter, je suis tombée sur une des secrétaires qui a passé une heure à discuter avec moi et m’a persuadée d’au moins terminer mon année. La troisième année a coulé de source. Je regretterai toujours de ne pas avoir pu la remercier pour ça.

OS&M : Qu’avez vous choisi comme mode d’exercice, ensuite ?

So Yung Straga : Je voulais être infirmière libérale mais, lors de mon dernier stage, je suis littéralement tombée amoureuse du secteur bloc digestif au CHU de Liège, en Belgique. L’équipe était vraiment accueillante et un poste était vacant. Finalement, on m’a assignée en chirurgie cardiovasculaire. J’y suis restée treize ans durant lesquelles j’ai également intégré l’équipe de prélèvements d’organes. Dans l’intervalle, j’ai obtenu un master de santé publique pour continuer à évoluer intellectuellement. Cela m’a ouvert l’esprit par rapport à ce que je vivais au quotidien, qui était devenu un peu routinier. Et j’ai trouvé fantastique de rencontrer des gens venant de tous horizons. Dans la mesure où mon diplôme me donnait accès au statut de cadre et que je faisais fonction lorsque ma cadre s’absentait, j’ai décidé de sauter le pas. Cela dit, je voulais commencer dans un plus petit établissement. Ce sera la clinique Saint-Joseph, dans le sud du pays. Un hôpital général de proximité, doté d’une centaine de lits. Seul hic, la plupart des soignants et des patients étaient germanophones, une langue dont je ne parlais pas un mot [rires]. Ils m’ont tout de même nommée cadre des quatre salles de bloc.

OS&M : En plus de cet obstacle, que vous avez répidement évacué, avez-vous rencontré des difficultés ?

So Yung Straga : J’étais leur huitième cadre en dix ans. Mais, loin d’être méfiants, les personnels étaient plutôt curieux. Ce qui m’inquiétait un peu, c’est que, du haut de mes 156 centimètres, j’avais peur d’avoir du mal à être respectée [rires]. Mon premier gros projet a été de professionnaliser les équipes. À l’époque, on voyait encore des instrumentistes sans formation, entre autres. Ce projet a été très bien accompagné par la direction à qui j’avais expliqué que cela rendrait l’établissement plus attractif. Je me suis également attaquée à la question du matériel, en pluridisciplinarité avec les médecins. Tout a avancé à grands pas et c’était, pour moi, un vrai plaisir d’aller travailler le matin. Cependant, au bout de cinq ans, l’ombre de la routine s’est de nouveau profilée. Je me suis alors résolue, la mort dans l’âme, à quitter ces équipes formidables pour regagner Liège, dans un CHR comme cadre de bloc. Il y avait 24 salles et une “chefferie” partagée par trois personnes. Je comptais y rester des années mais, lorsqu’au bout de deux ans, un poste de chef de service (cadre supérieur) s’est libéré, j’y suis allée après une hésitation de trois mois. C’est là que je suis depuis trois ans et que j’ai mis en place cette méthode de codéveloppement.

OS&M : Comment voyez-vous votre avenir ?

So Yung Straga : Très prochainement, je vais demander mon accréditation en codéveloppement professionnel auprès de l’organisme qui m’a formée. Avec deux ans de pratique, je me sens bien aguerrie à la méthode. À terme, j’adorerais en faire mon activité principale. Cela fait son chemin dans ma tête.