Surveillance des patients, responsabilité des soignants - Objectif Soins & Management n° 242 du 01/01/2016 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 242 du 01/01/2016

 

Droit

Gilles Devers  

La jurisprudence, c’est l’ensemble des décisions de justice rendues par les cours et les tribunaux français. En matière de surveillance des patients et de responsabilité des soignants, elle donne un éclairage des textes, voire permet d’interpréter et d’en préciser le sens.

Chute mortelle d’un patient perturbé, admis dans un service de médecine générale

Cour administrative d’appel de Paris, 23 novembre 2015, n° 14PA02217

Les faits

Un patient, atteint d’une plaie cranio-faciale à la suite d’une agression par arme à feu, a été admis le 5 mai 2001 dans le service de neurochirurgie du centre hospitalier de La Pitié-Salpêtrière (Assistance publique-hopitaux de Paris, AP-HP).

Le patient était atteint d’une cécité, d’une surdité et d’autres séquelles de sa blessure.

Il a été retrouvé, le 20 juin suivant, vers 8 heures 30, gisant, à la suite d’une chute, sous les fenêtres de sa chambre située au deuxième étage.

L’analyse

Les troubles dont il était atteint l’exposaient particulièrement à un risque de chute. De plus, le patient avait présenté, dans les jours précédant l’accident, un état d’agitation et de désorientation. Enfin, la chute survenue le 20 juin 2001, depuis la fenêtre de sa chambre située au deuxième étage, impliquait nécessairement soit que le dispositif de sécurité destiné à empêcher l’ouverture de la fenêtre n’avait pas été enclenché, soit qu’il n’avait pas correctement fonctionné.

Eu égard aux précautions qu’imposaient l’état et le comportement du patient dans les jours ayant précédé l’accident, ces manquements caractérisent une faute dans l’organisation et le fonctionnement du service.

Le commentaire

Le patient conserve en toute hypothèse la liberté d’aller et venir, surtout quand il est admis en service libre, dans le service général d’un hôpital. Mais ce patient, sourd-muet et physiquement dégradé par l’agression qu’il avait subi, qui avait justifié une utilisation supérieure à un mois, légitimait une surveillance d’autant plus attentive qu’il était alors assez perturbé. Dans cette affaire, la problématique se portait sur les chambres en hauteur. Il était prévu un processus de condamnation des fenêtres, qui soit n’avait pas été enclenché, soit n’avait pas fonctionné. Une telle affaire laisse donc apparaître un défaut d’organisation et de fonctionnement du service. La procédure engagée devant le tribunal administratif est dirigée contre l’établissement de santé, à savoir l’AP-HP.

La famille de la victime ayant fait le choix de la procédure pénale, il aurait été extrêmement difficile d’arriver à un résultat, du fait de la nécessité au pénal d’individualiser les fautes, de les caractériser et établir pour chacune un lien de causalité certain avec le dommage. Or, dans de telles affaires, ce travail d’imputations individuelles est difficile, voire impossible.

Chute d’un patient peu mobile, à 48 heures de l’intervention, et défaut de surveillance

Cour administrative d’appelde Marseille, 22 octobre 2016, n° 14MA01998

Les faits

Une patiente a été opérée d’une prothèse du genou droit le 21 septembre 2010 à l’hôpital Nord à Marseille (Bouches-du-Rhône), dépendant de l’Assistance Publique-Hôpitaux de Marseille (AP-HM).

Le 23 septembre 2010, deux jours après l’opération de la pose de prothèse totale du genou, la kinésithérapeute du service de rééducation du centre hospitalier Nord a mis debout la requérante en appui sur un déambulateur. Elle tenait la patiente par derrière puis l’a lâchée brièvement pour déplacer deux chaises et en mettre une à la disposition de sa patiente pour qu’elle puisse s’asseoir.

Cette chute lui a occasionné un traumatisme du rachis avec fracture vertébrale.

Estimant que la responsabilité de l’AP-HM était engagée pour faute du fait de la négligence ou de la maladresse de la kinésithérapeute, la patiente a saisi la juridiction administrative.

L’expertise

Le rapport d’expertise ne simplifiait pas l’analyse du dossier. En effet, l’expert avait conclu que la patiente avait présumé avoir un siège derrière elle, et qu’elle s’est laissée glisser en arrière pour s’asseoir, pour alors chuter lourdement.

L’expert ajoutait que la chute ne résultait pas d’une faute de maladresse de la kinésithérapeute, mais qu’il s’agissait d’un « événement accidentel d’autant moins compréhensible que la patiente était en appui sur un déambulateur ». Il reconnaissait toutefois qu’« il aurait été préférable d’asseoir préalablement la patiente sur son lit avant de déplacer les chaises ».

L’analyse

Le tribunal rappelle tout d’abord qu’il n’appartient qu’au juge de se prononcer sur la qualification juridique des faits.

Aux termes de l’article L. 1142-1-1 du Code de la santé publique (CSP), hors le cas où leur responsabilité est encourue en raison d’un défaut d’un produit de santé, un établissement de santé n’est responsable des conséquences dommageables d’actes de prévention, de diagnostic ou de soins qu’en cas de faute.

Compte tenu du caractère récent de l’intervention du genou subie et du poids de la patiente, qui nécessitait des précautions supplémentaires lors de l’aide au lever et à la station debout, et notamment la présence rapprochée d’un personnel soignant pour la verticalisation, le bref éloignement de la kinésithérapeute pour déplacer des chaises constitue un défaut de surveillance et d’accompagnement de la patiente.

Perte de chances

Dans le cas où la faute commise lors de la prise en charge ou le traitement d’un patient dans un établissement a compromis ses chances d’obtenir une amélioration de son état de santé ou d’échapper à son aggravation, le préjudice résultant directement de la faute commise par l’établissement et qui doit être intégralement réparé n’est pas le dommage corporel constaté, mais la perte de chance d’éviter que ce dommage soit advenu. La réparation qui incombe à l’hôpital doit alors être évaluée à une fraction du dommage corporel déterminée en fonction de l’ampleur de la chance perdue.

Compte tenu des circonstances rappelées et du taux de chance de 50 % fixé par l’expert, il y a lieu d’évaluer cette perte de chance d’éviter la chute si la kinésithérapeute était restée constamment auprès de la patiente à 50 %.

Le commentaire

Dans cette affaire, l’expertise apparaît assez approximative, d’abord s’agissant de l’analyse des faits, avec une version de l’expert assez incompréhensible, puis s’agissant de la qualification juridique, qui, comme le rappelle à juste titre la juridiction, relève de son monopole.

L’expert doit d’abord réunir toutes les circonstances de fait permettant la bonne compréhension du dossier, puis se prononcer au regard des bonnes pratiques professionnelles. Mais entrer dans les qualifications juridiques ne relève pas de son rôle. Il existe de très nombreuses catégories juridiques de fautes, spécifiquement distinctes au civil, au pénal ou en administratif, et la maîtrise de ces analyses juridiques ne relève que des professionnels du droit.

À 48 heures de l’intervention, avec un patient peu mobile du fait d’une surcharge pondérale, l’attitude du masseur-kinésithérapeute aurait dû être plus prudente et attentionnée.

Dans le service d’urgence, chute d’un patient de son brancard, pour une récidive des crises d’épilepsie

Cour administrative d’appelde Nantes, 15 octobre 2015, n° 14NT01757

Les faits

Le 6 octobre 2007, un patient, qui était en cure de sevrage alcoolique, a été victime d’une crise d’épilepsie à son domicile. Il a été admis à 18 h 44 au service des urgences du centre hospitalier universitaire de Rennes (Ille-et-Vilaine).

Entre 19 h 30 et 20 h 30, il a chuté du brancard sur lequel il avait été installé. Depuis, il présente de graves séquelles, correspondant à une incapacité permanente partielle de 75 %.

L’analyse

Il n’existait pas de protocole particulier pour la prise en charge aux urgences des patients venant de présenter une crise d’épilepsie, un protocole n’existant que pour le bilan étiologique de la crise.

Toutefois, s’agissant des traitements médicamenteux et selon le rapport d’expertise, il n’y a pas de recommandation particulière pour un patient admis pour une crise convulsive, et il n’y a pas lieu, en l’état des connaissances actuelles, d’administrer un traitement spécifique au décours d’une première crise d’épilepsie.

Dans le cas d’un patient en cours de sevrage alcoolique ayant présenté une première crise convulsive, la survenance d’une seconde crise est fréquente, mais aucune faute ne saurait être retenue à l’encontre du personnel hospitalier pour n’avoir pas administré au patient un traitement médical lors de son arrivée au service des urgences.

Par ailleurs, dès sa prise en charge au service des urgences, le patient a été installé sur un brancard placé en position basse dont les barrières latérales avaient été remontées à une hauteur de 30 à 39 cm, ainsi que l’énoncent d’ailleurs les règles de bonne pratique concernant la prise en charge d’un patient épileptique.

L’un des experts a estimé que l’accident relevait d’un défaut d’organisation du service. Il a cependant souligné dans son rapport que, « pour empêcher que le patient ne chute de son brancard, il eût fallu qu’un membre du personnel ait pour unique fonction de le surveiller dans l’éventualité d’une crise ». Il a ajouté : « Pour qu’un membre du personnel intervienne efficacement pour prévenir la chute, son intervention aurait dû se faire dès la première seconde où le patient s’est relevé du brancard » et « il n’est pas certain que ce membre du personnel aurait eu la force de maintenir le patient sur le brancard ».

Enfin, précisait l’expert, « il est difficile d’exiger ou d’obtenir qu’un membre du personnel reste les yeux rivés sur tout patient épileptique admis aux urgences dans l’éventualité d’une crise entraînant une chute ».

Aussi, en l’absence d’une mesure de contention ou de médication spécifique, qui n’étaient pas prescrites en raison de l’impossibilité matérielle de placer en permanence devant le patient un ou plusieurs agents et compte tenu de l’existence des contraintes particulières d’un service d’urgence, aucune faute dans l’organisation et le fonctionnement du service de nature à engager sa responsabilité ne pouvait être retenue à l’encontre du centre hospitalier universitaire de Rennes.

La solidarité

La chute dont a été victime le patient alors qu’il se trouvait sur un brancard dans les locaux du service des urgences du centre hospitalier de Rennes ne peut être regardée comme un accident directement imputable à un acte de prévention, de diagnostic ou de soins pratiqué dans cet établissement au sens des dispositions du II de l’article L. 1142-1 du CSP. Aussi, doivent être rejetées les demandes de condamnation de l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux à réparer, au titre de la solidarité nationale, les dommages résultant de cet accident.

Le commentaire

Cette affaire laisse un certain malaise, qui est perfectible dans le rapport de l’expert. En effet, le patient conserve des séquelles de cette chute, alors qu’il venait d’être admis aux urgences et que cette chute était redoutée, ce qui explique qu’il était installé sur un brancard en position basse. D’où le sentiment que l’équipe aurait pu mieux faire…

Ceci étant, la responsabilité ne peut être engagée qu’en cas de faute prouvée, et les données générales du dossier comme les explications de l’expert montrent qu’il est même bien difficile de qualifier une faute dans la surveillance. C’est l’hypothèse où un fait dommageable n’est pas lié à une faute, de telle sorte que la responsabilité ne peut être retenue. Il restait le fondement juridique alternatif, à savoir la notion d’accident.

Or la juridiction estime qu’on ne peut retenir la qualification d’accident médical, car les faits en cause ne sont pas liés à un acte « de prévention de diagnostic ou de soins ». Cette motivation paraît critiquable, car l’installation d’un patient est incontestablement un acte de soin, défini comme tel par les règles professionnelles des infirmiers.

Chambre d’isolement, contention et surveillance

Cour administrative d’appelde Versailles, 6 octobre 2015, n° 14VE00366

Les faits

Un patient a été victime en 1994 d’un accident de la circulation qui l’a laissé lourdement handicapé. Il a perdu l’usage de ses jambes et utilisait difficilement ses bras et ses mains. Son état nécessitait l’assistance permanente d’une tierce personne, ce qui a conduit à son placement, à compter du 23?février 1998, au sein d’un établissement de santé.

Étant sorti sans autorisation de l’établissement, le patient a été privé de son fauteuil roulant. À la suite d’une altercation avec le personnel du service, il a été enfermé dans sa chambre et entravé sur son lit le 29 avril 2005 après avoir été placé sous sédation.

Un incendie s’est déclaré dans la chambre de l’intéressé alors que son briquet avait été laissé à sa portée, et le patient est décédé le 1er mai 2005 des suites de ses brûlures à l’âge de 34 ans.

La faute

L’établissement soutient que le patient aurait contribué au départ de l’incendie qui a provoqué son décès. Mais le fait d’avoir laissé le patient sous sédation et entravé dans un lit aux barreaux relevés, sans vérifier qu’aucun objet dangereux n’était à sa portée, était constitutif d’une faute de nature à engager sa responsabilité.

Cette vérification ne nécessitait pas qu’une fouille des affaires fut réalisée, mais simplement que le sac dans lequel l’intéressé avait l’habitude de ranger ses affaires, et notamment son briquet, fut mis hors de sa portée.

Les sonneries du système d’alarme incendie n’étaient pas suffisamment puissantes pour alerter le personnel qui n’est intervenu dans la chambre du patient que plusieurs minutes après leur déclenchement. La circonstance que cette alarme, qui se déclenchait régulièrement de manière intempestive, a pu être confondue par le personnel avec des alarmes de réfrigérateur ou de four suffit à établir son caractère défaillant.

Le commentaire

Cette affaire est tout à fait accablante. La gravité des fautes et des conséquences aurait parfaitement pu justifier une plainte pénale.