Travail en 12 heures : davantage qu’un nouveau rythme - Objectif Soins & Management n° 239 du 01/10/2015 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 239 du 01/10/2015

 

Ressources humaines

Marie Luginsland  

Bien qu’initialement dérogatoire, le travail en douze heures s’étend désormais à un grand nombre de services et de pôles hospitaliers. A tel point que les cadres en véritables équilibristes, doivent composer de nouvelles trames et une nouvelle organisation du travail en courant le risque permanent de se mettre hors-la-loi. Au quotidien, ce redimensionnement du temps de travail constitue pour l’encadrement un véritable tour de passe-passe qui ne doit sa réussite qu’à l’adhésion de l’ensemble des acteurs.

Les douze heures de travail continu détiennent ce pouvoir insolite de réconcilier directions d’établissements et salariés. Les premières y voient un facteur de réduction des effectifs, évaluée entre 3,5 et 4 %, les seconds, un moyen de diminuer le nombre de jours travaillés (70 jours en moyenne) et, par conséquent, d’accroître leur temps libre. Entre eux, les cadres qui doivent à la fois répondre aux orientations des directions et s’efforcer d’accéder aux revendications de leurs agents. Des cadres qui sont au cœur de cette organisation – souvent – hors-la-loi.

La position des cadres est donc pour le moins inconfortable, et alors qu’un regain de tension entoure le sujet, comme c’est le cas depuis cet été (lire l’encadré p. 28), nombre d’entre eux ne souhaitent plus s’exprimer.

Sujet très controversé et débat passionné, les douze heures n’en laissent pas moins les cadres seuls, face à un dilemne. « Beaucoup de cadres nous disent, “je suis hors la loi mais tant que mon équipe va bien…” », déplore Anne-Marie Berthomier, représentante de Sud Santé sociaux auprès de la Commission de l’hygiène, de la sécurité et des conditions de travail du Conseil supérieur de la fonction publique hospitalière.

Les cadres se trouvent également démunis sur le plan matériel, alors qu’aucun logiciel ne peut résoudre la complexité des trames et absorber l’ensemble des spécificités d’un service. Ils n’ont alors pour seule solution que le recours au programme Excel, au trames faites “maison” ou aux conseils de collègues expérimentés des autres établissements.

IMPLIQUER LA TOTALITÉ DES AGENTS

Certains cadres se tournent vers Bernard Nicolas. Cet ancien personnel de l’administration pénitentiaire vient en aide aux cadres de santé en panne sur leurs plannings dans le cadre de l’adoption des douze heures. « Je reçois une avalanche de demandes. Pas moins de quatre cadres me sollicitent en moyenne par semaine, pour que je leur propose des trames », relate le retraité qui, dans un délai d’un ou deux jours, est capable de soumettre plusieurs trames différentes à un service de six à douze agents.

Si le passage aux douze heures de chaque service est une nouvelle énigme à résoudre pour Bernard Nicolas, il est un véritable casse-tête pour les cadres qui s’y attèlent. Certains cadres de pôle ont choisi de mener cette transition comme un mémoire. Ils ont colligé les différents textes de loi (loi 2002, loi 2009), des documents scientifiques, les référentiels de bonnes pratiques ainsi que tous les indicateurs parus sur le sujet des douze heures à l’hôpital. « Il m’importait d’en présenter les avantages mais aussi les inconvénients à mes agents ainsi qu’à l’ensemble des acteurs et de mes interlocuteurs de l’hôpital », relate l’un d’entre eux, en insistant sur la nécessité de mettre à plat l’ensemble du dispositif en toute transparence et de l’évoquer dans toutes ses dimensions, au niveau du service, du cadre, des agents mais aussi des patients.

Car, aussi explosive soit-elle, l’introduction des douze heures repose sur un principe partagé par tous les cadres qui y sont confrontés : le projet doit impliquer l’ensemble des agents, les ardents partisans de ces nouveaux plannings comme leurs détracteurs. Les cadres que nous avons rencontrés insistent sur la nécessité de concevoir le projet en équipe : « Le travail de notre équipe étant basé sur des projets, nous avions créé un groupe dédié aux douze heures incluant aussi bien les agents favorables que ceux qui y étaient réfractaires. Les partenaires sociaux y ont été associés, une fois le projet bien dégrossi. » L’adhésion des équipes au projet et sa validation par un vote permettent d’instaurer un dialogue propice aux modifications de planning. « Lors d’une absence, il est alors plus facile d’obtenir la coopération d’un agent pour permuter ses jours », se félicitent les responsables.

REDÉFINIR LES CYCLES

Tous les cadres ne tombent cependant pas d’accord sur les modalités pour définir les contraintes encadrant les douze heures. Faut-il laisser les agents les émettre ou, au contraire, revient-il aux cadres de les imposer ? « J’avais prévenu mes agents que je ne céderai sur aucun de ces trois points dans la mise en œuvre des douze heures : il n’était pas question d’instaurer des cycles de travail supérieurs à deux jours, une mutualisation devrait être possible entre les différents services du pôle, et tous les agents alterneraient travail de jour et travail de nuit », expose un cadre de pôle, estimant que seul l’encadrement connaît les besoins des services et par conséquent peut fixer les règles du jeu. D’autres, au contraire, se sont pliés aux demandes de ses agents en désaccord avec un modèle incluant trois nuits consécutives, ou encore une alternance jour/nuit.

L’organisation du travail en deux jours consécutifs est en règle générale le modèle retenu par les cadres. Et pour cause. Au-delà, ils se placeraient définitivement hors-la-loi. « Cette règle est souvent imposée contre la volonté des agents qui souhaiteraient un cycle de 36 heures pour pouvoir cumuler des journées de repos », constate-t-on dans une direction des soins, en insistant pour que l’encadrement soit très vigilant sur ce point. Pour des questions réglementaires liées à la durée du temps de travail et aux risques sanitaires. Mais aussi « parce que, si les cycles sont trop longs, y compris les temps de repos, les agents risquent de ne plus être dans le flot du service ».

Ce constat vaut également pour le travail de nuit. Car la modification des cycles de travail sur l’amplitude 7 heures/19 h 15 entraîne de facto une amplitude de nuit de 19 heures/7 h 15. Elle induit donc obligatoirement l’adhésion des agents de nuit au nouveau modèle. À moins que l’ensemble des agents ne soient contraints à l’alternance jour/nuit. « Je n’y ai fait qu’une dérogation pour les agents de nuit en fin de carrière et qui ne souhaitaient pas travailler de jour. Mais il est entendu que les nouvelles recrues seront soumises à l’alternance », indique un cadre de pôle qui a mis en pratique l’alternance. Cette mesure a été prise à la suite d’un échange avec d’autres établissements hospitaliers en ce qui concerne les trames et notamment sur les avis de la médecine du travail, pour définir la meilleure alternance et le meilleur temps fractionné. Résultat : sur les trois trames soumises au personnel, les plus petites séquences ont été plébiscitées. « Le rythme vendredi, samedi, dimanche a été brisé. En revanche, le bloc samedi/ dimanche n’a pas été désolidarisé et je veille à ce que les nuits du vendredi soient équitablement réparties », précise la conceptrice de ces nouveaux cycles.

LA FIN DES RTT

Une fois ces cycles posés, il n’en reste pas moins à régler d’autres « effets collatéraux des douze heures ». Parmi eux, le remplacement des agents absents et en congés, sachant que l’application des textes rend tout dépassement ou tout rappel impossibles. Si certaines équipes en douze heures peuvent compter sur le soutien d’une “équipe volante” ou “de suppléants”, la plupart doivent composer dans un contexte d’effectifs réduits et lisser les congés sur l’année. Un casse-tête supplémentaire pour les cadres qui pensaient pourtant avoir franchi l’obstacle des congés et des arrêts de travail en les étalonnant à une journée de sept heures : une semaine de congés équivaut ainsi à cinq jours de sept heures, une journée d’arrêt de travail à sept heures.

Et que dire des pauses et des transmissions souvent pointées du doigt par les syndicats parce que sacrifiant le temps libre des agents ? De fait, le rythme de la journée de travail se trouve en effet complètement bouleversé par le passage aux douze heures. Sauf cas exceptionnel, il peut être cependant modulé grâce à la disparition des RTT. Certains modèles prévoient ainsi d’absorber les RTT par une extension de la pause de midi à 41 minutes ainsi que par deux autres pauses de 10 minutes chacune, dans la journée. De même, les transmissions ou relèves, estimées à 15 minutes, peuvent être compensées par un allongement du temps de repas qui, incluant le temps d’habillage (6 minutes), passe de 26 minutes à 41 minutes.

Cette nouvelle durée de la pause de midi peut avoir des effets inattendus : « Je vois désormais les infirmières descendre au self, alors qu’autrefois, ne bénéficiant que de vingt minutes, elles restaient entre elles dans le service », se félicite un cadre. De nouvelles habitudes s’instaurent également dans l’organisation du travail. Fiches de postes et fiches de tâches doivent être adaptées au travail en douze heures. « Il a fallu repenser le profil de chaque poste d’infirmière, revoir également la programmation des soins », énumère un cadre de pôle qui a reçu le soutien d’un médecin pour la synchronisation des tâches avec l’activité médicale.

Il n’est pas rare que, dans ce souci d’harmonisation des pratiques paramédicales et médicales, les médecins réajustent eux aussi leur organisation au service concerné. Les douze heures apportent parfois des gains de temps… Elles permettent la poursuite de la prise en charge complète du patient aigu. Il sera aussi plus facile de renseigner les familles sur l’état du patient qui aura été observé sur douze heures.

UNE NOUVELLE PROGRAMMATION

Il n’en reste pas moins que chaque agent a dû réajuster son propre travail à ce nouveau rythme. Et franchir le cap de 13 h 45, souvent ressenti comme le creux de la vague. « Ce décalage demande à ce que l’agent change lui-même ses habitudes, qu’il ait davantage de souplesse dans l’organisation de son travail et d’autonomie dans ses décisions. Et surtout qu’il se projette désormais dans une vision de son travail à douze heures », relève un cadre.

Les cadres n’en remarquent pas moins que ce nouveau temps de travail comporte le risque de voir les agents se déconnecter du travail à la suite de périodes de repos prolongées. Selon une directrice des soins, il revient à l’encadrement d’assurer le lien et la continuité de l’information dans le service. Avec des organisations de travail en douze heures, le manager de proximité est plus que jamais responsable du « fil conducteur de la vie du service » et donc de l’esprit d’équipe. « Cela concerne tout particulièrement la conduite des projets et la tenue des réunions d’équipe régulières », précise-t-on. Un cadre de soins au bénéfice de son expérience se veut rassurant. Si ce système fait craindre un désinvestissement de ses agents, force est de constater qu’au bout de quelques années, leur motivation n’a pas baissé. Son équipe qui travaille sous forme de projets n’a pas abandonné ce mode de fonctionnement.

Interpellée par les syndicats, Marisol Touraine promet un guide de bonnes pratiques

Le travail en douze heures ne cesse d’agiter les relations entre les syndicats et les pouvoirs publics. Dernier épisode en date, le courrier adressé le 15 juillet par quatre fédérations syndicales à Marisol Touraine, ministre de la Santé.

→ Cette lettre ouverte s’appuie sur un premier état des lieux du déploiement des douze heures, réalisé par le groupe de travail mis en place par la Direction générale de l’organisation des soins (DGOS) à la demande de la Commission hygiène, sécurité et conditions de travail du Conseil supérieur de la fonction publique hospitalière. Elle fait également référence à l’audition de plusieurs experts*. Ces premiers résultats sont alarmants en matière de santé des agents, de sécurité des soins et d’accidentologie.

→ Par ailleurs, les syndicats rappellent des textes et des jugements attestant que l’organisation du travail en douze heures est un dispositif dérogatoire et non permanent. L’ensemble des plannings prévoyant le travail en douze heures est illégal, estiment les syndicats qui demandent à la ministre une modification du décret du 4 janvier 2002 pour préciser les contraintes de la continuité de service.

→ Mais, surtout, les représentations syndicales réclament à la ministre un moratoire qui permettrait de suspendre tout projet de travail en douze heures tant que des mesures de prévention des risques ne sont pas mises en œuvre. La réponse ne s’est pas fait attendre. Dans son courrier du 30 septembre, Marisol Touraine estime que les risques identifiés nécessitent la mise en place de mesures de prévention et de suivi des personnels et des organisations et rappelle les règles à respecter lors de la mise en place de cette organisation dérogatoire de travail rappelées par l’instruction n° DGOS/RH3/2015/3 du 7 janvier 2015.

→ En revanche, l’idée d’un moratoire n’est nullement retenue par la ministre. Elle incite en revanche les représentants des personnels à poursuivre les travaux engagés au sein de la commission. Et promet la parution d’un guide de bonnes pratiques.

Pr Jean-Claude Marquié, directeur de recherche au CNRS - Laboratoire CLLE-LTC, Université du Mirail, Toulouse ; Pr Claude Gronfier, docteur en Neuroscience, spécialiste des rythmes biologiques, chercheur au sein du Département de chronobiologie de l’Unité Inserm 846 à Bron (Lyon) ; Dr Hélène Beringuier, médecin du travail expert auprès de la CHSCT pour l’Association nationale des médecins du travail hospitaliers ; Fanny Vincent, Doctorante en sociologie, allocataire DIM Gestes - Irisso, Université Paris-Dauphine ; Catherine Allemand, Cabinet d’expertise CHSCT Syndex.