Lutte contre l’obésité : le plaisir d’abord - Objectif Soins & Management n° 236 du 01/05/2015 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 236 du 01/05/2015

 

Ibrahim Amirat

Sur le terrain

Laure de Montalembert  

Ce n’est pas une expression qu’on entend souvent dans les centres dédiés aux personnes obèses. Il s’agit pourtant de la devise de Ibrahim Amirat, cadre de santé, chef de projet de la filière nutrition et obésité d’un hôpital de la région parisienne.

Objectif soins & Management : Vous avez démarré par un cursus universitaire en histoire-géographie avant de décider d’entrer en Ifsi. C’est peu commun…

Ibrahim Amirat : Même si l’univers du soin m’attirait, j’ai toujours pensé qu’il fallait avoir de la culture générale pour comprendre d’où vient le monde et où il va. C’est la raison pour laquelle je me suis d’abord tourné vers une maîtrise en histoire contemporaine en double cursus avec de la géographie. Cela dit, pendant ces années d’études, je passais déjà du temps à l’hôpital comme brancardier ou agent d’accueil. J’étais également bénévole pour la Croix Rouge durant les week-ends.

OS&M : Quelle a été la réaction de vos proches lorsque vous leur avez annoncé votre volonté de passer le concours d’entrée en Ifsi ?

Ibrahim Amirat : Ils ont été déstabilisés. Certains ont pris ça comme une régression. « Mais, tu vas faire des pansements » est une phrase que j’ai entendue. Il m’a fallu du temps et de la patience pour expliquer que le métier d’infirmier, c’est autre chose. J’ai dû lutter mais, pour moi, l’envie de soigner était plus forte que les critiques. J’ai réussi le concours et j’ai pris ça comme un signe du destin.

OS&M : Quel a été votre parcours à la sortie de l’Ifsi Les Peupliers de la Croix-Rouge ?

Ibrahim Amirat : J’ai travaillé en réanimation de nuit à l’hôpital privé Claude-Galien, en région parisienne. J’aime beaucoup cet univers de la nuit que j’ai connu lorsque j’étais brancardier. J’ai également fait des missions en intérim pour découvrir d’autres univers. Je suis passé par presque tous les services. Puis j’ai obtenu un diplôme privé d’hygiène hospitalière avant d’intégrer la formation de cadre de santé en 2011. J’en suis sorti avec un master de conseil en organisation et conduite du changement.

OS&M : On vous a ensuite proposé le poste de cadre dans votre ancien service de réanimation. Aviez-vous des craintes ?

Ibrahim Amirat : Oui, j’étais un peu inquiet à l’idée de me retrouver face à mes anciens collègues. Mais j’ai tout de suite lancé des projets comme celui de valoriser le travail de nuit que je connaissais bien. Notamment dans le domaine de l’optimisation des relations entre les équipes pour le bénéfice des patients. Nous avons aussi mis en place une réflexion collégiale sur la loi Leonetti. Du coup, les tensions existantes se sont apaisées. Je crois fermement qu’il faut apprendre aux gens à se mettre autour d’une table pour échanger.

OS&M : Qu’est-ce qui vous a amené à changer de cadre professionnel ?

Ibrahim Amirat : Il y a eu deux éléments majeurs. D’abord, l’impression d’avoir fait le tour de ce que je pouvais apprendre et accomplir en réanimation. Ensuite, un grave événement dans ma famille en lien avec la réanimation. Ayant été de l’autre côté de la barrière, j’ai trouvé ça difficile de revenir dans le service. Un nouveau directeur est alors arrivé à l’hôpital avec des projets qu’il m’a confiés, comme le développement du dossier informatisé dont j’ai encore en la charge. Le fait d’avoir été formé à la méthode projets a joué en ma faveur. Le second axe de mon évolution : la création et l’organisation de la filière de prise en charge de la nutrition et de l’obésité en décembre 2013 avec comme objectif d’aboutir à une ouverture en avril 2014. Un délai très court, dans la mesure où tout était à inventer. Mon premier recrutement a été celui d’une infirmière coordinatrice que je connaissais en réanimation.

OS&M : Cela fait donc un an que l’unité existe. Quelle est sa particularité ?

Ibrahim Amirat : Nous avions déjà un chirurgien bariatrique et un l’autre l’a rejoint, mais l’objectif n’est pas d’être “chirurgico-centré” mais “médico-centré”. Et même si les patients finissent par être opérés, ils passent tous par un processus de prise en charge globale comprenant des bilans, des ateliers, des entretiens et même de l’art-thérapie.

OS&M : De l’art-thérapie contre l’obésité ?

Ibrahim Amirat : Parfaitement ! Un des critères qui m’a fait embaucher notre infirmier de nuit est qu’il est également un photographe de talent. Souvent, les gens obèses ne se regardent plus. Il arrive même qu’ils n’aient plus de miroirs chez eux. L’idée est donc de prendre de belles photos d’eux de manière à ce qu’ils se voient autrement. Nombre de ces clichés sont exposés dans nos couloirs et les patients peuvent même les demander avant de quitter l’unité. Cet atelier qui a lieu le soir a énormément de succès. Ils apprennent qu’ils peuvent être beaux.

OS&M : Concrètement, comment la prise en charge se fait-elle ?

Ibrahim Amirat : Tout commence par une hospitalisation de trois jours (ou plus selon les besoins) qui permet d’effectuer les bilans médicaux et paramédicaux, mais pas seulement. Des ateliers et des informations éducationnelles leur sont proposés tous les jours, mais en mettant toujours en avant la notion de plaisir. L’idée même du régime y est proscrite.

OS&M : On a du mal à imaginer comment vous mettez en avant cette notion de plaisir…

Ibrahim Amirat : L’atelier du goûter en est un exemple typique. Tout doit y être beau et bon. Dans cet objectif, nous avons d’ailleurs fait l’achat d’un très joli service à thé et à café. La psychologue et la diététicienne animent cet atelier. Tout commence par une introduction de l’anatomie de la langue, des papilles gustatives et des zones du goût. Ensuite, nous présentons aux participants deux très bons et jolis petits macarons sous cloche. On les encourage à les regarder puis à soulever la cloche pour en sentir l’odeur. Ce que nous leur apprenons là, c’est que le plaisir de la nourriture se situe dans la bouche et non dans le ventre. La nécessité de mastiquer correctement est donc mise en avant. Certains des patients viennent mais refusent de manger les macarons. Cela n’a pas d’importance. Ce peut être un signe d’angoisse que la psychologue prendra ensuite en compte lors de ses entretiens. Et après toute cette partie pédagogique, c’est le moment du goûter en lui-même.

OS&M : Difficile d’associer plaisir et repas hospitalier…

Ibrahim Amirat : Le repas, c’est aussi un soin, au même titre que les autres. Les personnes hospitalisées peuvent le prendre dans leur chambre ou dans la salle à manger. C’est leur choix. Nous faisons tout pour que le goût soit mis en avant. Mais pas seulement. La présentation du plateau est travaillée car le visuel donne également envie. La diététicienne ou l’infirmière accompagnent la distribution des repas de manière à vérifier la conformité du menu et pour répondre aux questions des patients. Souvent, certaines personnes sont étonnées qu’on leur autorise certains aliments qu’ils croyaient exclus de leur alimentation. Cela permet d’expliquer. Un panier contenant de multiples épices leur est également proposé avec des vinaigres de toutes sortes pour sublimer le repas ainsi que des pains spéciaux différents à chaque fois. Le temps des repas est sanctuarisé. C’est le moment où nous les laissons tranquilles. Pour ceux qui les prennent en groupe, cela leur permet d’échanger tranquillement entre eux et même, sûrement, de se plaindre de nous (rires).

OS&M : On entend “Manger, bouger” partout. Comment vous y prenez-vous face à des gens qui ont du mal à bouger, justement ?

Ibrahim Amirat : Dès l’entrée, le kinésithérapeute effectue un bilan de chaque patient. On y évalue leur capacité à l’effort. L’atelier kiné s’organise en concordance avec les capacités de chacun. Ces séances se font en groupe et toujours avec la préoccupation de ne pas bousculer les gens. Notre kiné est d’ailleurs un homme plein de bonne humeur et cette rééducation à l’effort se fait en douceur. S’il fait beau, ils partent faire un circuit de marche, ponctué de petits exercices physiques. Rien de très violent. Sinon, ce sont des séances en salle de stretching en musique. C’est très convivial et joyeux. On ne veut surtout pas les faire fuir. Il leur est aussi proposé de la kiné aquatique dans la piscine de la commune voisine dont le fond peut être remonté à la hauteur adéquate pour les exercices. Du coup, cette activité est également accessible à ceux qui ne savent pas nager. L’eau leur permet d’effectuer certains mouvements sans sentir le poids de leur corps. C’est très bénéfique. Ces jours-là, ils sont les seuls à avoir accès à la piscine.

OS&M : Leur vision de leur corps s’améliore-t-elle ?

Ibrahim Amirat : Tout d’abord, je cite une phrase répétée à l’envie par notre médecin nutritionniste : « On cherche un poids de santé et non de beauté. » Ce qui ne signifie pas que nos patients ne peuvent pas bénéficier de chirurgie plastique et réparatrice après une perte de poids importante. Nous en avons d’ailleurs un excellent dans l’établissement. Dans l’intervalle, nous leur fournissons une sangle abdominale, sorte de gaine limitant l’effet tablier du ventre qui pend et se développe au fur et à mesure de l’amaigrissement. Ces sangles peuvent être portées partout, même à la piscine. Esthétiquement, c’est aussi une aide pour s’accepter.

OS&M : L’apprentissage de la diététique est souvent fastidieux. Comment vous y prenez-vous pour le rendre attractif ?

Ibrahim Amirat : Pour travailler sur les comportements, nous utilisons un jeu très amusant et qui a fait ses preuves. Il s’agit du “P’tit toqué”. Ce jeu de société est composé de cartes à piocher sur lesquelles sont dessinés des aliments. Ces cartes sont placées sur un plateau selon leur type : féculents, laitages, légumes verts, aliment plaisir… Il s’agit de vraies parties, c’est très ludique. C’est là qu’on s’aperçoit, d’ailleurs, que des gens ne connaissent pas certains aliments, comme la rhubarbe par exemple. À la fin du jeu, la diététicienne lance une petite évaluation avec une liste d’aliments à classer. Certains pensent que le petit pois est un légume vert… D’autres confondent les qualités du yaourt et celles du fromage blanc.

OS&M : Les patients sont également invités à des conférences…

Ibrahim Amirat : C’est selon les hasards du calendrier de leur hospitalisation, mais ceux qui sont sortis sont prévenus et peuvent aussi y assister. Un pneumologue intervient régulièrement sur les apnées du sommeil et un cardiologue à propos des risques cardiovasculaires liés à l’obésité. Une fois par semaine, ils sont aussi invités à visionner Super size me, ce fameux film américain décrivant l’évolution d’un homme se nourrissant exclusivement de McDonald’s pendant un mois à raison de trois repas par jour.

OS&M : Vous dites souhaiter rester le plus près possible de la vraie vie à l’extérieur. Quels sont les moyens que vous utilisez ?

Ibrahim Amirat : Un des moyens est l’atelier self. Ils en sont alors au troisième et dernier jour de leur hospitalisation. Accompagnés par la diététicienne, la psychologue et le médecin nutritionniste, les personnes se rendent au self de l’hôpital. Mais, en amont, l’infirmière aura bien pris soin de les rassurer, car il ne s’agit en aucun cas d’une évaluation. Chacun compose son plateau comme il le souhaite. Aucun commentaire n’est fait par les soignants, qui se contentent de noter ce que chacun a choisi et d’observer comment ils mastiquent. À table, on parle de tout et de rien. Ce n’est que lors de l’entretien diététique de sortie que les éléments seront repris. Mais toujours sans culpabilisation. C’est très important.

OS&M : Faire ses courses ne doit pas être si simple, une fois dehors…

Ibrahim Amirat : C’est la raison pour laquelle nous avons également mis en place un atelier sur le sujet. On y apprend à lire et décrypter correctement les étiquettes, la teneur en sucre et en gras, tout particulièrement. Il est très important qu’ils comprennent que la mention “light” ne signifie pas qu’un aliment est léger. Pour ceux qui se dirigent vers une chirurgie, nous organisons aussi des ateliers alimentaires post-opératoires car on ne mange plus jamais comme avant après ce geste. Les patients à risque de diabète bénéficient aussi d’un atelier animé par une infirmière qui leur en explique de manière compréhensible les mécanismes.

OS&M : Après leur sortie, continuez-vous à suivre les personnes passées par l’unité ?

Ibrahim Amirat : Évidemment, ils reviennent régulièrement en consultations. Lorsqu’ils s’en vont, nous leur donnons une carte USB sur laquelle ils peuvent trouver tous les numéros d’urgence mais aussi des recettes diététiques de saison, les conseils diététiques que nous leur avons enseignés et tout autre document qui pourrait leur être utile. Ils reviendront à chaque consultation avec cette carte qui ressemble à une carte de membre d’un club chic, afin que nous puissions y ajouter tout élément nécessaire. En post-chirurgical, ils seront suivis à vie avec, de temps en temps, des réhospitalisations en cas de carences alimentaires par exemple. Et quoi qu’il arrive, ils peuvent toujours nous appeler pour poser n’importe quelle question.

OS&M : Près de 600 patients sont passés par votre unité en un an. Quelle est la proportion de personnes passées ensuite par la chirurgie ?

Ibrahim Amirat : Ils sont 33 %, ce qui représente un succès pour nous, même si nous n’y sommes pas du tout opposés. C’est juste qu’il faut s’adapter à chaque situation et à chaque personne.