Quelle place pour le tutorat dans la formation infirmière ? - Objectif Soins & Management n° 227 du 01/06/2014 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 227 du 01/06/2014

 

Recherche Formation

Aurélie Neiger  

Dans un contexte de réingénierie de la formation infirmière, le tutorat des étudiants infirmiers semble au cœur des préoccupations. Depuis 2009, les études en soins infirmiers ont vu leur cadre de référence se modifier par “l’universitarisation” et par une approche du métier par les activités et les compétences(1). À ce titre, elle modifie l’organisation de l’encadrement des étudiants dans les services de soin.

Dans le cadre de la mission pédagogique, la réflexion à propos du tutorat des étudiants infirmiers semble nécessaire. La formation infirmière, qui est passée d’une alternance “fusion” à une alternance “juxtaposée”, devrait, avec la réforme, devenir une alternance “articulée” (utilisation de la complémentarité des apprentissages sur les deux lieux : l’école et les stages), comme le décrit Malglaive(2). Or il est observé un certain malaise des tuteurs dans les unités depuis la réforme de la formation ; ils paraissent démunis et isolés face à ce qu’ils nomment une nouvelle responsabilité. Comment accompagner les tuteurs dans l’appropriation de leurs fonctions dans un contexte changeant qui induit une résistance naturelle liée à l’incertitude(3) ?

COMPÉTENCES ET RESPONSABILITÉ

L’objectif est de comprendre comment les encadrants mettent en œuvre leurs pratiques de tutorat et d’identifier leurs difficultés. Cela permet de mener une réflexion autour de l’accompagnement que doivent dispenser les cadres de santé. Devenir compétent, tant dans le rôle de tuteur que dans le rôle d’infirmier, est primordial. La compétence est aujourd’hui une notion floue pour les tuteurs et cela impacte l’apprentissage des étudiants. La compétence, comme la décrivent Leplat et Montmollin(4), s’inscrit surtout dans l’activité et dans la situation de travail dans laquelle elle s’exprime. La compétence n’est pas innée. On devient compétent au travers de l’activité pour une situation donnée. La compétence, décrite de cette façon, fait référence au concept de schème décrit par Vergnaud(5). Aider les étudiants à obtenir une aisance dans leur activité et ainsi acquérir les compétences est la finalité pour tout professionnel de santé.

Le tutorat semble être actuellement la meilleure réponse pour accompagner les étudiants tout au long de leur formation. Bruner(6) décrit la tutelle comme un soutien de l’élève dans l’apprentissage d’une tâche. Le tutorat serait alors un équilibre entre la propre manière du tuteur de résoudre le problème et la manière dont l’élève le résout. Être tutoré ou être tuteur renvoie dans les deux cas à une notion forte : la responsabilité. L’étudiant possède une responsabilité propre(7) qui, quand elle est engagée, renvoie à la qualité du tutorat et donc à la responsabilité tutorale des encadrants de stage. Cette responsabilité des tuteurs, souvent difficilement assumée et perçue comme augmentée, est probablement due à un manque de reconnaissance(8). L’hypothèse retenue pour cette étude est que la réforme de la formation par compétences impacte la fonction tutorale des soignants à travers certains éléments comme la notion de tuteur et ses missions, l’évolution de ses activités, ses difficultés et sa responsabilité.

MÉTHODE

La méthode de recueil de données choisie est l’entretien pour son aspect qualitatif car il permet de récolter et d’obtenir un grand nombre d’informations. Pour cela, un guide d’entretiens préalables a été établi afin de construire des échanges réfléchis, qui permettent de recueillir des données pertinentes pour l’analyse. Le choix de la population à interroger s’est orienté vers les tuteurs en relation avec l’objet de recherche. L’échantillon est composé de six tuteurs exerçant dans la même ville. Bien que ce panel n’ait pas de prétention de généralisation, il conserve une certaine homogénéité qui en permet la représentativité, du moins locale. Les entretiens d’environ trente minutes se sont déroulés pour la plupart sur les lieux de travail des tuteurs et ils ont été enregistrés sous couvert de l’anonymat. Afin d’extraire les données pertinentes et utilisables des entretiens, une approche de type “analyse de contenu”(9) a été utilisée. Les données ont été classées en huit catégories, dont sept thèmes majeurs :

• changement de référentiel,

• être tuteur,

• apprentissage,

• responsabilité,

• outils/portfolio,

• collaboration,

• axes d’amélioration.

RÉSULTATS

Changement de référentiel

Pour un tiers de l’échantillon, le référentiel de 2009 est prometteur. Il sert l’amélioration de la formation des infirmiers. En revanche, un autre tiers exprime des changements de statut et de posture qui leur donnent parfois le sentiment d’être dépossédés de leurs fonctions. Ils évoquent des cadres de santé formateurs qui se positionnent, le plus souvent en faveur de l’étudiant et non pas d’eux, ce qui entraîne chez eux un sentiment d’abandon. Le tiers restant semble plutôt réfractaire à cette réforme, qui a déjà quatre ans, puisqu’ils regrettent les mises en situations professionnelles et souhaiteraient retrouver une organisation de stages plus diversifiée.

Être tuteur

Le second thème, “être tuteur”, fait consensus pour l’échantillon. C’est une notion complexe à appréhender et ils la mettent presque toujours en lien avec l’accès ou non à la “formation tutorat”. Le tuteur est défini en majorité comme un guide, une ressource et un évaluateur. Concernant leurs missions, elles sont principalement : l’accueil, l’encadrement et l’évaluation. Les tuteurs ressentent leur lien auprès des autres professionnels et sont conscients de devoir permettre à l’étudiant d’adopter une posture réflexive. Dans la place qu’ils doivent prendre, ils perçoivent des difficultés de posture et des craintes concernant le pouvoir de l’étudiant. Ils restent conscients de la place toute particulière qu’ils occupent dans la formation bien qu’ils aient le sentiment de ne pas toujours pouvoir la prendre. Les tuteurs éprouvent des difficultés de positionnement tant dans leur rôle que vis-à-vis de l’étudiant.

Apprentissage

C’est aujourd’hui une difficulté pour les tuteurs. Que ce soit dans le changement ou non, cette notion reste déroutante pour eux. Apprendre est une notion très disparate en fonction des tuteurs, certains semblent l’avoir plutôt bien compris, mais la plupart reste en difficulté avec la notion de compétence. Ce décalage est peut-être l’une des réponses à un certain malaise des tuteurs. Il reste une notion importante à considérer : celle de l’accompagnement. Les tuteurs y tiennent mais ne sont pas toujours d’accord sur la façon de l’utiliser. Cela génère des inquiétudes et, par conséquent, des difficultés.

Responsabilité

La “responsabilité”, thème fort, est mis en lien avec la notion de temps. Pour tous, cette responsabilité est augmentée depuis la réforme de la formation. Elle est surtout liée à l’augmentation du temps que demande l’encadrement des étudiants et à la difficulté à le partager avec son temps de soin, personnel ou institutionnel. Ils parlent aussi d’un problème d’organisation qui rend la gestion du temps dédié complexe. Ils expriment tous une responsabilité collective, individuelle ou les deux, très souvent couplée avec l’évaluation et la validation des compétences.

Outil/portfolio

La crainte de l’évaluation est majorée par l’utilisation de “l’outil/portfolio” (élément d’évaluation des compétences de l’étudiant) qu’ils s’inquiètent de mal utiliser. Ils expriment tous des difficultés d’appropriation et de clarté, ce qui majore ce sentiment de responsabilité augmentée. Certains disent malgré tout trouver cet outil intéressant. L’outil/portfolio, bien que d’utilité reconnue par les tuteurs, reste d’utilisation complexe, peut-être aussi par manque de collaboration avec les cadres de santé formateurs.

Collaboration

La “collaboration” est le thème central de cette étude et permet de comprendre les relations existantes entre les interlocuteurs privilégiés de l’étudiant. Tous les tuteurs interrogés se sentent isolés des cadres de santé formateurs puisque tous déclarent ne les appeler qu’en cas de problème. Ils parlent d’une collaboration assez pauvre et surtout ne se sentent ni formés, ni accompagnés. En revanche, la collaboration avec les maîtres de stage, aussi cadres de santé managers, semble être ressentie par les tuteurs comme une relation facilitante. Ils conservent, cependant, un rôle fort d’évaluation, tant avec les étudiants qu’avec les tuteurs.

Axes d’amélioration

Les tuteurs ont proposé des “axes d’amélioration” qui constituent le dernier thème de cette étude. Ces souhaits s’orientent principalement autour d’une simplification réelle du portfolio et une réorganisation de la durée des stages. Ceux qui ont souhaité s’exprimer sur ces axes préconisent une plus grande diversité des lieux de stage. Pour certains, les obstacles rencontrés sont liés au désinvestissement de leurs collègues dans l’encadrement des étudiants infirmiers. Cela interroge aussi sur l’implication des cadres de santé dans l’activité tutorale.

INTERPRÉTATION ET PRÉCONISATIONS

Au regard des résultats obtenus, plusieurs interprétations et recommandations sont envisagées. Tout d’abord, dans le cadre d’un changement de référentiel, encore récent, il paraît nécessaire de prendre en compte l’incertitude et les difficultés des tuteurs. La naturelle résistance aux changements présente dans les organisations est délétère pour les étudiants. À ce titre, un accompagnement des tuteurs semble être indispensable afin de prodiguer un encadrement de qualité sur les lieux de stage, tout comme permettre aux professionnels de santé de devenir tuteur, en privilégiant le volontariat, devrait être l’une des préoccupations des institutions. Les difficultés ressenties par les tuteurs dans le cadre de cette étude sont principalement liées à une fonction mal assumée par les professionnels à qui ce nouveau rôle a été imposé souvent de façon précipitée. Pour gérer cette incertitude, l’accompagnement semble alors une priorité.

Être un tuteur volontaire et compétent nécessite une réflexion collective sur la construction de compétences nécessaires à l’activité tutorale. Or on ne naît pas compétent, on le devient, et cette nécessaire réflexion porte sur l’explication de ce qu’est la “compétence”. Permettre aux tuteurs de mieux appréhender le concept de compétence permet alors de mieux maîtriser la fonction tutorale. Valoriser tous les acteurs dans leurs propres champs de compétences permettrait d’établir une unité entre les professionnels. Ne serait-ce pas alors le fondement même de cette réforme que de permettre la nomination d’un acteur clé dans le cursus des étudiants ? Un poste de coordination à l’articulation de l’école et du terrain de stage pourrait être recommandé afin de favoriser cette dynamique. Accompagner le positionnement de ces nouveaux tuteurs permettrait de favoriser leur implication. Par la suite, cela améliorerait la qualité de l’encadrement tout en rassurant les tuteurs en regard de leur responsabilité. Coordonner ces nouveaux acteurs implique de réfléchir à une collaboration maîtrisée et constructive. Sans cela, un sentiment de responsabilité accrue risque d’apparaître. Afin d’y remédier, il pourrait être imaginé des temps d’échanges et de réunions formalisés. Ceci implique alors un fort positionnement et un engagement des institutions pour conserver une formation initiale de qualité pour les futurs infirmiers. L’ambition est grande, certes, mais tutorer les tuteurs permettrait d’améliorer la qualité du tutorat des étudiants infirmiers.

CONCLUSION ET PERSPECTIVES

Ce travail a permis de mettre en évidence les difficultés ressenties par les tuteurs. Plusieurs recommandations sont préconisées :

• gérer les incertitudes des tuteurs,

• accompagner les tuteurs dans leurs activités,

• expliquer la notion de compétence aux tuteurs et valoriser les leurs,

• aménager un poste de coordination,

• prévoir des temps d’échanges formalisés entre les professionnels de terrain et l’école,

• tutorer les professionnels de terrain

Ces recommandations n’ont pas de prétention de généralisation, puisqu’elle ne sont représentatives que d’un échantillon local. Cependant, l’un des axes d’amélioration de cette étude serait d’étendre la méthodologie pour obtenir des résultats plus globaux afin de dégager des préconisations davantage généralisables.

NOTES

(1) Coudray M.-A., & Gay C. (2009). Le défi des compétences, comprendre et mettre en œuvre la réforme des études infirmières. Issy les moulineaux : Masson.

(2) Guillet L. (2003, février 26). Quelques notions sur l’alternance en formation initale. Consulté en décembre 2012, sur cadres de santé.com (www.cadresdesante.com).

(3) De Koninck F. (2000, mars-avril-mai). “Resister aux changements : une attitude rationnelle”. Sciences Humaines (hors série), pp. 28-30.

(4) Montmollin M. (2001). “La compétence”. Dans J. Leplat, Les compétences en ergonomie (pp. 11-21). Toulouse : Octares.

(5) Vergnaud G. (2007, octobre). “Représentation et activité : deux concepts étroitement associés”. Recherche en éducation, pp. 9-22.

(6) Bruner, J.-S. Le développement de l’enfant, Savoir dire, Savoir faire. Paris. 1983. PUF.

(7) Poirier, E. (2012, juin 22). “En tant qu’étudiant en soins infirmiers, suis-je couvert par l’infirmière qui m’encadre ?” Consulté en janvier 2013, sur le site de la MACSF (www.macsf.fr).

(8) Gouffe, V., & Miremont, M.-C. (2011, mai 13). “Être tuteur dans le cadre du nouveau programme infirmier : une révolution et une compétence à part entière”. Consulté en novembre 2012, sur Infirmiers.com.

(9) Blanchet A., & Gotman A. (2007). L’enquête et ses méthodes - l’entretien. Paris : Armand Colin.