Système de santé, culture et risque psychosocial - Objectif Soins & Management n° 215 du 01/04/2013 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 215 du 01/04/2013

 

Management des soins

Jean-Philippe Charrat  

Ambiance délétère, rumeurs… Le panier de crabes reflète souvent des univers professionnels complexes. Ces systèmes cloisonnés génèrent d’importants risques psychosociaux. Les stratégies managériales trop opératoires accroissent ces dysfonctionnements. Une approche plus distanciée et sociologique aide à la compréhension de ces systèmes et permet d’envisager des possibilités d’apaisement.

Afin de permettre une compréhension globale du sujet traité ici, il est tout d’abord nécessaire de faire une lecture des efforts fournis par un système professionnel en vue de maintenir sa cohérence interne coûte que coûte. L’analyse sociologique de ce phénomène sera réalisée, puis interrogée sous l’angle des risques psychosociaux.

DE L’ACTEUR SYSTÈME À LA CONFUSION

L’expression “panier de crabe” est usitée afin de nommer certains univers professionnels, royaumes de la rumeur assassine et de l’ambiance détestable. Nous souhaitons dépasser cette évidence dépréciative. Voici une perspective sociologique puisant sa source dans la théorie de l’acteur système(1).

Une “ambiance de travail”

Afin d’alimenter cette réflexion et en regard des divers terrains rencontrés, nous recentrons notre attention sur un service de soin. Exposer celui-ci sous la forme d’une monographie sociologique laisse présager de la constitution d’hypothèses de compréhension destinées à être soumises à un essai de généralisation ultérieure. Le choix de ce terrain d’enquête est motivé par une somme de caractéristiques typiques. Le discours des acteurs sur ce qu’il est communément entendu de désigner par “ambiance de travail” est chargé de connotations fortes comme « crainte, tentatives de manipulation, dénigrement systématique, sabordage du travail de l’un par l’autre ». La banalisation de la violence sournoise est autant une crainte partagée par tous qu’une modalité d’action entendue afin de maximiser ses gains dans le cadre d’une action collective aux déterminants floutés.

La force de l’analyse stratégique est sa limite

Ainsi, dans un premier temps, nous raisonnons selon les termes de l’analyse stratégique. Mais, dans le contexte présent, une recherche sur le pouvoir et les formes d’alliances à l’œuvre dans l’organisation montre rapidement ses limites. En effet, l’usage de ce prisme met à jour un entrelacs difficilement exploitable de relations en hypertension, d’alliances extrêmement versatiles dont la labilité ne connaît nul répit. Dans ce jeu collectif, le champ du privé sous ses formes les plus intimes et éventuellement sexuées entre fréquemment en collusion avec le champ professionnel. Dans cet enchevêtrement, les mobiles de coopération professionnelle s’effacent. La théorie de l’acteur système se retrouve un peu à bout de souffle, comme une théorisation trop parfaite rencontrant un système trop instable. Mieux percevoir les stratégies à l’œuvre nécessite le recours à d’autres conceptualisations théoriques.

Ambition et prestige

Il est possible de relever deux mobiles d’actions très récurrents et culturellement établis dans ce système : l’ambition et le prestige, qui orientent souvent l’action individuelle en même temps que les conduites collectives. Un sentiment caractérisé comme positif par les acteurs est « d’appartenir à une sorte d’élite soignante », « ce qui se fait le mieux dans ce domaine », « d’être à la pointe ».

Ces éléments itératifs conviennent à approfondir la dimension culturelle du système considéré.

INTERRELATIONS ET CULTURE

La difficulté, lorsque l’on considère l’interaction relationnelle en tant que fait social, est de conserver la possibilité d’un regard dialectique sur le système. Le pré-requis méthodologique est le suivant : ne pas réduire complètement notre approche à l’interaction et ne pas omettre l’influence exercée par l’environnement sur l’individu.

Un principe fondateur humaniste

Dans cet article, nous avons retenu une organisation culturellement définie par la prévalence des références psychodynamiques bien au-delà de la pratique du soin stricto sensu. Dans l’exemple considéré, un vaste appareillage de soutien et d’élaboration psychologique est proposé aux professionnels soignants.

Ceci découle du principe suivant : « Si vous travaillez sur vous, vous travaillez pour le patient. » Un principe fondateur s’affiche, celui d’une humanisation des soins et des modalités de travail. La volonté est louable et accéder à une “clinicisation” de l’espace interprofessionnel apparaît comme une évidence.

Une hyperdramatisation des interrelations professionnelles

Pour autant, malgré la multiplication des espaces d’élaboration collective, les raisons structurelles du dysfonctionnement du collectif de travail ne semblent jamais atteintes. Bien au contraire, nous observons souvent une hyper-dramatisation des rapports interpersonnels. Soulignons que cette emphase imprègne jusqu’aux interrelations hiérarchiques et dispositifs de concertation décisionnels.

Ce dernier point conduit à envisager le mode de gouvernance et le système d’autorité institué.

ESQUISSES D’UN SYSTÈME POLITIQUE

L’univers professionnel évoqué et sur lequel s’appuie notre étude a l’apparence d’une démocratie directe. A priori chacun, quel que soit son grade, peut s’inviter dans tout processus de décision. Paradoxalement, cela semble favoriser la perpétuation d’une gouvernance interne qui tend vers la monarchie d’apparat. En regard de ce constat empirique, nous interrogeons les principes de régulation et de réplication qui habitent le collectif et assurent ici la pérennité d’une domination sociale forte.

Le risque de la dégradation

Après observation et audition des acteurs, une donnée comportementale récursive a été relevée : les professionnels demeurent inlassablement sur le qui-vive afin de ne pas sombrer dans le piège de la disqualification et du dénigrement. C’est cela qui paraît être source de malaise chez les acteurs. Cette inquiétude imprègne tous les rouages du système et nécessite d’être corrélée avec un risque de dégradation, dégradation entendue au sens strict comme étant la perte humiliante d’un grade, d’un privilège d’exercice. De fait et poussé à son paroxysme, cet abaissement de la valeur d’un acteur peut conduire à sa mort professionnelle. Celle-ci se traduit le plus souvent par une “mise au placard”, une incapacité à agir selon les attributions qui sont normalement les siennes en regard de son statut officiel.

Un laboratoire de l’interdépendance comportementale

Ce système peut être métaphorisé comme une sorte de laboratoire de l’interdépendance comportementale. Dans celui-ci, chacun œuvre à la constitution collective d’un habitus contraignant du sur-contrôle de soi. Le contrôle massif que chacun exerce sur lui-même impacte sur le contrôle que les autres doivent exercer sur eux-mêmes. Subséquemment, par effet d’inflation constante, la liberté n’est plus de s’autoriser par soi-même et pour soi-même.

Au contraire, la liberté se résume alors dans l’aphorisme suivant : « C’est le pouvoir de contraindre l’autre à se contrôler lui-même davantage qu’il ne nous contraint à nous contrôler nous-mêmes. »

Ultimes subtilités de ce jeu collectif : faire perdre contenance à l’autre, le pousser dans ses retranchements, le déstabiliser, le conduire à la faute sont des procédés usuels en vue d’optimiser ses propres possibilités d’action. Une telle machinerie relationnelle se développe selon des lignes structurelles qu’il convient d’objectiver.

UN SYSTÈME CLOS

Cet espace de travail peut se définir comme un système clos dont le fondateur médical historique (puis, ensuite, sa descendance désignée) est le point de confluence de toutes les activités. Un code de civilité strict précise à tout moment la forme à donner aux actes de la vie quotidienne(2).

Ce système s’apparente à la société de Cour telle que définie par Norbert Elias(3). Celle-ci s’entend comme étant une mécanique sociale basée sur la manipulation des courtisans par le roi. Parallèlement, celui-ci sera flatté mais le plus souvent haï de tous, sujet des pires diffamations et objet de constantes tentatives d’influence. De par sa nature même le monarque sera craint avant d’être respecté.

De la société de cour au modèle de la cour professionnelle

Dans la société de cour, diverses stratégies alimentent la compétition des courtisans pour un enjeu majeur : la reconnaissance par le roi. En effet, son approbation autorisera ou non l’obtention, la conservation, la perte de privilèges, de petits fiefs de régence. De la sorte, cette micro-société est mue par le despotisme éclairé de l’un qui se répète en structures fractales dans le despotisme terne des autres. Dans une cour professionnelle, les couloirs et les bureaux sont le théâtre d’une guerre sociale totale. Les armes en sont principalement le verbe et les faux-semblants. Ceux-ci s’activent notamment par la reproduction et le détournement d’usages de bienséance.

Toute énergie est consommée par un dispositif relationnel infernal.

Un modèle d’affairisme interrelationnel

Dans l’îlot de civilisation que constitue une cour professionnelle, la lutte des places est âpre. Ainsi, la position réelle d’un acteur parvenu ou en voie d’ascension est constamment déterminée par les deux facteurs suivants :

• son rang officiel ;

• sa capacité de nuisance concrète.

Toute position dans cet espace professionnel est fluctuante, car l’amélioration du rang de l’un entraîne invariablement la dégradation, voire l’élimination d’un autre.

La mobilisation pour le prestige, caractéristique intrinsèque de la cour professionnelle, est directement interpellée. Cependant, le prestige n’a pas valeur d’universalité. Par exemple, en santé mentale, la notion peut recouvrir des propriétés particulières : il s’articule souvent autour de la pratique d’un langage psychodynamisant. Celui-ci infiltre largement l’espace collectif bien au-delà des temps de travail formalisés. Nous constatons que ce sociolecte et les conceptions qu’il véhicule peuvent participer à la définition de la qualité des interactions professionnelles, en déterminant la valeur des individus et le rang de prestige auxquels ceux-ci pourront escompter parvenir.

Le jeu de la rumeur

Pour limiter les menaces de fluctuation, les acteurs disposant d’antériorité dans le système vont habiter le jeu en alimentant continuellement la rumeur. Ils veilleront aussi à laisser constamment planer un doute quant au caractère potentiel (hostile ou favorable) de toute interaction. De plus, les professionnels les mieux assurés dans leur positionnement social veilleront à superviser tous les axes de diffusion idéologiques institutionnels. Cela aura pour effet :

• de conforter le sentiment latent de méfiance interindividuelle ;

• d’anéantir les possibilités de proposition d’amélioration.

Au final, la dynamique d’enclavement de l’ensemble sera ainsi renforcée.

INDICES D’UN CLIMAT PSYCHOSOCIAL NOCIF : EXCLUSION ET IMPOSSIBLE INNOVATION

Afin de poursuivre notre raisonnement, il convient d’apporter quelques éclaircissements autour de la notion de risque psycho­social : « Le champ psychosocial renvoie à des aspects psychologiques de la vie sociale au travail. Les troubles psychosociaux apparaissent lorsqu’il y a un déséquilibre dans le système constitué par l’individu et son environnement de travail. Les conséquences de ce déséquilibre sont multiples sur la santé physique et psychique. »(4) Dans le cadre de notre analyse, nous pouvons identifier deux indices qui, lorsqu’ils sont associés, laissent présager de la violence du climat psychosocial :

• une succession de départs de professionnels ;

• une faible aptitude du système à l’innovation.

Exclusion et défection

Dans ce type de système, chacun paraît s’entendre sur la nécessité d’avoir un bouc émissaire. En effectuant une rétrospective sociale-historique, nous observons que de successives exclusions ou défections d’acteurs ont eu lieu. Il s’agit souvent de cadres intermédiaires ou de proximité placés en position de disjoncteur organisationnel. Ce phénomène récursif est le symptôme d’une impossible innovation.

L’innovation en question

Dans ce contexte empreint de conservatisme et d’affairisme interrelationnel, l’événement innovant est inconcevable car il est incertain de par ses origines et imprévisible dans ses effets. Il ne s’inscrit pas dans la permanence rituelle des lieux et constitue donc une menace. Que ce soit par le corps ou par l’idée, nul étranger ne semble parvenir à s’établir en ces terres.

ENTROPIE ET RISQUES PSYCHOSOCIAUX

Le sens commun désigne par “paniers de crabe” des univers professionnels très entropiques ou l’altérité est perçue comme une menace. Ils s’organisent selon des jeux de coursives aux règles tacites. Nous relevons que ces dernières s’affirment en regard d’un principe fondateur. Ce vecteur de cohérence groupal peut être instrumentalisé, vidé de sa substance. Dans le secteur sanitaire, il s’agit généralement de la valeur prêtée à l’engagement relationnel. Ce principe originel est associé à une figure d’autorité autour de laquelle les acteurs développent leurs propres modalités stratégiques. Entre refus de l’altérité et incapacité à auto-générer de l’innovation, ces organisations de travail très enclavées semblent constamment au bord de l’implosion. Mais l’implosion n’a pas lieu tant que le système dispose des ressources nécessaires pour alimenter sa “chaudière relationnelle”… au prix de risques psychosociaux élevés. Replaçons-nous dans le contexte particulier du marché de l’emploi en santé. Celui-ci propose des offres nombreuses et diverses de possibilités d’évolution de carrière. Nous pouvons formuler l’hypothèse suivante : chaque professionnel et futur embauché oriente son choix selon un calcul en termes de bénéfice/risque. À ce propos, nous pouvons citer l’étude Press-Next sous la conduite du docteur M. Estrynbehard : lorsque la qualité des relations avec les collègues n’est pas bonne, « c’est un facteur très négatif poussant à changer d’établissement (45,8 % souhaitent le faire contre 35 % parmi les infirmiers ayant de bonnes relations) ».(5) L’ambiance de travail est l’une des variables significatives relevées influençant le choix des professionnels. C’est une variable discriminante, loin devant le salaire et les troubles musculo-squelettiques(6). Le système professionnel que nous venons d’étudier dans cet article est une étuve relationnelle. Son organisation interne s’apparente à une certaine forme de féodalisme cloisonné et maltraitant. Sous quelles conditions peut-il parvenir à traduire les exigences contemporaines du marché de l’emploi dans les secteurs médical et paramédical ?

NOTES

(1) Michel Crozier et Erhard Friedberg, L’acteur et le système, édition du seuil, 1977.

(2) Nous relevons quelques exemples types dans les rituels de déférence de la vie quotidienne : manière de se saluer ou non, disposition dans les espaces de réunion, protocole d’accueil d’une personnalité extérieur au système, etc.

(3) Norbert Elias, La Société de cour, Flammarion, 1993.

(4) Définition Anact in : Élodie Montreuil, Prévenir les risques psychosociaux, éditions Dunod, 2011, p. 7.

(5) Madeleine Estryn-Behar, Santé et satisfaction des soignants au travail en France et en Europe, Presses de l’EHESP, 2008, p. 54.

(6) Ibid. p. 326.

BIBLIOGRAPHIE

• Michel Crozier et Erhard Friedberg, L’acteur et le système, édition du Seuil, 1977. • Élodie Montreuil, Prévenir les risques psychosociaux, éditions Dunod, 2011. • Madeleine Estryn-Behar, Santé et satisfaction des soignants au travail en France et en Europe, Presses de l’EHESP, 2008.

BIBLIOGRAPHIE CONTRIBUTIVE

• Gilles Herreros, La violence ordinaire dans les organisations, éditions Erès, coll. “Sociologie clinique”, 2012. • Nicole Aubert, Vincent de Gaulejac, Le coût de l’excellence, éditions du Seuil, 2007.

Interrelations, management, production et gestion des risques psychosociaux : une équation complexe

Le législateur(1) a défini la notion de risques psychosociaux. Ceux-ci regroupent un ensemble de notions hétérogènes qui, sur un plan théorique, peuvent être considérées indépendamment :

les violences internes, les violences externes, le stress, l’épuisement professionnel.

Dans les faits, ces quatre notions tendront plutôt à se superposer, s’enchevêtrer, formant ensemble la “souffrance au travail”. Les causes de ces risques sont souvent liées à l’organisation de travail ou au mode de management. Mais c’est une variété encore plus grande de causes qui peuvent interagir entre elles et se potentialiser. Ces risques sont à considérer comme des risques professionnels et, à ce titre, nécessitent une gestion à part entière, celle-ci débutant par une évaluation de leur origine et de leur portée. Mais évaluer un risque psychosocial implique pour une large part d’interpeller la subjectivité et l’intersubjectivité des professionnels. Or tous ne réagiront pas de manière identique, certains pouvant supporter avec plus d’aisance un univers de travail sous pression. Soulignons que la souffrance au travail est souvent corrélée à des jeux de pouvoir exacerbés(2).

Ainsi, dans certaines équipes, rien dans l’interrelation ne semble pouvoir se faire sans douleur. Par exemple, “faire sa place” nécessite le passage par une forme d’ostracisme, la conserver implique de sacrifier une part importante de son intégrité morale. De telles situations peuvent perdurer à un point tel que la violence psychologique est quasi explicitement érigée en norme.

Nous pouvons alors parler de banalisation de la violence.

Dans de tels cas, tout semble indiquer une organisation de travail présentant d’importants risques psychosociaux. C’est une gageure pour le manager ayant la gestion de ce type d’organisation. En effet, souvent il lui sera demandé de lisser le climat psychosocial tout en optimisant le rendement de l’organisation considérée. Or l’optimisation du rendement, nous renvoie bien souvent à des conceptions teintées de taylorisme. De celles-ci, l’hôpital peine à se soustraire dans des contextes de restructurations dont la nécessité fait évidence. Cependant, raisonner en termes de rentabilité et engager la rupture culturelle des sujets avec leur histoire professionnelle n’est pas sans effets sur le climat psychosocial.

De nouveaux risques liés aux changements structuraux peuvent apparaître.

Ils se traduiront notamment par une inflation des tensions déjà existantes et par l’apparition de nouvelles problématiques interrelationnelles. Ainsi, la gestion des risques psychosociaux s’affirme comme une nécessité dans le cadre de la modernisation des services de santé. Il s’agit tout d’abord de percevoir et analyser les zones de tensions préexistantes et latentes au sein des équipes. Ce diagnostic psychosocial repose sur un recueil de données croisant entretiens individuels et observations de terrains. L’objectif est d’éviter l’apparition de situations nocives pour les individus et l’organisation de travail.

(1) Les objectifs majeurs du Plan santé au travail 2010-2014 réaffirment le développement de la prévention des risques psychosociaux.

(2) Ici, nous écartons le fait particulier des personnalités pathologiques tels le pervers narcissique ou le paranoïaque. Toutefois, soulignons leur influence néfaste sur les relations humaines au travail, particulièrement lorsque ces individus se trouvent en position de commandement.