L’usage du portfolio pour l’évaluation des étudiants - Objectif Soins & Management n° 215 du 01/04/2013 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 215 du 01/04/2013

 

Recherche Formation

Isabelle Eyland*   Alain Jean**  

Depuis la mise en place du référentiel de formation en septembre 2009, de nombreux Ifsi ont fait de l’accompagnement des tuteurs et professionnels de proximité une priorité. Quelles sont les interrogations des tuteurs lors de l’évaluation de l’étudiant avec son portfolio ? Présentation des principaux résultats d’une recherche réalisée auprès de tuteurs de différents secteurs d’exercice professionnel dans le cadre d’un mémoire.

La mise en place du référentiel de formation en septembre 2009, a mobilisé les équipes des Ifsi, mais également celles des terrains de stage. La nomination de tuteurs avec un rôle d’accompagnement pédagogique prégnant et l’utilisation de nouveaux outils ont poussé les infirmiers à devoir réajuster leurs pratiques d’encadrement et d’évaluation. De nombreuses interrogations et doutes persistent quant à l’utilisation du portfolio(1). Une recherche dans le cadre d’un mémoire de recherche en master conseil et formation en éducation (master CFE de l’université Montpellier 3) a été menée auprès des tuteurs afin de mettre en évidence le travail réalisé par les équipes lors de l’évaluation des compétences dont ils sont dorénavant responsables. Il s’agissait d’étudier, en situation réelle, l’activité du tuteur infirmier lors de l’entretien d’évaluation de fin de stage avec l’étudiant. Dans le cadre de la clinique de l’activité, cette dernière se définit comme étant les opérations manuelles et intellectuelles réellement mises en jeu à chaque instant par l’opérateur pour atteindre ses objectifs, pas seulement prescrits, en fonction des contraintes du contexte(2). L’entretien d’évaluation de fin de stage avait pour but de renseigner les critères de chaque compétence du portfolio. Cette recherche visait une mise en lumière des logiques déployées par les tuteurs-évaluateurs, afin d’essayer d’accéder aux freins de la mise en place du processus et à leur interprétation des textes.

MÉTHODOLOGIE DE LA RECHERCHE

Dans un premier temps, des entretiens d’évaluation entre tuteurs et étudiants ont été enregistrés sur support audio, afin de perturber le moins possible les situations. Afin d’être la plus exhaustive possible, la recherche a été élargie à différents secteurs d’activité : court séjour (MCO), psychiatrie, lieu de vie (Ssiad).

Par la suite, après chaque bilan de stage enregistré, un entretien d’autoconfrontation avec le tuteur a été réalisé. La situation d’auto­confrontation « est celle où les opérateurs (…) mettent en mots, à l’usage du partenaire-spectateur, ce qu’ils pensent en être les constantes »(3). Deux outils servaient de support à cet entretien : le bilan de stage de l’étudiant et des extraits ciblés de l’enregistrement ayant fait l’objet d’une pré-analyse. Le but était de faire verbaliser le tuteur, sur l’activité déployée lors de l’entretien avec le stagiaire, c’est-à-dire ses intentions, préoccupations, satisfactions, gestion des imprévus et événements. Un travail d’analyse de contenus à partir des verbatims(4) a permis de faire ressortir des résultats.

RÉSULTATS ET ANALYSE

Accompagnement ou contrôle ?

Globalement, les tuteurs mènent les entretiens en favorisant l’autoévaluation de l’étudiant et les échanges (80 %). Ils se situent dans le paradigme de l’accompagnement(5). Cette dimension étant nouvelle dans l’évaluation de l’étudiant infirmier en stage, il semble que des hésitations, des questionnements sont encore prégnants dans la manière de mener l’entretien. Toutefois, 20 % d’entre eux semblent encore attachés non seulement à la notion de contrôle dans la manière d’aborder l’entretien avec l’étudiant, mais également à la notion de “mesure”, d’écart par rapport à une norme ou un attendu. Ces types d’entretiens, minoritaires, sont d’ailleurs les plus courts, environ trente minutes, alors que les autres durent autour d’une heure trente. La parole est beaucoup moins donnée à l’étudiant. Nous faisons l’hypothèse que ces manières de mener l’entretien ne permettent pas une autoévaluation approfondie et ne favorisent ni construction, ni développement professionnel.

Fréquence d’utilisation du portfolio

Seulement 20 % des tuteurs interrogés utilisent le portfolio pendant le stage ; pourtant ceux-ci expriment que cette utilisation “continue” est facilitatrice pour l’évaluation au cours et à la fin du stage. Ces tuteurs sont d’ailleurs ceux à avoir eu le moins de difficulté de compréhension des critères et indicateurs des différentes compétences. Par ailleurs, tous les autres tuteurs soulignent, comme axe d’amélioration concernant le portfolio, la nécessité d’appréhender l’outil et de préparer l’entretien en amont de l’évaluation de l’étudiant.

Termes du portfolio entraînant des difficultés de compréhension

Certains termes employés par les étudiants dans le portfolio posent des difficultés de compréhension et d’interprétation. Ainsi le mot “activité”, employé dans le sens “action réalisée”, est parfois entendu dans le sens “activité à visée socio-thérapeutique” et donc identifié à un soin. À ce propos, il est intéressant de remarquer qu’Yves Schwartz qualifie l’activité comme étant un “concept flou”(6). De même, les “actions à visées thérapeutiques” et “l’entretien d’aide thérapeutique” ont subi le même amalgame dans le domaine de la psychiatrie. On peut se demander si le fait de travailler dans un secteur de soins défini et de peu connaître finalement les activités menées dans d’autres secteurs n’entraîne le tuteur à “effectuer des raccourcis” par rapport à une pratique qui lui est habituelle.

Une autre difficulté soulevée est d’appréhender le contenu du projet de soins. La compétence 2, considérée comme cœur de métier, “concevoir et conduire un projet de soin infirmier”, semble poser des difficultés de compréhension : 100 % des tuteurs interrogés expriment des difficultés pour appréhender son contenu et l’évaluer. Ils ont des difficultés à faire mettre en pratique le projet de soins par les étudiants. Pourtant, si une restitution – comme elle était demandée lors des mises en situations professionnelles – n’est plus d’actualité, il est possible de l’évaluer en stage. Nous pouvons ainsi solliciter l’étudiant à présenter la situation d’un patient à travers un projet de soins actualisé, lors des transmissions inter-équipes ou lors d’un staff d’équipe pluridisciplinaire. Cela demande donc de réfléchir sur nos pratiques pédagogiques afin d’y apporter des ajustements.

La compétence

Les tuteurs énoncent des difficultés pour synthétiser les informations par rapport à la compétence et la complexité à appréhender la compétence en tant que notion. De plus, ils ont l’impression que le nombre important de critères ferait perdre de vue la compétence initialement visée. Mais n’est-ce pas là le problème récurrent de tout référentiel de compétences complexe ?

Il semblerait donc que la difficulté réside non seulement dans le lien entre la compétence et le critère, mais aussi dans la compréhension de l’intitulé du critère entre ce qui est attendu et ce qui est compris par le tuteur. Le manque d’habitude de décortiquer les actes de l’activité quotidienne est par ailleurs soulevé par les acteurs du terrain.

Les niveaux d’acquisition

Il est important de préciser ici que, pour une même année d’étude et pour des compétences similaires, les niveaux d’acquisition peuvent être très différents selon l’histoire de l’étudiant et du parcours de stage.

Des tuteurs soulignent la difficulté de distinction entre certains niveaux d’acquisition et notamment entre les termes “à améliorer” et “acquis”. Pour ce dernier niveau d’acquisition, est sous-entendue l’idée de “transférabilité” des éléments de la compétence dans d’autres situations. Par exemple, lorsqu’un étudiant effectue un pansement sur le bras d’un patient X, est-il capable de transférer ses connaissances auprès du patient Y où le même type de pansement est situé sur le pied ?

Les tuteurs se situant dans le paradigme du contrôle ont des difficultés pour qualifier d’acquises un grand nombre de compétences. L’un d’entre eux explique : « Même professionnel, rien n’est acquis et demande toujours à être amélioré. » Un autre tuteur évoque également sa difficulté à écrire “acquis” et avoue préférer le terme “à améliorer”, même s’il estime que, sur le temps du stage, le critère était acquis. Il justifie ce choix en évoquant la notion de responsabilité en termes de conséquences : « Mettre acquis, cela veut dire, pour moi, qu’il n’y a plus à y revenir. » Il est important de préciser ici que l’évaluation porte sur le stage en cours de réalisation. Un critère, un acte ou une activité peut avoir été “acquis” sur un terrain de stage et être “à améliorer” sur le suivant. La construction de l’étudiant se fait pas à pas, au détour de situations rencontrées qui peuvent être différentes d’un stage à l’autre et demander des adaptations particulières. L’adaptabilité aux situations est une caractéristique essentielle de la compétence(7). L’évaluation finale du portfolio portera ainsi sur la progression de l’étudiant au cours de ses trois années de formation.

La responsabilité

Lors des autoconfrontations, des mots forts comme peur, conséquence, grande responsabilité, peur de gâcher la formation de l’étudiant, etc., ont été prononcés. Le souhait d’évaluer au plus “juste” ressort très souvent. Ce critère de justice semble donc être une préoccupation essentielle chez les tuteurs évaluateurs. D’autre part, la notion d’équipe apparaît comme une ressource pour faire le point sur l’évaluation. Le besoin de partager cette responsabilité afin de rendre l’évaluation plus juste, plus équitable, pourrait être l’une de nos hypothèses dans ce domaine. Seuls 20 % des tuteurs parlent d’une nouvelle fonction dans ce rôle d’encadrement. Nous faisons l’hypothèse que, bien qu’ayant besoin d’appropriation des méthodes et des outils par le biais de formations, les tuteurs estiment, comme faisant partie de leurs fonctions, l’accompagnement des étudiants dans le cadre de la formation par alternance.

Besoins exprimés par les tuteurs

Outre la nécessité de s’approprier l’outil portfolio et d’effectuer des ajustements, l’importance de suivre une formation à l’accompagnement de l’étudiant est soulevée par les tuteurs. Il est important de souligner que ce n’est pas ici le rôle de tuteur qui est remis en question, mais le réel besoin d’être formé pour un rôle qu’ils estiment ne pas être aussi simple à tenir sans formation. Ce rôle, qu’ils réalisent, les place en tant que “formateurs de terrain”, les pousse à demander d’avoir une vision globale du processus de formation et à ressentir le besoin d’être informé du programme de formation et des modalités de validation. De façon plus pragmatique, ils ressentent le besoin d’être accompagnés dans cette démarche d’évaluation afin de bien identifier les attentes du programme. Enfin, ils interrogent la nécessité d’effectuer des bilans réguliers avec le référent du stage, et les objectifs réels de ce suivi “chronophage”.

CONCLUSION

Ce travail de recherche a permis de faire ressortir un certain nombre d’éléments concernant l’évaluation des étudiants et l’utilisation qui est faite du portfolio par les tuteurs/évaluateurs. Les entretiens d’évaluation avec les étudiants amènent donc les tuteurs à s’interroger sur leurs doutes, la peur des conséquences que peut avoir cet entretien pour l’étudiant et de celles de leurs avis spécifiés sur le rapport d’entretien, sur l’acquisition des compétences. Cependant, ils mettent en lumière un côté valorisant et une remise en question forte permettant de mettre en avant leurs propres compétences.

Les entretiens d’autoconfrontation avec les tuteurs ont tendance à montrer que chacun a exprimé surprise, satisfaction et souhait de changement suite à l’écoute de l’entretien qu’il avait effectué avec l’étudiant. Ce point paraît essentiel pour deux raisons : dans une recherche d’amélioration des pratiques d’évaluation de l’étudiant infirmier en stage et parce que cette recherche aura au moins eu cet avantage pour les tuteurs interviewés qui l’ont tous exprimé.

Par ces entretiens, ces derniers ont appris sur eux-mêmes et sur leur manière de fonctionner, sur les axes d’amélioration à mettre en place et sur les richesses mobilisées et leur savoir-faire. Cette forme d’analyse de leur pratique a été l’occasion pour eux d’une séquence d’apprentissage.

La notion de responsabilité ayant été largement évoquée par les tuteurs, il nous semble important de resituer la place du stage dans la formation et de dédramatiser les enjeux soulevés par les évaluateurs. Les tuteurs de stage ont plusieurs rôles à assumer : un rôle d’organisation (prévoir des situations apprenantes évaluables en termes de progression et définir des objectifs de progression), un rôle d’encadrement (participer à la professionnalisation de l’étudiant), un rôle d’évaluation continue (prévoir des temps formalisés pour faire le point sur l’acquisition des compétences). Nous pensons que les infirmiers ont les compétences requises pour assurer ces différents rôles. Ce qui ressort de nos entretiens est bien le manque “d’habitude” à pratiquer le portefeuille de compétences : un usage de l’outil plus régulier favorisera l’intégration, limitera le temps consacré à l’évaluation de l’étudiant et confortera l’infirmier dans ses aptitudes à la fonction pédagogique en stage. Ceci est d’autant plus d’actualité que, dans le cadre du grade licence, la responsabilité ne repose plus sur le stage à travers une note non modifiable comme dans le programme précédent, mais sur la commission d’attribution des crédits de stage (ECTS) qui en décide l’attribution ou non en fonction bien sûr de l’évaluation portée dans le portfolio, mais également en fonction du temps de présence en stage et de la qualité des analyses de pratiques à réaliser par l’étudiant après le stage…

NOTES

(1) Dans le nouveau référentiel de formation conduisant au diplôme d’État infirmier, le portfolio est défini de la façon suivante : « Le portfolio est un outil qui sert à mesurer la progression de l’étudiant en stage. Il est centré sur l’acquisition des compétences, des activités et des actes infirmiers. »

(2) Clot Y. (1999a). La fonction psychologique du travail. Paris : Presses universitaires de France.

(3) Clot Y. (2010). Travail et pouvoir d’agir. Paris : PUF.

(4) Un verbatim est un document écrit, retranscrivant la totalité de ce qui se dit et se fait dans une situation enregistrée.

(5) Cifali, M, Théberge, M et Bourassa, M. (2010). Cliniques actuelles de l’accompagnement. Paris : L’Harmattan.

(6) Schwartz Y. (2007). Un bref aperçu de l’histoire culturelle du concept d’activité. @ctivité, 4 (2), pp. 122-133, www.activites.org/v4n2/v4n2.pdf.

(7) Le Boterf, G. (2008). Repenser la compétence. Paris : Eyrolles.

Axes d’amélioration proposés par les tuteurs concernant l’entretien de fin de stage

La nécessité de s’approprier l’outil et d’aborder le portfolio avant l’entretien est soulevée unanimement.

→ Certains tuteurs proposent des bilans réguliers avec l’étudiant sur une compétence ciblée à travers une activité réalisée : la compétence 4 (mettre en œuvre des actions à visée diagnostique et thérapeutique) lors d’un soin par exemple, la compétence 7 (analyser la qualité des soins et améliorer sa pratique professionnelle) peut être évaluée lors d’une analyse de situation de soin.

→ Certains tuteurs mettent en place un outil de suivi de l’étudiant dans lequel sont notés les actes réalisés et l’appréciation du professionnel de proximité.

→ Il est également mis en exergue l’importance du bilan à mi-stage qui doit tendre vers les axes d’amélioration par compétence. Par exemple : « Que mettre en place pour progresser et passer du “non acquis” au “à améliorer” ? ».

→ Des tuteurs expriment que le nombre important de critères et indicateurs à évaluer et, de ce fait, la longueur de l’entretien entraînent un “décrochage” de l’évaluateur tant par rapport à la compétence visée qu’à l’entretien lui-même. Ils proposent donc de réaliser l’entretien en deux fois afin de lui conserver toute sa pertinence.

→ Il est également recommandé d’effectuer un bilan régulier avec le formateur référent du stage afin de réajuster les points posant questions.

→ Enfin, Il ressort qu’il est important que le tuteur se positionne comme tel, en coordinateur pédagogique du stage.

BIBLIOGRAPHIE

• Eyland Y. L’évaluation des compétences des étudiants infirmiers en stage : Comment optimiser l’accompagnement des tuteurs ? Mémoire de master conseil en formation et en éducation. Université Montpellier III. 2011 • Jean A. L’analyse des imprévus et des événements dans le cadre de la cohérence entre théorie et pratique. In Paquay L., Altet M., Perrenoud P. La formation des enseignants : entre recherche de cohérence et refus de la pensée unique. Bruxelles : De Boeck Université, 2012.