Bilan contesté pour la formation infirmière - Objectif Soins & Management n° 214 du 01/03/2013 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 214 du 01/03/2013

 

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Anne-Marie Bodin-Cheneveau  

Trois ans après la parution du dernier texte législatif portant sur la formation infirmière(1), et alors que les premiers professionnels sortis de ce “nouveau moule” sont arrivés sur le marché de l’emploi, l’heure est au bilan.

Et si un changement radical de direction tarde trop à arriver, infirmiers et formateurs en Ifsi(2) pourraient y perdre leur âme. Le référentiel deviendrait-il un outil où l’humain cède sa place au virtuel ?

NE PAS CONFONDRE RÉFÉRENTIEL ET PROGRAMME

Le référentiel nouveau est arrivé. Avec lui, les notions de compétence, de réflexivité et de parcours individualisé entrent par la grande porte dans le domaine de la formation professionnelle. Elles reflètent les tendances actuelles (autonomie et adaptabilité des travailleurs), suscitées par la politique européenne de lutte pour l’emploi et la compétitivité. Chacun doit prendre ses responsabilités au sein d’un « État social actif »(3), selon les termes d’Isabelle Astier.

Developper ses compétences professionnelles

Dans ce contexte aux enjeux économiques très forts, le développement des compétences professionnelles est devenu le maître-mot. Ainsi, le référentiel de juillet 2009 définit un cadre, aussi complexe que compliqué, que formateurs et partenaires universitaires cherchent à appliquer à la lettre, faute d’une lecture synoptique suffisante. Des groupes de travail régionaux ont pu se mettre en place par unité d’enseignement. On y cherche à harmoniser les pratiques, en déterminant les contenus et les modalités d’évaluation jugés utiles. Certaines directions régionales vont jusqu’à ajouter des contraintes très précises, telles que la stricte conformité des devoirs dans les différents Ifsi, planifiés à la même date, corrigés selon un barème uniforme. À cette occasion, la technique de contrôle des connaissances par QCM(4), couramment utilisée dans les facultés de médecine, s’est imposée comme une nécessité incontournable.

Quelle place pour l’innovation et la motivation ?

Ce phénomène de standardisation, d’uniformisation, de “copier-coller”, pose question. Car si le référentiel veut défendre des principes pédagogiques pertinents, tels que la posture réflexive, l’individualisation de l’apprentissage, l’autonomisation de l’étudiant, etc., les méthodes décrites tournent clairement le dos à ces intentions affichées. Par où peuvent alors s’insérer la liberté et la motivation pour apprendre, dans ce carcan de plus en plus fermé ? Et comment les formateurs parviendront-ils à adapter l’action pédagogique à l’évolution du groupe en formation ? « Il faut revenir, par analogie, au sens du mot “repère” (qui permet de lire dans les mouvements des étoiles), qu’on confond avec celui de “balise” (qui oblige à suivre les bornes sur la route). »(5) Car un référentiel n’est pas un programme. Écoutons Jean Clénet, qui nous dit que « le paradigme de la complexité peut nous aider à penser et à agir autrement »(6). Et reposons les priorités.

QUAND INGÉNIERIE SE CONFOND AVEC GESTION

Le dispositif de formation infirmière repose sur un découpage analytique, à partir des dix compétences déclarées constitutives de l’exercice correct de la profession. Ensuite, chacune des nombreuses unités d’enseignement, corrélée à l’une de ces compétences, sectionne à nouveau les objectifs et les contenus, et est soumise à validation par le biais d’une évaluation spécifique.

Un système trop lourd ?

Tout cela aboutit à un système d’évaluation beaucoup trop lourd, irréalisable par l’ensemble des Ifsi, non pourvus en moyens supplémentaires pour l’occasion. Il donne lieu surtout à une approche “tronçonnée”, et donc à une perte de cohérence de l’action formative. Les formateurs travaillent de leur côté sur les unités dont ils ont la charge. Les étudiants tentent d’assimiler des contenus disparates, insuffisamment connectés à un “fil directeur”. Ce fil directeur est pourtant prévu. Dans le référentiel, il porte le nom “d’unité d’intégration”. Et puisque son opérationnalisation n’est pas précisément déclinée, elle peut devenir le lieu privilégié du travail de conception pour les formateurs.

Référentiel trop rigide ?

Le problème se pose là : si l’on s’en tient à appliquer au plus près le curriculum, on a tendance à répartir les tâches dans un souci d’efficacité. Il faut faire “comme prévu”, puisque le texte est garant de la qualité. Or chacun sait que l’outil n’est rien sans la compétence de son utilisateur. Conformément à l’utopie matérialisée par l’ère de la gestion, le référentiel est devenu un “plan de montage”. Hannah Arendt nous a dit que les utopies « ont servi de manière fort efficace à conserver et développer une tradition de pensée politique, dans laquelle, consciemment ou inconsciemment, on interprète le concept d’action en termes de faire, de fabrication »(7). La technique encourage ce travers : plus on gagne de temps grâce au virtuel, aux simulations et autres évolutions modernes, plus on se félicite d’avoir su mettre en œuvre une manière de faire claire, logique et sans faille. Ce n’est qu’apparence : on a oublié l’humain. « Le monde de l’expérimentation peut toujours devenir, semble-t-il, une réalité artificielle [….], ce qui rejette l’homme – plus rudement que jamais – dans la prison de son esprit, dans les limites des schémas qu’il a lui-même créés. »(8)

CONCEVOIR

Les limites sont un frein à l’ingéniosité. Il est nécessaire pour les formateurs de revenir à leur rôle propre, et de défendre ce qui fait leur spécificité et leur compétence : l’ingénierie. Pour cela, une seule voie : l’écriture d’un projet pédagogique (le référentiel l’a oublié dans ses recommandations), puis celle de l’unité d’intégration du semestre. C’est cette double référence qui donne le “la”, directement corrélée au niveau d’avancement du groupe en formation, et suffisamment souple pour accueillir les attentes et besoins individuels des étudiants. Elle est l’occasion de relier, de choisir, de poser des étapes. Elle est celle aussi de redonner à l’étudiant ce qui lui appartient : sa progression dans son processus de professionnalisation.

Si l’unité d’intégration est plus particulièrement rapportée à une ou deux compétences, il ne faut pas oublier d’y positionner des objectifs pédagogiques évolutifs pour chacune des autres. Ainsi on établit un guide général pour la période de formation considérée. Le dispositif d’évaluation du semestre est aussi à déduire du projet pédagogique, et non à regarder comme une somme de devoirs sans liens entre eux. Pour redonner du sens à l’action pédagogique, il s’agit de retravailler les objectifs, les critères d’évaluation, trop standardisés et répétitifs. C’est donc seulement après ces constructions préliminaires que les unités d’enseignement peuvent être conçues. De ce fait, même les unités dites “universitaires” nécessitent une part de flexibilité pour s’articuler à l’ingénierie globale proposée au groupe en formation. Faut-il garantir une action considérée comme reproductible et équitable en termes de qualité de formation ? Peut-être équité et objectivité n’ont-elles pas leur place dans une ingénierie… Au contraire, une subjectivité bien utilisée, c’est-à-dire centrée sur les besoins de l’étudiant et n’empêchant pas l’impartialité, est susceptible de favoriser la motivation, moteur du processus formateur.

Agir, agir, mais ne pas oublier de penser, nous suggère Hannah Arendt. La volonté de professionnaliser les infirmiers de demain est louable et mérite de bien poser l’armature ingénierique, avec la conscience de la complexité du travail pédagogique. Elle nécessite de la part des formateurs en Ifsi des compétences pointues et une attitude réflexive. La balle est aujourd’hui dans leur camp.

NOTE

(1) Ministère de la Santé et des Sports, 2009, Profession infirmier : recueil des principaux textes relatifs à la formation préparant au diplôme d’État et à l’exercice de la profession, Paris, Berger-Levrault, 199 p.

(2) Lire Institut de formation en soins infirmiers.

(3) I. Astier, 2007, Les nouvelles règles du social, Paris, Puf, p. 18.

(4) Lire Question à choix multiples.

(5) J.J. Bonniol & M. Vial, 2009, Les modèles de l’évaluation, Textes fondateurs avec commentaires, Bruxelles, éditions De Boeck, p. 315.

(6) J. Clénet, 2003, L’ingénierie en formation(s) : appliquer et/ou concevoir ?, in Éducation permanente n° 157, avril 2003, p. 65.

(7) H. Arendt, 1961, Condition de l’homme moderne, Paris, Pocket, 2011, p. 291.

(8) Ibid., p. 361.