Cadre de santé : l’identité professionnelle en question - Objectif Soins & Management n° 206 du 01/05/2012 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 206 du 01/05/2012

 

PRÉSENTATION

Cahier du management

Jean-Luc Stanislas  

L’hôpital public, caractérisé par la diversité de ses disciplines médicales innovantes, est contrasté par la parcellisation de ses activités et se singularise aussi par la multiplicité de ses métiers. Les personnels d’encadrement soignants œuvrent à la charnière des prestations pluridisciplinaires dans les unités.

Les personnels d’encadrement soignants assurent la coordination des activités paramédicales et l’animation des équipes. L’encadrement intermédiaire assume, lui, un positionnement stratégique dans l’organisation hospitalière, ce qui lui permet d’appréhender les logiques, souvent contradictoires, des différents acteurs du système, en se portant garant de la qualité des prestations, au prix d’un lourd tribut.

En mobilisant, dans un premier temps, les apports de la sociologie des professions, éclairée par la pensée de Renaud Sainsaulieu sur la construction identitaire et l’analyse de Paul Bouffartigue sur les cadres, il est particulièrement intéressant de mobiliser ces concepts avec notre pratique d’encadrement hospitalier, permettant d’aborder sereinement cette problématique, dans une acception autour de la fonction de manageur.

L’hôpital est un microcosme sociétal complexe, instable, évolutif, chargé d’incertitudes, à la recherche permanente d’une reconnaissance identitaire de chaque professionnel de santé, notamment les cadres de santé assumant cette difficile mission d’animer une équipe et coordonner les activités cliniques. Nos responsabilités, parsemées de contraintes, souvent paradoxales, se sont particulièrement accentuées à l’occasion de la réorganisation du management hospitalier, avec la mise en œuvre des nouvelles organisations en pôles d’activités depuis 2005.

À l’image d’une représentation classique de manageur, notre fonction s’apparente à celle d’un « acteur (…) ayant en charge la gestion et le développement d’équipes de travail, en vue d’atteindre des objectifs de performance et d’efficacité »(1).

Cette pesante réalité creuse un questionnement identitaire dans la professionnalisation des cadres. Une dichotomie subsiste, notamment entre les compétences de l’homme de l’organisation (manageur) et celles de l’homme de la profession (expert technique). Entre l’incertitude de la place du cadre de proximité et l’opportunité d’en saisir les perspectives de changement, la tentation est grande. Ainsi, la multiplicité des cultures à l’hôpital avec ses logiques, ses alliances et ses oppositions professionnelles aux nombreuses interactions limitent l’action stratégique des cadres.

L’identité de l’encadrement pose, donc, un problème de définition dans la perception de notre activité quotidienne. Cette fonction présente des contours flous et questionne la légitimité de notre place dans l’organisation hospitalière pour plusieurs raisons. D’autant que notre statut peut apparaître problématique par sa production immatérielle difficile à mesurer dans notre activité quotidienne : ces signes spécifiques de notre fonction sont identifiés par Amosse et Delteil(2) qui montrent que les cadres intermédiaires en général ont un rapport au temps et aux conditions de travail très particuliers.

DÉFINIR UNE CULTURE PROFESSIONNELLE

Si l’on se réfère aux définitions classiques issues des grands auteurs célèbres en management, nous pourrions nous accorder sur les grandes familles de rôles du cadre explicités par Henry Mintzberg(3) : « Les rôles décisionnels (décider, prévoir, planifier, contrôler, réaliser). Les rôles interpersonnels (comprendre et satisfaire le patient et les partenaires internes/externes, motiver et coordonner les équipes, animer les réunions, supporter, gérer les conflits…). Les rôles informationnels (être le porte-parole de l’équipe, s’informer, transmettre de l’information, représenter, gérer les réseaux de relation…). »

Mais la particularité de la fonction d’encadrement de proximité à l’hôpital donne une tout autre définition déterminée par un cadre réglementaire évoluant “au fil de l’eau”, au rythme des réformes hospitalières proposant des ajustements permanents selon les évolutions culturelles et profondes de ses organisations managériales.

Ainsi, les cadres de santé, n’ont pas l’opportunité de construire une culture professionnelle propre, même s’ils ont pu appréhender les enjeux sociaux, les problèmes économiques et culturels de l’institution hospitalière. L’adoption d’un langage spécifique et d’une culture commune aurait pu naître, par exemple, en Institut de formation des cadres de santé (IFCS), espace générateur d’une nouvelle identité professionnelle.

Renaud Sainsaulieu définit l’identité au travail comme « la façon dont les différents groupes au travail s’identifient aux pairs, aux chefs, aux autres groupes (…) fondée sur des représentations collectives distinctes »(4). Il n’existe pas suffisamment de collectifs de cadres de santé dans les hôpitaux pour donner une posture représentative forte. D’ailleurs, l’auteur précise que c’est l’action collective qui permet de structurer l’identité d’un groupe, signe de cohésion et de valeurs partagées. Cela fait partie des dynamiques sociales de reconnaissance des individus au travail (un besoin de se définir par l’identification à une communauté d’appartenance, fortement intégratrice pour ses membres). Claude Dubar(5, 6) ajoute que cette identité sociale apporte une certaine reconnaissance des savoirs, légitime les compétences individuelles et valorise l’image de soi. Cette valorisation est à corréler avec le statut professionnel, la catégorie sociale et d’autres formes de reconnaissances, pouvant d’ailleurs entrer en conflit.

La construction d’une identité professionnelle se définit, selon Sainsaulieu(4), par un langage, des normes, des valeurs, une histoire, un processus de socialisation et une culture au travail. Elle passe également par la qualification, la compétence, la culture professionnelle dans le champ de sa rhétorique professionnelle. Les cadres de santé ne disposent pas d’un socle identitaire suffisamment fort pour s’appuyer sur une « déontologie, des processus sociaux, des rapports de pouvoir et d’identification, une solidité des conduites collectives de classe, un groupe socioprofessionnel »(4).

Pourtant, cette identité se reconstruit dans les ressources du pouvoir, notamment dans « le modèle de négociation » décrit par Sainsaulieu(4), dans lequel vont s’inscrire les cadres. Selon les interactionnistes, elle valorise leur métier qui est une réalité sociale riche où l’on maîtrise la communication par la rhétorique professionnelle. Mais cette perception aux contours flous de l’identité du cadre de santé conduit à pervertir le rapport entre l’identité sociale virtuelle et l’identité sociale réelle définie par Claude Dubar(5, 6).

Selon Michel Lallemand(7), le terme de cadre, d’origine militaire, « est utilisé pour désigner cet espace incertain où se mêlent autodidactes et diplômés des grandes écoles, salariés du privé et du public, personnels de PME et responsables émargeant à des grands groupes, cadres encadrants et non encadrants, cadres de production, fonctionnels, commerciaux et chefs de projets, etc.) ».

Un effort a cependant été réalisé pour décrire les missions des cadres de santé, hors cadre réglementaire, entre 1988 et 2004. Le guide du service de Soins infirmiers n° 3 (1988) précise les liens hiérarchiques et fonctionnels avec des missions associant des compétences d’expertise techniques et managériales.

Le Répertoire des métiers de la fonction publique hospitalière (2004) place le cadre de santé à un niveau d’encadrement intermédiaire, qui le confronte aujourd’hui dans une posture où l’autorité n’est plus uniquement hiérarchique, mais fonctionnelle légitimée par les acteurs (au sens des équipes soignantes): il intervient de plus en plus comme un “homme-ressource”, un accompagnateur, soucieux de responsabiliser ses équipes, d’œuvrer pour le développement de leurs compétences.

POSTURE IDENTITAIRE DES CADRES EN QUESTION

L’identité des cadres est donc déterminée, selon Erwing Goffman(8), par une négociation au cours de laquelle ils utilisent des conventions ou des codes partagés, des manières de voir, des manières de dire hétérogènes, selon leurs intérêts, pouvant même les opposer. Se pose donc la question suivante : quel positionnement peut-il avoir à l’intérieur de l’hôpital en pleine mutation avec cette dichotomie latente et non élucidée entre l’homme de l’organisation (manageur) et l’homme de la profession (expert clinicien) ? D’autant plus que son expertise se trouve surtout dans sa capacité à gérer les interactions : agir et réagir face à l’autre dans un contexte de diversité culturelle (tolérance à l’ambiguïté, gestion de l’incertitude, ouverture d’esprit).

QUÊTE HISTORIQUE DE RECONNAISSANCE

Dans ce contexte, nous pouvons mieux comprendre le malaise des cadres en milieu hospitalier, par digression historique, en explicitant celui des cadres d’entreprise. En effet, l’apparition des cadres/manageurs survient dans un contexte conjoncturel historique de crise en 1936/38, consécutive aux luttes sociales et politiques avec la reconversion de la bourgeoisie. Elle se traduit, à cette époque, par la mobilisation des “classes moyennes” avec les ingénieurs et le syndicalisme des cadres, qui créent et rationalisent leur statut et leur déroulement de carrière. Plusieurs études sociologiques du courant interactionniste, montrent qu’elle se professionnalise par l’appropriation des méthodes managériales venant d’outre Atlantique. Les Trente Glorieuses (1950-1970) marquent leur consécration identitaire « autour des figures stratégiques de l’expert, du cadre symbole de la promotion sociale liée carrière, et aussi du titulaire d’une fonction et d’un statut dans les grandes bureaucraties d’État, sources de nouvelles formes d’appartenances »(9) et leurs signes d’appartenance identitaires à un niveau social valorisé foisonnent : conditions de vie, diplômes, origine sociale, type d’activité, genre de vie, opinions politiques, etc.(10) Cette situation devient inquiétante dès les années 1990, selon plusieurs enquêtes sociologiques, avec l’apparition d’une nouvelle typologie de cadres d’entreprises, opposant deux figures idéales-typiques : le manageur et l’expert. Paul Bouffartigue(11), sociologue du travail, indique que ce malaise affecte leur positionnement stratégique qui s’éloigne progressivement des directions des entreprises, marquant ainsi une rupture privilégiée du “salarié de confiance”, figure traditionnelle du groupe social des cadres des années 1980(10). Leur identité se caractérise aujourd’hui par l’opposition “manageurs/autres cadres” substitué au clivage “cadres/non cadres”(2). Ce malaise identitaire s’installe progressivement pour des raisons structurelles : fonction floue, incertitude de leur employabilité dès 1993, nouvelles organisations des cadres, déstabilisation des formes de socialisation traditionnelles ainsi qu’une évolution des carrières et des partitions professionnelles classiques.

Cet essai de comparaison donne une compréhension des nouveaux enjeux de la fonction cadre de santé à l’hôpital et celle des cadres manageurs en entreprise : leur positionnement manque de professionnalisation et de reconnaissance dans leur construction identitaire.

MISSIONS HYBRIDES

Les missions du cadre de santé sont fortement mobilisées à l’hôpital avec la mise en œuvre des pôles d’activités. Cette situation pourrait laisser penser que de multiples opportunités offrent un positionnement fort dans les arcanes de l’organisation des activités médico-administrative. Mais notre fonction reste encore mal définie du fait de la singularité de nos références culturelles médicales, de notre statut réglementaire et de notre processus identitaire en quête de légitimité.

De plus, notre activité est tissée par de multiples compétences, tant managériales que techniques et gestionnaires, voire d’expertises. Notre charge de travail ne cesse de s’alourdir avec un niveau d’incertitude qui frôle son stade critique, en raison des multiples contraintes et injonctions paradoxales issues des impératifs de l’organisation hospitalière. Enfin, depuis la réduction du temps de travail, avec les 35 heures, elle nous rapproche des mêmes préoccupations statutaires des professionnels non cadres sur le rapport au temps et aux conditions de travail.

FORMATEUR OU MANAGEUR : QUELLES FRONTIÈRES ?

L’environnement institutionnel dans lequel le cadre de santé évolue est marqué par une double nécessité d’accompagner le changement et de conduire des projets autour de multiples initiatives centrées sur la qualité des soins et bien d’autres domaines… Cela signifie donc que le cadre de santé mobilise nécessairement des capacités et des compétences sur ces deux champs : management et formation. Il occupe une fonction toute particulière aux multiples facettes de responsabilités, d’activités dans des périmètres d’actions très variés selon le poste occupé. Il bénéficie maintenant d’une formation continue tout au long de sa trajectoire professionnelle pour parfaire ses compétences et s’adapter aux nouvelles règles du jeu institutionnel. Il expérimente de nouvelles situations sur son chemin et adopte des “postures” différentes selon les contextes : formateur occasionnel, chef de projet, superviseur, référent, correspondant, tuteur, parrain, relais, etc. Finalement, le cadre de santé est en quelque sorte un “caméléon” capable d’endosser plusieurs aspects en fonction des situations professionnelles vécues. Ce qui lui donne de sérieux atouts (s’il accepte de les saisir) pour développer de nouvelles compétences d’expertises et, pourquoi pas, se découvrir de nouveaux talents de “formateur” ou de “consultant” ou encore “d’expert” dans tel ou tel projet, ou bien dans tel ou tel poste occupé. Même si l’on ne peut pas se prédestiner formateur ou manageur, il faut reconnaître que nous sommes dans une démarche autour du lien social auprès de collectifs de travail qui ont besoin d’être guidés, accompagnés, vers l’atteinte d’un objectif partagé (obtenir son DEI ou bien réaliser les soins de qualité pour le patient).

Mais comment alors définir ces frontières convergentes ? Sont-elles définissables ? Sans doute que oui, avec l’éclairage de nos propres expériences individuelles, et surtout par la richesse des échanges entre collègues…

“Faire” formateur ou “faire” manageur peut correspondre à un cheminement plus ou moins clair, puisque le point de départ à l’issue de notre formation continue en IFCS correspond à un “terrible” choix à faire : occuper un poste sur le terrain de la clinique ou bien sur celui de la formation. Ainsi, la construction de notre identité professionnelle de “manageur” ou “formateur” est intimement liée à l’idée que l’on se fait de la notion d’encadrement. Les compétences acquises au fil des années, et parfois au “fil de l’eau”, nous apportent des outils, méthodes, stratégies, pédagogies, analyses, etc., qui contribuent à l’exercice de notre pratique quotidienne en Ifsi ou sur le terrain.

Des prédispositions pour accompagner une équipe de soignants ou d’étudiants relèvent sans doute de capacités préalables à définir, qui pourraient être transposables, donc transversales.

Nous pourrions alors nous interroger sur le “sens” que chacune des postures peut apporter pour l’un et pour l’autre… dans un esprit de complémentarité, de partage, au-delà des frontières “statutaires”, telles qu’elles nous sont encore suggérées aujourd’hui dans nos perspectives d’évolution de carrière d’encadrement soignant…

QUELLES PERSPECTIVES ?

Notre rôle nécessite d’être clarifié sur plusieurs points : ajuster le curseur hiérarchique et fonctionnel de notre positionnement entre la direction des soins et le corps médical, arbitrer notre action entre le rôle conceptuel et opérationnel, anticiper l’évolution de notre fonction à distance de celle de l’organisation hospitalière, renforcer notre légitimité auprès des équipes, enfin réaffirmer nos compétences sur des choix stratégiques.

« À la croisée des forces contradictoires, confronté à de nouvelles exigences de travail qui remettent en cause son pouvoir traditionnel, le manageur doit à tout moment rechercher l’équilibre. Ceci l’amène à dépasser ses rôles traditionnels (au sens de Mintzberg) pour développer ses qualités d’homme-ressources, afin de répondre aux attentes de l’organisation et de son environnement. »(12)

Les évolutions des modes de managements hospitaliers devraient tenir compte de notre positionnement opérationnel et stratégique, de notre connaissance fine des rouages complexes de l’activité hospitalière et des jeux d’acteurs dans les services de soins.

Ainsi, la motivation des cadres de santé pourrait être renforcée par leur association étroite et permanente à l’élaboration de la politique de l’établissement, la responsabilisation et la reconnaissance de leurs compétences professionnelles. Il importe donc, à notre niveau, de poursuivre notre construction identitaire éclairée par les analyses sociologiques du travail associées à l’analyse de nos pratiques d’encadrement.

NOTES

(1) Gibert P. “Répondre aux mutations de l’environnement des entreprises : le métier de manageur aujourd’hui”, La Documentation française, Cahiers français n° 321, juillet/août 2004, pp. 64-68 (maître de conférences, université Paris VIII).

(2) Amosset T. & Delteil V. “L’identité professionnelle des cadres en question”, Travail et Emploi, n° 99, juillet 2004, pp. 63-69.

(3) Mintzberg H. Le manageur au quotidien : les 10 rôles du Cadre, éditions d’Organisation, Paris, 1984, pp. 103-104.

(4) Sainsaulieu R. La construction des identités au travail, 1998

(5) Dubar C. La crise des identités, L’interprétation d’une mutation, Puf, Nouvelle édition 2002.

(6) Dubar C. La socialisation-construction des identités sociales et professionnelles, Colin, 1991.

(7) Lallement M. “Le travail : une sociologie contemporaine”, Folio-Essais-Inédit, n° 484, p. 335.

(8) Gauffman E. Stigmates : les usages sociaux des handicaps, éditions de Minuit, 1977.

(9) Sainsaulieu R. La construction des identités au travail, 1998.

(10) Boltanski L. Les Cadres : la formation d’un groupe social, 1982.

(11) Bouffartigue P. & Gadea C., Les Cadres, Paris, La Découverte, 2000.

(12) Amosse T. & Delteil V. “L’identité professionnelle des cadres en question”, Travail et Emploi, n° 99, juillet 2004, p. 68.