Analyses des pratiques professionnelles - Objectif Soins & Management n° 206 du 01/05/2012 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 206 du 01/05/2012

 

Point sur

Catherine Muller  

Dans la formation infirmière, l’analyse des pratiques professionnelles (APP) s’impose peu à peu. Mais l’exercice est parfois difficile en formation, car le formateur doit à la fois contenir la forme et le fond face aux étudiants à la professionnalité en construction. Les émotions, les sentiments personnels peuvent parasiter le processus. Voici quelques éléments de réflexion et de compréhension à l’usage des formateurs infirmiers.

Le prendre soin (valeur forte dans le domaine de la santé, mais plus généralement dans les métiers de l’humain) prend une dimension puissante dans les groupes d’analyse de pratiques professionnelles (APP). En effet, ces ateliers sont des lieux de liens/porosité entre le soi personnel et le soi professionnel.

C’est donc la place du soi qui sera explorée ici en éclairant ce questionnement par la théorie des besoins(1), les concepts de soi(2), d’agentivité(3) et d’efficacité personnelle(4) et celui du coping(5) et ceci, afin d’évoquer ce que l’animateur d’un tel atelier peut retenir pour une mise en place dans la formation infirmière.

RETOUR SUR UN VÉCU

Après avoir vécu plusieurs séances d’APP, il est apparu que chacun donnait à voir ou à comprendre un certain nombre d’informations personnelles, comme par exemple ce qui relève du “je” et du “soi” et que l’on expose au regard des autres : des larmes plus ou moins contenues, des paroles de colère face à une non-reconnaissance professionnelle, un mal-être verbalisé, certains utilisant l’humour comme rempart à des émotions très présentes.

Même si elles ne voulaient pas être montrées, les émotions ont pourtant été vues par les effets qu’elles ont produits, qui échappent à celui qui parle, qui fait irruption dans le groupe et devient visible au regard des autres.

Dans ces séances réunissant des cadres infirmiers, chacun à son tour a laissé voir non seulement ses émotions, mais s’est également personnellement dévoilé. Et ceci, dès la première séance : passé le temps des présentations et de l’exposition des règles de fonctionnement, un tour de table est réalisé à partir de situations personnelles. Rapidement, l’attention du groupe est bienveillante, l’écoute maximale. Les mots, les regards, les clins d’œil et tous les non-dits échangés et partagés font de chaque prise de parole quelque chose de précieux. Un vécu verbalisé, écouté, mis en commun a été soumis au regard des autres et finalement pris en compte. Quelle richesse !

Faisons ici l’hypothèse que le travail en APP se fait non seulement parce que le soi s’expose aux autres, mais aussi parce qu’il est ainsi mis en relation avec celui des autres.

Quels éclairages conceptuels pouvons nous apporter dans cette réflexion ?

DES ÉMOTIONS À L’IMAGE DE SOI

« Les émotions, c’est ce qui nous agite […], ce qui bouge en nous pour donner un nouvel élan à nos actions »(6). Antonio Damasio(7), dans une interview récente(7), affirme que les émotions sont loin d’être « des phénomènes animaux ». Elles naissent du lien qui se fait dans notre cerveau entre des images (auditives, visuelles, verbales, physiques ou intellectuelles) et un vécu. Or ce lien ne peut exister que si notre cerveau, dans son entier (cortex et tronc cérébral en particulier) y participe : l’expression de cette complexité se fera après recomposition (convergence/divergence) des informations récupérées.

Les principales émotions sont la colère, la peur, le dégoût, la tristesse, la joie et la surprise, et ont pour finalité l’expression de notre réaction et l’adaptation de notre comportement : approche, ouverture, attaque ou fuite, rejet ou retrait. Les combinaisons sont multiples et leur vécu ne dure que quelques minutes. En revanche, leur impact sur notre humeur peut durer plusieurs jours. D’où l’importance de « cultiver les émotions positives et gérer au plus tôt les négatives »(8).

Les émotions sont une richesse personnelle, mais elles peuvent devenir une richesse sociale, dans le sens où, partagées en groupe, elles lient les participants. Il n’est pas facile de livrer ses émotions au regard des autres. Or la question des émotions est centrale en APP, car les règles de vie du groupe, en particulier celle du non-jugement, peuvent être mises à rude épreuve. Une émotion partagée, c’est faire connaître à l’autre une partie de son intime. La partager, c’est faire vivre une relation commune. En ce sens, le travail de groupe en APP permet à celui qui s’exprime de prendre conscience de ses émotions. Il peut donc s’autoriser à les laisser voir puisque le groupe lui assure une protection bienveillante.

Dans son ouvrage sur l’intelligence émotionnelle, Ilios Kotsou(6) relie les émotions et les besoins de l’individu. Au regard des travaux de Maslow(1) ou de Manfred Max-Neef(9), il affirme que l’expression d’une émotion est le signal d’alarme en cas de besoin non satisfait : nous devons savoir écouter ce que nous ressentons pour déterminer les sources d’insatisfaction que nous cherchons à combler. De ce point de vue, l’atelier APP “travaille” sur le besoin de réalisation de soi, qui concerne à la fois l’estime (en soi et en les autres) et l’accomplissement personnel. Où se développe donc le lien entre professionnel et personnel ?

DE L’IMAGE DE SOI DANS LE FONCTIONNEMENT SOCIAL

Si « le développement professionnel s’ancre dans les développements personnels »(10), la question du soi en APP est cruciale : être soi assure un sentiment d’existence, de sécurité et d’efficacité personnelle. Le concept de soi, développé par René L’Écuyer et la définition qu’il en donne peut nous servir de cadre d’analyse et de compréhension : « La façon dont la personne SE perçoit, à un ensemble de caractéristiques, de traits personnels, de rôles et de valeurs etc. que la personne s’attribue, évalue parfois positivement ou négativement et reconnaît comme faisant partie d’elle-même, à l’expérience intime d’être et de se reconnaître en dépit des changements. »(11)

Selon lui, on peut identifier trois aspects dans la notion de soi :

→ un aspect expérientiel, qui représente une combinaison de perceptions, sensations, émotions : c’est la dimension affective ;

→ un aspect social, car si le soi est constitué de la façon dont la personne se perçoit, cette perception se construit bien en regard et au regard des autres ;

→ un aspect cognitif qui rend plus ou moins intelligible l’aspect expérientiel.

Le concept de soi est donc multidimensionnel et très fortement influencé par les autres. L’adulte adapte un soi personnel en fonction du soi social, par une régulation qui lui est personnelle. Pour cela, il utilise ses sentiments, ses émotions, ses intérêts, ses rôles et statuts sociaux. Le seul fait « d’être soi au regard des autres » en APP nourrira le système adaptatif du soi personnel. Martine Lani-Baugle(12) et Claude Tapia(13) explorent en particulier le lien existant entre l’estime de soi et la formation de soi : ils affirment que les deux concepts sont « intimement liés mais non indifférents l’un à l’autre »(14). Le groupe est bien un lieu fort de construction de soi car les relations interpersonnelles développées et vécues tout au long des différentes séances permettront une régulation positive.

Dans le même ordre d’idée, Jérôme Eneau(15) considère que « la part d’autrui dans la formation de soi ? » se joue dans les interactions interpersonnelles, « dans une notion de réciprocité et d’échange, ce qui n’est pas sans évoquer la notion de don/contre don »(16). Le groupe a prouvé sa valeur (groupes d’entraide face à des addictions ou apportant du soutien amical): il est basé sur la générosité envers autrui et une forme d’altruisme.

Ce qui va unir le groupe d’APP, c’est l’identification par les autres du soi montré, mais aussi la capacité à communiquer, en toute bienveillance, sa vision de cette identification. Bien entendu, chacun est tour à tour soi et autre. Le but est que ces échanges permettent à chacun de progresser, d’évoluer et, pour cela, il nous semble que la théorie du coping peut compléter cette vision.

Évoqué en réaction au stress, le coping est défini comme « l’ensemble des processus qu’un individu interpose entre lui et l’événement perçu comme menaçant, pour maîtriser, tolérer ou diminuer l’impact de celui-ci sur son bien-être physique et psychologique »(17). Elles sont au nombre de six et mobilisent la personne qui peut :

→ se centrer fortement sur l’activité,

→ demander de l’aide extérieure,

→ se retirer ou fuir,

→ modifier son comportement,

→ tenter de gérer la situation,

→ et, enfin, refuser ou se retirer(18).

En complément, Bandura(19) a développé la notion d’agentivité humaine, en lien avec l’auto-efficacité personnelle : une personne (agissante dans sa vie) régulera, contrôlera et/ou adaptera ses actions en fonction de son vécu(19).

En considérant l’APP comme un lieu de soi, les stratégies de coping sont favorisées (ou modifiées) par le regard, la bienveillance et l’accompagnement des autres. On le comprend ici : l’atelier d’APP rend visible les capacités de l’individu (qu’il peut parfois avoir du mal à identifier lui-même), et l’avis des autres sera une possible variable d’ajustement et de régulation. C’est le moment de développement de l’agentivité personnelle, en devenant acteur du processus.

UNE DÉMARCHE PERSONNELLE IMPLIQUANTE

La part de soi donnée à voir aux autres est variable et elle peut être vue par l’intermédiaire de trois postures(20) :

→ le retranchement, né de la peur de se montrer ou d’une image de soi négative. Elle ne laisse que peu de vision aux autres ;

→ le témoignage, où le sujet n’hésite pas à formuler son vécu, ses pensées car il sait intuitivement que son positionnement fera avancer la réflexion collective ;

→ le questionnement, où la personne pose plus de questions qu’elle n’exprime de faits et de vécus.

La mise en évidence des pratiques professionnelles permet une prise en compte d’un réel vécu, à condition que la verbalisation soit possible. La place centrale accordée à la personne lui permet une prise de parole plus aisée. Comme l’affirme Jacky Beillerot dès 1996(21), « c’est la double dimension de la notion de pratique qui la rend précieuse : d’un côté, les gestes, les conduites, les langages ; de l’autre, à travers des règles, ce sont les objectifs, les stratégies, les idéologies qui sont invoquées. Les pratiques ont donc pour nous une réalité sociale, elles transforment la matière ou agissent sur des êtres humains, elles renvoient au travail au sens large »(21).

En référence à Claudine Cormier(22), nous retiendrons trois approches possibles pour le formateur, qui sont autant de pistes de réflexion et de travail pour celui qui veut mettre en place et faire vivre de tels ateliers :

→ approche sur la verbalisation, l’oralisation des pratiques, afin de permettre une prise de conscience des participants ;

→ approche permettant une théorisation porteuse de sens des liens entre pratique et théorie ;

→ approche favorisant l’analyse proprement dite afin que les participants construisent le sens qu’ils donnent à leurs pratiques.

CONCLUSION

Basée sur une démarche volontaire, la participation des professionnels à des ateliers d’APP en fait un outil performant. Dans le cas d’ateliers organisés par un formateur pour des apprenants, cette participation n’est pas forcément choisie, ce qui en change non seulement la visée mais peut également très fortement impacter le vécu des étudiants. Attentif à la méthodologie de l’atelier, le formateur ne doit pas occulter la dimension personnelle, et en particulier la part de soi que chaque participant va exposer au regard des autres. La notion de rencontre(23) est essentielle car elle permet à chacun de se reconnaître dans les pratiques décrites et de progresser dans sa prise de conscience d’une commune professionnalité. Ce moment pédagogique peut être une chance pour chaque étudiant. Pour cela, il doit accepter de le vivre dans toutes ses dimensions : d’abord professionnelle, mais également, et forcément intimes car personnelles. Tous les formateurs qui font vivre ces ateliers en instituts savent combien l’occasion est riche de possibles et que la plupart d’entre eux sont insoupçonnés et peuvent rester invisibles en institut. Comme l’affirmait Montaigne : « parce que c’était lui, parce que c’était moi », l’Autre est indispensable à Soi. L’étudiant trace donc son propre chemin, et pour vivre et exister dans sa vie professionnelle et personnelle, « son soi est à la fois une partie du problème donc une partie de la solution »(24).

NOTES

(1) Maslow. “Théorie de la motivation”. Article paru en 1943 dans lequel Maslow explique son concept. A Theory of Human Motivation.

(2) L’Écuyer, R. (1978). Le concept de soi. Paris, Puf.

(3) Bandura, A.,(Jacques Lecomte), Auto-efficacité : Le sentiment d’efficacité personnelle (Self-efficacy), Paris, De Boeck, 2007, 2e éd. (1re éd. 2003).

(4) Nagels, M. (2009) “Accroître l’auto-efficacité collective en formation infirmière. Quand l’analyse du travail devient une expérience sociale”. Recherches et pratiques en didactique professionnelle, premier colloque international “L’Expérience” RPDP, Eduter et AgroSup Dijon, 2, 3 et 4 décembre 2009 à Dijon.

(5) Lazarus et Folkman. Stress, Appraisal, and Coping. Springer Publishing Company. 1984.

(6) Ilios Kotsou, L’intelligence émotionnelle, Collection Essentialis, Bernet-Danilo éditions, 2007.

(7) Jean-François Marmion, “La conscience est née des émotions”, propos recueillis, rencontre avec Antonio Damasio (professeur de psychologie, neurosciences et neurobiologie, université de la Caroline du Sud), Revue Sciences humaines, mars 2011, n° 224, pp. 26-29.

(8) ibid (Kotsou).

(9) Manfred Max-Neel, « From the outside looking » in : Experiences in, Dag Hammarskjold Foundation, 1982.

(10) Jean Donnay, Évelyne Chalier. Apprendre par l’analyse de pratique : initiation au compagnonnage réflexif. Presses Universitaires de Namur, Namur, 2e édition, 2008, p. 21.

(11) René L’Écuyer, Le Développement du concept de soi, Presses universitaires de Montréal, 1994, p. 45.

(12) Professeur en sciences de l’éducation, Nantes.

(13) Professeur émérite en psychologie sociale, Tours.

(14) Martine Lani-Baugle et Claude Tapia, “Estime de soi et formation”, Le journal des psychologues, n° 281, octobre 2010.

(15) Auteur de référence dans le champ de l’autoformation.

(16) Jérôme Eneau, La Part d’autrui dans la formation de soi, L’harmattan, Paris, 2005, p. 38.

(17) Cité in Concepts, stress, coping. Anne Marie Pronost, Recherche en soins infirmiers, n° 67, déc. 2001, pp. 121-125.

(18) Lazarus, RS. Folkman, S. Stress, appraisal et coping. New York : Springer. New York : Springer, 1984.

(19) Maïlys Rondier, “A. Bandura. Auto-efficacité. Le sentiment d’efficacité personnelle”, L’orientation scolaire et professionnelle, 2004, http://osp.revues.org/index741.html

(20) Anne Jorro, ”Réflexivité et auto-évaluation dans les pratiques enseignantes”, Revue Mesure et évaluation en éducation, vol. 27, 2005, n° 2, pp. 33-47.

(21)Jacky Beillerot. ”L’analyse des pratiques professionnelles : pourquoi cette expression ?” Cahiers pédagogiques, n° 346, septembre 1997, pp. 12-13.

(22) Claudine Cormier, Groupe ou atelier d’analyse des pratiques professionnelles, IUFM Aquitaine, 2002, www.fractale-formation.net/index2.php?option=com_docman&task=doc_view&gid=64&Itemid=32

(23) Nicolas Antenat, “Respect et vulnérabilité chez Levinas”, Le Portique [En ligne], 11 | 2003, mis en ligne le 15 décembre 2005, Consulté le 19 avril 2012. URL : http://leportique.revues.org/index558.html

(24) Notes personnelles lors des interventions de M. Paragot, enseignant IUFM et master 2 FdF, université Nancy 2.

TÉMOIGNAGE

APP, la part de soi au regard des autres…

Cadre de santé formateur depuis bientôt huit ? ans, j’ai toujours eu à cœur, avec mes collègues, de développer l’analyse réflexive auprès de nos étudiants. La réforme des études infirmières a amplifié cette approche qui nous permet, grâce à des temps bien définis, de favoriser les échanges sur les pratiques professionnelles. Nous avons institué, à chaque stage, des temps de rencontre (notamment en première année) où nous avons mis en place une analyse de pratiques professionnelles. Les objectifs de cette analyse sont d’amener les étudiants à verbaliser leur ressenti par rapport au stage, à confronter leurs expériences, à partager leurs enrichissements, leurs difficultés et prendre de la distance par rapport aux affects et émotions liés au stage.

Lors de ces séances, nous utilisons la méthode TCT (Tête, Cœur, Tripes): Tête pour ce qui est appris, Cœur pour ce qui est aimé, apprécié, et Tripes pour ce qui a touché, bouleversé. Les étudiants sont répartis en petits groupes (8 à 10), animés par le référent responsable de suivi pédagogique. Après un tour de table des situations, un choix est effectué sur la situation à discuter. Ensuite, une synthèse collective et individuelle est réalisée. Personnellement, je trouve que l’analyse de vécu en stage permet aux étudiants, à l’entrée en formation, de parler de leurs représentations de la profession. Les faire verbaliser sur leur ressenti permet de mettre en mots ce décalage, car « c’est dans la confrontation aux autres que chacun peut apprendre de son agir »(1). De plus, le fait de suivre mon propre groupe d’étudiants de suivi pédagogique me permet de développer encore un peu plus la relation de confiance, propice à la libération de la parole. Cependant, en tant que professionnelle, je dois être attentive à ces échanges, dont certains me replongent dans des expériences professionnelles vécues antérieurement. Et comme le souligne Catherine Muller, c’est « une partie de moi que je dévoile à mes étudiants ». C’est à ce moment que je dois m’efforcer de rester professionnelle afin de ne pas servir de miroir à l’étudiant qui doit lui aussi gérer ce qu’il vit lors de ces temps de rencontres organisés. Par la suite, nous avons l’intention de convier les professionnels de terrain (tuteur ou professionnels de proximité) afin d’enrichir les partages d’expériences.

Valérie Claudon, cadre de santé formateur Ifsi Épinal

NOTE

* Sanchez Estelle, Lorich Anne-Laure, cadres de santé, “L’analyse des pratiques professionnelles en question”, Revue soins cadres, vol. 17, n° 67, août 2008.