Vieillesse et qualité de vie, le regard du sociologue | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 202 du 01/01/2012

 

Point sur

Dominique Bourgeon  

Né d’une présentation faite au cours de la 4e Journée des soignants en gériatrie du Pont du Gard organisée par l’hôpital d’Uzès en partenariat avec le Sidiief, cet article interroge, en premier lieu, l’émergence du concept de qualité de vie et ses liens avec la sociologie. Ces prémices posées, une esquisse de typologie de nos rapports au vieillissement permet de questionner un âge de la vie, complexe et, parfois, source de souffrances.

Cette approche doit permettre de mieux appréhender les comportements en milieu sanitaire et de souligner l’importance du lien social face à une vieillesse aux multiples facettes.

L’ÉMERGENCE DU CONCEPT DE QUALITÉ DE VIE

Le concept de qualité de vie naît aux États-Unis dans les années soixante, porté à la fois par un individualisme exacerbé et un contexte idéologique. Au sein des sociétés occidentales, et plus particulièrement aux États-Unis, l’individu prend le pas sur le collectif et, dans le contexte de la guerre froide, ce phénomène est magnifié. Si l’esprit communautaire met l’accent sur la maladie, sur la nécessité de solidarité face à ce fléau, l’individualisme libéral prône la responsabilisation de l’individu et un rejet de toute forme d’assistance. Ne subissons plus nos pathologies, devenons acteur de notre santé ! Le fait de s’entretenir, maintenir l’équilibre de notre corps, courir dans un effort citoyen – le week-end à Central Park – devient des crédo sociétaux. Pour paraphraser John Kennedy, l’individu doit se demander ce qu’il doit faire pour l’État et non ce que l’État peut réaliser pour lui… Santé et maladie s’inscrivent ainsi dans une dialectique individu/collectif non dénuée d’idéologie.

Le second facteur d’émergence du concept de qualité de vie est lié à un postulat inscrit dans la Constitution américaine?: tout individu a droit au bonheur. Une remise en cause de ce principe reviendrait à renier les fondements de la société, à rejeter l’un des piliers de la société américaine, de l’american way of life. Au sein d’une société de consommation, l’individu ne doit souffrir d’aucun manque, du moins tant qu’il participe à l’effort de production. Le bonheur se décrète et cet idéal transparaît totalement dans la définition de la santé de l’OMS. Évoquer le “normal” comme un état de complet bien-être physique, mental et social, inscrit la notion de santé dans une idéologie du bonheur, dans une utopie sociétale.

Afin de ne pas renier ce qui nous transcende, assurons-nous de notre état de santé, “prenons mesure” de la vie quotidienne afin de pallier ces manques existentiels pensés en termes de possession et de consommation. En résumé, il est temps de s’occuper de qualité de vie. Et sous l’effet de la chronicité croissante des pathologies, ce concept va percuter une démarche médicale confrontée à des patients de plus en plus “acteurs de leur santé”. Cette notion polysémique de qualité de vie sera ensuite mobilisée par les psychologues et les médecins, majoritairement dans une approche quantitative basée sur des questionnaires. Paradoxalement, et malgré sa dimension sociétale, notre concept a été longtemps ignoré par les sociologues.

QUALITÉ DE VIE ET SOCIOLOGIE

Longtemps, la sociologie française, dans la continuité de Durkheim, a considéré que les actes, les croyances et les comportements des individus étaient conditionnés par les institutions. En d’autres termes, le lien social n’existe que par la contrainte. L’intériorisation des codes sociaux, les normes sociétales dictent nos agissements. Le meilleur exemple réside dans la notion de “mode” car, chaque matin, lorsque nous choisissons nos vêtements, nos goûts sont influencés par la “tendance” collective. Partant de ce postulat, la sociologie française ne s’est pas préoccupée des besoins des individus puisqu’ils étaient déterminés par notre appartenance de classe et nos institutions. Il faut attendre l’après-guerre pour que ce paradigme holistique soit battu en brèche et que nous reconnaissions à l’individu une part d’autonomie. De fait, les travaux sociologiques sur la notion de qualité de vie ne sont pas légion. Pourtant, confrontés à cette problématique du vieillissement, il serait intéressant d’explorer nos rapports à la vieillesse. Pouvons-nous isoler quelques catégories significatives ? En d’autres termes, une typologie de notre relation au grand âge, sur laquelle nous pourrions appuyer cette notion de qualité de vie, est-elle envisageable ?

VERS UNE TYPOLOGIE DU VIEILLISSEMENT

L’étude menée par Serge Clément(1) nous offre de précieux repères, puisqu’il a, bien avant nous, exploré cette démarche idéal-typique(2). De sa démarche qualitative, dans le sens où il procède par entretiens et qu’il donne la parole aux personnes âgées(3), nous pouvons retenir quatre grandes catégories de rapport à la vieillesse.

Vieillir sans vieillir

Cette catégorie regroupe des individus niant le rapport au vieillir. La notion d’âge est absente de leur univers : le “club du troisième âge” est un simple club où l’on retrouve des copines et des copains. Les maladies, si elles surviennent, ne sont pas le témoignage de la vieillesse, elles appartiennent aux aléas de la vie. Au sein de cet idéal-type, les rapports aux autres sont sollicités (environ 15 % des enquêtés).

Vieillir en accumulant de l’âge

« Nous sommes vieux », déclarent les tenants de cette catégorie, « mais il y a toujours plus vieux que nous ». La vieillesse n’est qu’un simple cumul d’âge qu’il convient de relativiser. La dimension collective l’emporte, les relations entre voisins et amis sont grandement sollicitées (environ 35 % des enquêtés).

Vieillir par la vieillesse

Ce nouvel état est vécu comme un processus inexorable et, si nous voulons survivre, il convient de s’économiser. Il s’agit de ne rien s’imposer, de vivre tranquille. Nous aurions envie de parler d’une vieillesse vécue à “petits pas” (environ 25 % des enquêtés).

Vieillir à travers la maladie

Ces personnes se caractérisent par une demande d’aide quasiment impossible à satisfaire par les aidants et les soignants. Elles sont difficiles à supporter pour leur entourage. Le rapport à la maladie envahit le récit de vie qui témoigne, selon Clément, d’un épisode douloureux marquant l’existence (environ 25 % des enquêtés).

Sur la base de cette typologie signifiante, autorisons-nous quelques prolongements, au risque de trahir, quelque peu, le travail de S. Clément. Nous pensons que notre problématique mérite cette tentative. Dans les deux premières catégories, la vieillesse est pensée comme une continuité de la vie. Elle doit donc être appréhendée à travers l’ensemble de la trajectoire de vie : il n’y a pas de rupture. Nous nous permettons cette extrapolation au regard d’une autre enquête qualitative menée par des psychologues(4). La perception de la vieillesse semble s’avérer positive au regard d’une vie professionnelle et familiale réussie. Dans le cas contraire, elle paraît vécue comme une fatalité, un repli social, un sentiment de solitude, voire d’abandon. Nous avançons notre interprétation comme une hypothèse car il s’agit, justement, d’une interprétation sur la base de deux enquêtes.

Les deux dernières catégories (vieillir par la vieillesse et vieillir à travers la maladie) envisagent le vieillissement comme un changement d’état. Il n’y a pas de continuité entre “ce que nous étions” et “ce que nous sommes devenus”. Nous pouvons donc appréhender, pour ces idéaux-types, la vieillesse comme la résultante d’un trouble identitaire.

VIEILLESSE ET IDENTITÉ

L’altération de l’identité sous les coups de boutoir de la vieillesse peut être appréhendée au regard de quatre facteurs.

La retraite

Le départ à la retraite est parfois vécu (au regard de la réussite ou non de notre vie) comme la perte d’un rôle social, d’un facteur de reconnaissance. Lorsque nous nous présentons à autrui, nous mentionnons couramment notre métier, l’un des piliers de notre identité. De surcroît, si les relations sociales de l’individu sont exclusivement liées à l’exercice professionnel, ce sentiment de perte peut être exacerbé par l’isolement quotidien(5). Ce ressentiment devient dramatique chez l’ancien immigré qui n’a pu bénéficier d’un regroupement familial. Son retour au pays d’origine s’avère économiquement impossible ou, du moins, il est pensé comme un échec au regard du “rêve originel”. Ce patient (le mot est choisi) déclare souvent au médecin : « Docteur, je suis malade de la retraite… »

L’altération physique

Le vieillissement altère le corps et cette atteinte renvoie à une dimension identitaire. Notre corps est l’un des fondements de notre identité, les caractéristiques corporelles nous permettent de nous distinguer les uns des autres et, donc, de nous identifier… Cette altération physique est d’autant plus importante que notre société glorifie le corps jeune et parfait.

Le sentiment d’inutilité

Nos sociétés axées sur la notion de production de biens exigent des citoyens utiles. Or les personnes âgées ne produisent plus, mais coûtent. D’où, parfois, en miroir, un sentiment d’inutilité chez certains individus…

La mort à intégrer dans notre récit de vie

L’identité renvoie également à un récit de vie. Chacun de nous tente de donner un sens à son existence et le théâtre intérieur que nous nous construisons consiste à intégrer les événements dans le fil rouge de notre vie. Pour l’exemple, Françoise Dolto interprétait le choix de son métier au regard d’une partie de sa vie : « J’ai grandi, comme on dit encore, j’ai souffert, j’ai été psychanalysée, je suis devenue médecin et psychanalyste. »(6). Or le paradoxe ultime nourrissant notre récit repose sur cette question : comment intégrer l’idée de notre propre mort dans notre histoire existentielle ?

Ces quatre facteurs plus ou moins conjugués peuvent produire un trouble identitaire conséquent et produire des personnes âgées qui s’excusent presque d’exister, qui n’osent, que du bout des lèvres, déranger le soignant… Enfin, lorsque la maladie percute le vieillissement, l’effet est double, car les pathologies altèrent également le corps et perturbent le récit intérieur. En témoignent des patients atteints du cancer ou du sida :

→ « mobilisé par le virus, je me trouve un autre homme », « ma seconde nature est sidatique? »(7) ;

→ « j’avais l’impression d’être dans la peau d’un autre, je n’étais plus moi et pourtant c’était moi »(8) ;

→ « notre nouvelle date de naissance est celle du jour où nous avons découvert que nous portions le sida en nous »(9).

Ces événements résonnant avec une histoire de vie douloureuse peuvent nourrir la quatrième catégorie mise en exergue par S. Clément : vieillir par la maladie… Et l’assistance des aidants et des soignants ne peut venir à bout du gouffre identitaire. La vieillesse se fond dans les pathologies et annonce avec fracas l’événement ultime : la mort et son approche quotidienne, le temps qui passe…

VIEILLESSE ET TEMPS CYCLIQUE

Il y a globalement deux conceptions symboliques du temps : l’une cyclique qui prédomine dans les sociétés traditionnelles, l’autre linéaire, plus présente dans les communautés modernes. La première fait référence à la nature : la végétation naît au printemps, s’épanouit en été, se fane en automne et meurt en hiver. Toutefois, l’agonie n’est pas définitive, car le mois de mars voit la renaissance de la végétation. La vie est donc un cycle où la mort est un état temporaire. Cette conception se trouve à la source des croyances en la réincarnation et s’avère, de fait, plus rassurante, moins anxiogène, qu’un temps linéaire qui connaît un début puis une fin définitive. Au sein de notre quotidien, cette conception cyclique du temps se traduit par les habitudes. En reproduisant chaque jour les mêmes gestes, nous avons la sensation d’une permanence, d’une continuité éternelle. Plus la mort est présente, plus l’angoisse est importante, plus les habitudes deviennent nécessaires. Plus une personne est âgée, plus elle se réfugie dans les actes routiniers. Malheureusement, cet ancrage dans le présent se heurte parfois (souvent ?) à la production de soins dictée par un temps linaire(10)

CONCLUSION

Quel concept difficile que celui de vieillissement… Il interroge en fait la vie entière et le sens que nous lui accordons, questionne Chronos et Thanatos. Au regard de ce constat, notre conclusion sera courte et nous l’accordons à S. Clément : « Le type d’indicateur qui rend le mieux compte des diverses manières de vivre sa vieillesse [est] le rapport aux autres »… En fait, notre sérénité résulte du miroir de notre vie et de notre désir de socialité…

NOTES

(1) Clément Serge, « Qualité de vie à la vieillesse : approches sociologiques » in Gérontologie et Société, n° 78, octobre 1996.

(2) L’idéal-type est un regroupement de pensées homogènes. Nous pouvons ainsi espérer isoler de grandes catégories de rapports au vieillissement : un groupe d’individus envisage la vieillesse de telle ou telle façon, se différenciant ainsi d’un autre. Ces catégories sont des idéaux dans le sens où elles ne correspondent pas complètement à la réalité, mais elles nous permettent d’en apprécier la complexité et de la comprendre globalement.

(3) Cette démarche est précieuse, car elle permet au sujet de s’exprimer. Elle diffère totalement d’une mesure de la qualité de vie effectuée sur la base d’items déterminés par l’enquêteur. De surcroît, il s’agit de comprendre et non d’expliquer par des éléments chiffrés.

(4) Compagnone P.-D., Bouisson Van J. « Définition de la qualité de vie par des personnes âgées » in Revue européenne de psychologie appliquée. Elsevier Masson, juillet 2004.

(5) La vieillesse est vécue comme un repli social, un sentiment de solitude et d’abandon. Voir Compagnone P.-D., Bouisson Van J. « Définition de la qualité de vie par des personnes âgées » in Revue européenne de psychologie appliquée. Elsevier Masson, juillet 2004.

(6) Françoise Dolto. L’Évangile au risque de la psychanalyse. Éditions du Seuil. 1977, page 10.

(7) A. E. Dreuilhe. Corps à corps. Gallimard. 1987, pages 39 et 182.

(8) G. N. Fischer. Le ressort invisible. Vivre l’extrême. Seuil, 1994, page 85.

(9) A. E. Dreuilhe. Corps à corps. Gallimard. 1987, page 191.

(10) Nous évoquons l’impact de ce temps cyclique sur l’organisation du travail en milieu sanitaire dans notre ouvrage : Don, résilience et management. Éditions Lamarre, 2007.