Des savoirs pour des situations professionnelles - Objectif Soins & Management n° 194 du 01/03/2011 | Espace Infirmier
 

Objectif Soins n° 194 du 01/03/2011

 

Recherche et formation

Nadine Pelleter  

FORMATION → Le référentiel de formation octroie à l’analyse de situation une place déterminante dans l’acquisition des compétences des étudiants infirmiers.

Dans l’objectif affiché de professionnaliser le parcours de l’étudiant, une des finalités du référentiel de formation s’énonce ainsi : « L’étudiant est amené à devenir un praticien autonome, responsable et réflexif, c’est-à-dire un professionnel capable d’analyser toute situation de santé, de prendre des décisions dans les limites de son rôle et de mener des interventions seul et en équipe pluridisciplinaire »(1).

Au service du développement et de la compétence correspond désormais une nouvelle voie d’apprentissage : « L’entraînement réflexif est une exigence de la formation permettant aux étudiants de comprendre la liaison entre savoirs et actions, donc d’intégrer les savoirs dans une logique de construction de la compétence. »

Aussi la construction pédagogique organise-t-elle la formation des étudiants infirmiers autour de l’analyse de situations, selon trois paliers d’apprentissage : “comprendre”, “agir”, “transférer”. L’entraînement réflexif doit mener la conduite de transférabilité des savoirs, l’objectif du nouveau dispositif de formation étant de placer l’étudiant non dans une simple capitalisation de savoirs mais dans une dynamique d’acquisition de connaissances, à construire et à mobiliser en situation de soins. L’apprentissage est plus que jamais à envisager tant dans les situations apprenantes en stage qu’en situations professionnelles, relatées par les étudiants, accompagnés au cours de travaux dirigés par un formateur médiateur et animateur.

La “formation en action” retrouverait-elle ses lettres de noblesse ? L’universalité donnée à l’idée que “toute pratique est apprenante” accompagne une évolution de la conception des savoirs.

UNE PROBLEMATIQUÉ SOCIÉTALE

L’étude sociologique des personnels au travail permet d’évaluer l’emprise qu’exerce le milieu où se jouent les activités sur la qualité du travail produit. Ainsi, le courant des interactionnistes défend l’idée que les normes du groupe professionnel sont en concurrence avec les rhétoriques sacrées que le groupe des formateurs enseigne aux étudiants. Les savoirs théoriques ou procéduraux appris en formation subiraient l’influence du milieu du travail. Cela pose la question de l’utilisation des savoirs théoriques plongés dans la pratique, de l’attraction du milieu du travail sur les savoirs « énoncés », du rôle joué par l’activité elle-même dans la production ou la transformation des savoirs réellement “en usage”.

Cela revient à s’interroger sur la place respective des savoirs théoriques et pratiques dans le champ professionnel. Or cette dichotomie entre savoirs théoriques et savoirs pratiques persiste dans nos représentations individuelles et collectives : elle tire son origine d’antiques matrices culturelles platoniciennes et aristotéliciennes opposant la matière à l’esprit.

LE SAVOIR EST UN « CONSTRUIT »

L’approche de la conception sur le savoir par J. Beillerot(2), professeur en sciences de l’éducation, présente l’avantage d’offrir une représentation mentale d’un savoir “s’élaborant”. Il a contribué à modifier une certaine représentation du savoir. Selon lui, l’histoire témoigne d’une interaction constante du savoir avec le pouvoir. Cependant, le statut du savoir évolue selon les sociétés. Il peut soit finir à l’abandon, soit perdurer et se transmettre en l’état de génération en génération, ou encore participer à la construction d’autres savoirs.

Le savoir serait donc une question de conception, d’époque, tout en assurant un continuum dans son rapport avec le pouvoir.

Une autre clé de compréhension que nous apporte J. Beillerot(3) est la représentation du savoir qui se construit à partir de savoirs pré-construits : L. S. Vigotsky les nomme « préconcepts ».

Ainsi le savoir qui précède un nouvel apprentissage , ou “l’archi-savoir”, s’acquiert dans l’espace familial et social tout au long de la vie. Les “savoirs ambiants” sont générés par un processus naturel et permanent dans la vie de chaque individu, dès la période fœtale. Le terme “archi” signifie qu’ils sont en supplément, qu’ils ne servent pas tout le temps mais sont à disposition pour permettre l’éclosion de nouveaux savoirs. Aussi les archi-savoirs ou “savoirs initiaux” auraient la forme de ce que la personne est véritablement, et l’éclosion des nouveaux savoirs dépendrait de ces savoirs initiaux. V. Jankélévitch illustre la représentation donnée du savoir s’élaborant : « […] le savoir est toujours un moment entre deux apprentissages, celui qu’il conditionne et celui dont il résulte, et l’apprentissage est toujours un moment entre deux savoirs, celui qui le rend possible et celui qu’il rend possible […]. »

Dans cette conception d’un savoir s’élaborant, l’apprentissage apparaît non pas comme un processus de sédimentation et d’enregistrement mais comme un travail de construction de sens et de transformation des connaissances. Aussi, les “savoir initiaux”, les “savoirs cachés” et “les savoirs d’action” nous invitent-ils à prendre d’autres repères pédagogiques que le cours magistral, et à concevoir la fonction du “faire apprendre” dans des situations cognitives variées comme les situations de formation, pratiques, emblématiques, professionnelles, empiriques ou de témoignages.

Cependant, la question du clivage persistant entre savoir théorique et savoir pratique entretient une concurrence entre les deux types de savoirs. J.Dewey illustre en 2003 cette opposition entre la théorie et la pratique : « Telles sont les circonstances à l’origine de la tragique séparation de la théorie et de la pratique qui conduit d’une part, à mettre la théorie sur un piédestal et d’autre part, à tenir la pratique en piètre estime. »(4)

OBJECTIVATION DES « SAVOIRS DE L’ACTION »

L’étude de l’histoire occidentale retrouve bien la trace de deux formes de savoirs, « le rationnel théorique et le rationnel pratique ». J. Beillerot cite G. Mendel, psychiatre et anthropologue, précurseur de la socio-psychanalyse. Ce dernier défend le rationnel pratique en pensant qu’il est une notion plus riche mais plus laborieuse à exploiter que le rationnel théorique, du fait de l’existence de savoirs lovés dans le préconscient(5).

A. Bernadou confirme l’état “protéimorphe” du savoir et distingue les formes suivantes(6) : « savoir académique ou non, savoir officiel et officieux, savoir des livres et savoir d’expérience, et l’irruption dérangeante du nouveau savoir qu’est l’innovation ». Ce professeur en médecine envisage une différence de “constitution” entre savoirs théoriques et pratiques, en démontrant que les “savoirs en action” ont la spécificité d’être moins exposés à la nécessité croissante d’un renouvellement à laquelle obéissent aujourd’hui les connaissances scientifiques. Car les savoirs mis en œuvre pour résoudre des problèmes ne cherchent pas la vérité scientifique mais l’efficacité.

Ainsi, le débat opposant le savoir théorique et le savoir pratique se recompose. G. Malglaive, engagé dans la formation en alternance, explicite ainsi la liaison entretenue entre les savoirs : « Les savoirs théoriques n’entretiennent pas de rapports opératoires directs avec les pratiques. Le seul effet pratique d’un savoir théorique est de faire connaître, et non de faire faire ; de dire ce qui est et non ce qui doit être. »(7)

Il n’est pas question d’un rapport d’application de la théorie dans la pratique, mais d’un “rapport d’intervention” de la théorie dans la pratique, d’investissement, de questionnement, d’adaptation. G. Malglaive apporte ainsi une nuance voire une rectification au sens de l’expression si souvent entendue du « savoir [qui] s’applique dans la pratique »(8). Le savoir théorique est alors un outil pour induire des hypothèses, pour surveiller des conséquences éventuelles. L’utilisation pratique de la théorie devient force de levier dans l’exploitation des situations professionnelles.

Parce que selon lui la pratique doit se servir de la théorie, la question de savoir si la pratique produit de la théorie est tout aussi importante(9). Or celle-ci n’invite pas d’emblée à dialectiser… Ce qui permet de comprendre les efforts qui sont demandés aux professionnels dans l’exercice de l’analyse réflexive des situations de travail, les difficultés voire les réticences des praticiens à faire émerger de l’activité quotidienne les enseignements “enfouis”.

L’auteur défend aussi l’idée que la pratique est toujours plus complexe que ne peuvent le prévoir la théorie ou les procédures. Cela tient à la nature contingente du réel et de l’activité humaine ; la théorie ne peut anticiper tous les scenarios possibles. Aussi le savoir pratique devient-il responsable, opérant, compétent…

La classification élaborée par G. Mal-glaive aboutit à distinguer de nombreuses catégories de savoirs parmi lesquelles le “savoir de la pratique” – ou “savoir en usage” – joue le rôle de chef d’orchestre vis-à-vis des autres savoirs : les savoirs théoriques qui disent ce qui est, les savoirs procéduraux qui dictent la manière de faire, les savoirs pratiques qui permettent l’opération de la tâche dans le réel et le savoir-faire qui indique la compétence détenue par un professionnel ou un groupe de professionnels(10).

Le défi qui s’annonce aujourd’hui à la formation infirmière est ainsi de formaliser les “savoirs de l’agir” qui sont au cœur du métier d’infirmier.

NOTES

(1) Référentiel de formation (annexe III de l’arrêté du 31 Juillet 2009 relatif au diplôme d’état d’infirmier)

(2) Beillerot J. (2000), « Le savoir, une notion nécessaire ». In : J Beillerot, Blanchard Laville C., Mosconi N. Formes et formations du rapport au savoir p. 19

(3) Ibid. p. 28

(4) In Fabre M. (2008) : « La pratique et le pragmatisme » (CREN)

(5) Beillerot J., p. 25

(6) Bernadou, A. [1996] (2004) : « Savoir théorique et savoirs pratiques. L’exemple médical ». In Barbier J.-M. Savoirs théoriques et savoirs d’action p 29

(7) Malglaive G. (1993) Enseigner à des adultes PUF Paris, dans le chapitre « Eléments d’analyse du savoir » p 70. Ingénieur engagé dans la formation des adultes, ancien dirigeant du centre de formation de formateurs du CNAM, aujourd’hui directeur du centre de formation d’apprentis « Ingénieurs 2000 ».

(8) Ibid. p. 71

(9) Ibid. p. 73

(10) Ibid. p. 87