PEURS REFOULÉES - L'Infirmière Magazine n° 399 du 01/12/2018 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 399 du 01/12/2018

 

IDE EN PSYCHIATRIE

ACTUALITÉS

COLLOQUES

LAURE MARTIN  

Infirmier, spécialiste clinique à Valenciennes (59), Ahmed Benaïche a mené un projet de recherche sur les peurs des infirmières de psychiatrie(1). Un sujet encore peu abordé.

Comme l’explique Ahmed Benaïche, « la relation infirmière au patient est un facteur central de la prise en soins en psychiatrie ». Cette relation engage l’IDE émotionnellement dans son quotidien de travail. Elle peut générer des peurs diverses, qui interagissent sur son fonctionnement psychique et conduisent à la mise en place de systèmes défensifs spécifiques, dans un hôpital où peu de place est laissée à l’expression des ressentis soignants. « L’objectif de ma recherche, effectuée dans le cadre du master sciences cliniques en soins infirmiers de l’hôpital Sainte-Anne à Paris et de l’université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, a été d’interroger le processus d’interpersonnalité présent lors de la rencontre du patient et de l’infirmière, afin d’identifier les formes de peur en présence et leurs conséquences chez des IDE de psychiatrie », relate Ahmed Benaïche. Il s’est concentré sur les infirmières ayant moins de trois années d’expérience en unité hospitalière, c’est-à-dire ayant soit moins de trois ans de diplôme, soit exerçant en psychiatrie depuis moins de trois ans, car dans ces cas-là, elles sont encore dans des représentations de pratiques.

L’hôpital, un « lieu d’euphémisation »

Ce sujet est encore peu documenté car « la peur des infirmières reste un sujet tabou, souligne Ahmed Benaïche. Nous avons des informations sur la façon dont les IDE traitent les peurs des patients, mais rien sur leurs propres peurs. Mon objectif a donc été d’analyser le traitement des peurs soignantes à l’hôpital, qui est un lieu d’euphémisation. » Et de développer : « À l’hôpital, les soignants s’entendent parfois dire qu’il faut laisser leurs problèmes à la porte. Les émotions soignantes sont peu admises. »

Ahmed Benaïche a mené des entretiens semi-directifs auprès de onze infirmières en service psychiatrique. « Je les ai interrogées de manière détournée en parlant principalement de la notion de travail, rapporte-t-il. Je ne pouvais pas directement les questionner sur leurs peurs, cela aurait été inductif. » Dès les dix ou quinze premières minutes de l’entretien, le mot « peur » a été prononcé.

Mise à distance du patient

Ces entretiens ont permis à l’infirmier de conclure à l’existence, dans la population étudiée, de deux grandes thématiques regroupant chacune deux formes de peur. Tout d’abord la « peur du patient », qu’il s’agisse de la peur de la violence du patient ou de la peur de la contamination mentale. Puis, la « peur pour le patient », qui inclut la peur pour l’IDE de ne pas être thérapeutique et la peur de ses propres actions.

Cela conduit dans certains cas à une mise à distance du patient. L’équipe soignante occupe alors une fonction de réassurance de l’IDE ainsi qu’une fonction de régulation. Les peurs ressenties apparaissent comme déniées par les infirmières qui vont jusqu’à méconnaître le danger, via le recours à des « bravades ». Et Ahmed Benaïche de citer l’exemple de cet infirmier qui a couru après un patient en fugue pour le rattraper au pied du métro et en est venu aux mains. « À aucun moment il n’a prévenu ses collègues, précise-t-il. Il s’est mis dans l’illégalité et s’est blessé. Mais lui présente son action comme une victoire. Les infirmières de cette étude ne semblent pas conscientes des représentations et des peurs qui les habitent, une part de leur souffrance au travail leur est difficilement accessible. »

Conscientiser ses peurs

Quelles solutions envisager pour faire face à ses peurs ? Le clivage des émotions, c’est-à-dire veiller à ce que le soignant mette une barrière dès qu’il enfile sa blouse, est évidemment impossible. Pour Ahmed Benaïche, il faut davantage parvenir à un équilibre et réussir à « conscientiser ses peurs » dans son quotidien. Il propose un travail en position méta, c’est-à-dire d’examiner et d’observer une situation comme si on y était extérieur lors de temps d’échange. « Ce type d’action vise à libérer la parole ou à interroger les représentations et les émotions telles que la peur. » Cette approche pourrait avoir lieu dans le cadre d’interventions de spécialistes cliniques en soins infirmiers dans le champ de la santé mentale. Pourquoi ne pas envisager également des formations cliniques sur la violence et l’agressivité, qui permettraient à l’IDE de travailler avec ses propres émotions ? L’objectif est d’offrir un temps de compréhension dans le phénomène en cours.

1 - Présenté lors des 4es rencontres soignantes en psychiatrie, qui ont eu lieu le 18 octobre.