BIENTÔT LE FEU VERT ? - L'Infirmière Magazine n° 396 du 01/09/2018 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 396 du 01/09/2018

 

CANNABIS THÉRAPEUTIQUE

ACTUALITÉS

À LA UNE

Yvan Pandelé  

Plus d’une trentaine de pays se sont déjà convertis au cannabis thérapeutique. La France va-t-elle suivre ? Les signes sont là, mais les décisions tardent.

Messieurs les Anglais ont tiré les premiers. Après seulement quelques semaines de débat, le Royaume-Uni s’apprête à autoriser la dispensation de cannabis sur prescription médicale(1), rejoignant l’Allemagne (2017) et le Luxembourg (2018) au cénacle des pays adeptes du cannabis thérapeutique. Une tendance qui n’épargne pas l’Hexagone, où les signaux de fumée des derniers mois commencent à évoquer un cap.

Tout a commencé avec l’initiative d’Éric Correia, président de l’agglomération du Grand-Guéret, dans la Creuse. L’hiver dernier(2), l’élu socialiste a proposé au gouvernement d’ériger son département en territoire pilote de la production de chanvre. Infirmier anesthésiste de formation, Éric Correia est convaincu de l’utilité du cannabis dans la prise en charge de la douleur. Mais l’enjeu est avant tout économique : créer une industrie de l’or vert, avec des milliers d’emplois à la clé.

Hasard de calendrier ou réseautage efficace, le député LREM (ex-PS) de l’Isère, Olivier Véran, neurologue et rapporteur général de la commission des affaires sociales, s’est engouffré dans la brèche, en organisant en avril une audition à l’Assemblée nationale sur le cannabis thérapeutique. « Il en est ressorti une réelle volonté de permettre un accès au cannabis médical pour certains patients », indique le psychiatre addictologue Nicolas Authier (CHU de Clermont-Ferrand), auditionné à cette occasion parmi une demi-douzaine d’experts, tous favorables à une évolution.

Le débat est « ouvert »

Il n’en fallait pas plus pour que le dossier trouve le chemin de la rue Duquesne. « La France a pris un retard dans le développement et la recherche du cannabis médical », a ainsi admis Agnès Buzyn en mai dernier au micro de France Inter, en réponse à une question d’auditeur. « J’ouvre ce débat avec les institutions responsables », a-t-elle ajouté, confirmant que le cannabis médical « pourrait » arriver en France. Prudence, prudence.

Si la ministre de la Santé marche sur des œufs, c’est que le sujet attise les passions. Du côté de l’académie de médecine, on rappelle volontiers(3) les méfaits du cannabis sur la santé mentale (dépression, troubles cognitifs, voire psychiatriques), ainsi que les risques associés à la fumée (cancers, maladies cardiovasculaires, etc.). D’autres s’inquiètent d’un glissement vers l’usage récréatif. « Si le Colorado a légalisé, c’est en démarrant par le cannabis médical, idem en Floride », alerte Serge Lebigot, président de l’association Parents contre la drogue, opposée à toute ouverture.

Pour autant, les voix en faveur du cannabis médical se font de plus en plus fortes, y compris chez les professionnels de santé. La parution, en 2017, d’une vaste synthèse de l’académie des sciences américaine n’y est sans doute pas pour rien(4). « Les principales indications sont la douleur chronique, les nausées et les vomissements après une chimiothérapie anticancéreuse, et la spasticité dans la sclérose en plaques », résume le Pr Nicolas Authier, membre de SOS Addictions. Le cannabis pourrait aussi avoir un effet sur l’apnée du sommeil et la fibromyalgie, voire sur l’anxiété et le stress post-traumatique.

Un vaste désert thérapeutique

Les médicaments à base de cannabis sont autorisés depuis 2014. Mal gré cela, l’arsenal français est d’une rare indigence. Deux médicaments peuvent être prescrits à titre exceptionnel (ATU(5) nominative): le Marinol (THC synthétique par voie orale) contre les nausées, et l’Epidiolex (CBD par voie orale) dans l’épilepsie sévère de l’enfant (voir encadré ci-dessus). L’unique médicament du marché, le Sativex (extrait de CBD/THC en spray buccal), est homologué dans la sclérose en plaques depuis 2014. Mais faute d’accord sur le prix entre le laboratoire et les autorités françaises, il n’a jamais été commercialisé.

« Il y a un blocage idéologique : c’est la victoire de la morale sur la science », fulmine le Dr Olivier Bertrand, médecin généraliste et fondateur de l’association NormL France. « Quand je suis entré en médecine, je pensais que le cannabis médical était une vaste supercherie pour légaliser la fumette, explique ce praticien en milieu rural. Et puis j’ai rencontré un patient sclérosé en plaques, de 58 ans, en bout de course. Il s’est procuré du beurre de Marrakech, et à raison d’un demisablé par semaine, il a pu revivre pendant deux ans. »

L’association NormL France, basée à Toulouse, est favorable à une ouverture régulée de la consommation de cannabis. Forte de 500 adhérents, elle compte environ un tiers d’usagers médicaux. « A priori, le cannabis médical ne se fume pas », indique Olivier Bertrand. Deux modes d’administration sont adap tés à l’usage médical : la vaporisation (par chauffage sans combustion), pour un effet rapide, et l’ingestion (fleurs de cannabis ou huile), pour une action prolongée.

Huit Français sur dix favorables

Pour Olivier Bertrand, le cannabis médical pourrait, à terme, concerner entre 200 000 et deux millions de personnes. Plus prudent, le Pr Nicolas Authier estime à « quelques milliers » le nombre de patients dans le périmètre initial. Quoi qu’il en soit, l’idée a fait son chemin dans l’opinion. D’après une enquête du groupe de réflexion Terra Nova(6), 82 % des Français seraient favorables au cannabis médical et les trois quarts d’entre eux estiment que l’État devrait financer la recherche en ce sens. Selon quelles modalités ? Pour beaucoup, l’exemple américain (peu régulé) fait figure de repoussoir. « Aux États-Unis, le cannabis prend tellement d’importance que beaucoup de collègues s’inquiètent de la montée en puissance d’un lobby “Big Cannabis”, comme pour le tabac et l’alcool dans les années 1970 », note le psychiatre Alain Dervaux (CHU d’Amiens). « Les modèles canadien et allemand sont intéressants, estime pour sa part Nicolas Authier. Nous pourrions commencer par une prescription hospitalière par des médecins spécialistes, avec un registre de suivi, puis opter dans un second temps pour une dispensation en pharmacie de ville. »

Encore faudra-t-il monter une filière de production, créer une autorité de contrôle, sans oublier de financer les essais cliniques indispensables… Autant dire qu’avant de rapporter aux régions, l’or vert devrait surtout coûter à l’État. De là à ce que les belles intentions de départ volent en fumée ?

1- The Guardian, « Cannabis-based medicines get green light as UK eases rules », 26 juillet 2018. À lire sur : bit.ly/2v7HsDH

2- La Montagne, « Le conseiller régional Éric Correia propose de faire de la Creuse le labo de la légalisation du cannabis », 2 février 2018. À lire sur : bit.ly/2BxiuE0

3- Communiqué de l’Académie nationale de médecine, « Cannabis : un faux médicament, une vraie drogue », 23 février 2010. À lire sur : bit.ly/2MEJm9y

4- À lire sur : bit.ly/2nSJGUe

5- Autorisation temporaire d’utilisation.

6- Enquête Ifop pour Echo Citoyen et Terra Nova, « Les Français et le cannabis », échantillon représentatif de 2005 Français de 18 ans et plus interrogés par questionnaire autoadministré en ligne, 11 juin 2018. À voir sur : bit.ly/2LeexUf

EN PRATIQUE

Quelle attitude avoir face à un patient qui consomme à titre thérapeutique ?

« A priori, si un patient consomme, c’est qu’il est en échec avec les thérapeutiques traditionnelles, indique le Pr Nicolas Authier. Il importe d’abord d’être à l’écoute et d’entendre cette information. » Après avoir cerné l’usage et les motivations, il est ensuite possible de travailler sur la réduction des risques, en favorisant par exemple un bon dosage (THC réduit) et un mode d’administration plus sûr (vaporisation ou ingestion). « Si on sort de l’idée que cannabis = pétard, on a tout gagné », résume Olivier Bertrand. Le risque légal est aussi à prendre en compte : un certificat médical peut permettre au patient d’obtenir une dispense de peine en cas de condamnation. Il ne faut donc pas hésiter à orienter vers un médecin. L’association NormL France travaille à fédérer un réseau de professionnels de santé aptes à conseiller les patients sur ce sujet.(1)

1- Le site de NormL France est particulièrement riche en informations pratiques. https://www.norml.fr/informations

EFFETS ET COMPOSITION

Cannabis, THC, CBD : de quoi s’agit-il ?

Le cannabis contient une centaine de composés dits cannabinoïdes, dont seuls deux sont bien connus. Le tétrahydrocannabinol (THC) est la principale molécule psycho-active, à l’origine de l’effet euphorisant (« high ») du cannabis. Le cannabidiol (CBD) est peu ou pas psycho-actif, mais tend à procurer un effet apaisant (« stone ») et pourrait diminuer l’anxiété. « On sait aussi que le CBD limiterait les effets psycho-actifs du THC », précise le Pr Alain Dervaux. La principale utilité médicale du CBD concerne l’épilepsie. Quant au THC, il tend à agir sur les douleurs neuropathiques et la spasticité.

La législation européenne ne classe un produit comme « stupéfiant » qu’au-dessus de 0,2 % de THC, afin de permettre la production de chanvre industriel. Les extraits de CBD étaient donc jusqu’à présent tolérés à la vente. Mais devant l’essor des boutiques de « cannabis CBD », le gouvernement a récemment décidé d’opter pour des poursuites systématiques à l’encontre des vendeurs(1). Batailles juridiques en perspective.

1- « Les produits à base de CBD (…), sont donc interdits s’ils contiennent du THC quel que soit le taux (…). » Avis de la Mildeca, du 11 juin 2018. À lire sur : bit.ly/2vYCL0g