« Un lien direct entre consommation et conditions de travail » - L'Infirmière Magazine n° 394 du 01/06/2018 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 394 du 01/06/2018

 

INTERVIEW : MARC LORIOL sociologue, chercheur au CNRS (IDHES Paris-I), spécialiste des professionnels de santé et du stress au travail

DOSSIER

G. L.  

Marc Loriol a signé le chapitre sur « Les régulations collectives du mal-être au travail et la prise de substances psycho-actives » dans le livre « Se doper pour travailler »(1).

Il y évoque la façon ambivalente dont les addictions sont perçues par les soignants qu’il a interrogés.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Vous avez étudié les addictions dans plusieurs métiers. Y a-t-il des traits communs ?

MARC LORIOL : L’addiction peut varier d’un métier à l’autre et, dans une profession, d’une situation sociale à l’autre. Les types de consommation varient aussi. Le poids de la société, des conditions de travail et de l’environnement sur la consommation de psychoactifs est complexe. On distingue, d’une part, les consommations dites “sociales”. Par exemple, parmi les ouvriers ou les policiers, elles se manifestent par le fait de boire un verre pour fêter un événement ou souder le groupe après une intervention difficile… Certains professionnels sont aussi amenés à boire quand ils participent à des événements sociaux.

Ces consommations sont rarement perçues comme des addictions ou comme pathologiques dans le milieu concerné. À l’opposé, les consommations individuelles sont considérées comme plutôt pathologiques. Elles sont plus liées à une façon de faire face aux difficultés ou à la souffrance, pour tenir le coup ou maintenir un niveau de performance.

L’I. M. : Quid des infirmières ?

M. L. : Elles considèrent certains produits – le tabac, le café – comme des supports de relations sociales. Ils sont consommés en groupe, à un moment où on discute du travail et où on constitue un collectif. Ce qui est frappant, c’est qu’elles boivent un café ou fument avec des collègues avec lesquels elles ont une même vision du métier, en qui elles ont assez confiance pour parler de leurs difficultés.

L’I. M. : La consommation de produits psychotropes est-elle considérée différemment ?

M. L. : La consommation de médicaments par les infirmières, individuelle, n’est pas vécue comme sociale mais comme problématique. Elle renvoie au “malade” et non au groupe.

C’est d’autant plus fort que le médicament porte plusieurs représentations : c’est ce que prend le malade et c’est aussi le moyen d’action du médecin. Il en découle une certaine idéologie anti-médicament, voire un tabou. Nous avons très souvent recueilli un discours anti-médicament de la part des infirmières, sauf pour leurs enfants. Les médicaments véhiculent une image particulière pour ces professionnels.

Dire que l’on prend soi-même un médicament, c’est montrer que l’on est malade et donc pas la “super infirmière” que l’on est censée ou que l’on voudrait être.

L’I. M. : Y a-t-il des facteurs favorisant la consommation ?

M. L. : Ces consommations pathologiques, individuelles et assez honteuses, ont tendance à augmenter quand les conditions de travail se dégradent, quand les collectifs de travail se fragilisent, quand il y a moins de confiance entre pairs, de débat et de soutien mutuel. Il faut alors trouver des moyens de “tenir”. Une étude de France Lert en 1995(2) a montré qu’en période de grève et de conflit collectif, la consommation de produits psychotropes par les infirmières diminue.

On peut y voir une diminution de la recherche individuelle de solutions par le fait de retrouver un sens du collectif. Il y donc un lien direct entre la consommation et la qualité de vie au travail ou la capacité à s’organiser pour résoudre des problèmes.

L’I. M. : Et concernant l’alcool ?

M. L. : J’ai assez peu entendu parler d’alcool de la part des infirmières que j’ai interrogées. L’alcool semble faire partie des consommations taboues, peut-être plus que celle de médicaments. Il s’agit plutôt, dans ce milieu professionnel, d’une consommation individuelle, pour faire face aux difficultés qui ne sont pas abordées dans le collectif. Il semble aussi qu’une dimension de catégorie sociale, dévalorisante, soit fortement associée à ce produit.

L’I. M. : Les infirmières que vous avez interrogées vous ont-elles dit qu’elles cherchaient de l’aide ?

M. L. : C’est relativement rare. Elles cherchaient plutôt quelqu’un qui pouvait porter leur parole. En répondant à mes questions, elles exprimaient plutôt leur sentiment que leur travail était moins reconnu par l’encadrement et que l’approche plus quantitative et financière de l’activité ne reflètait pas leur travail réel.

1- Se doper pour travailler, Renaud Crespin, Dominique Lhuilier, Gladys Lutz. Érès, 2017.

2- F. Lert, I. Niedhammer, M.-J. Marne, Psychotropic drug use and shift work among French nurses (1980-1990), Psychological Medicine, 1995.