Un féminisme qui ne dit pas son nom - L'Infirmière Magazine n° 393 du 01/05/2018 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 393 du 01/05/2018

 

ACTUALITÉS

FOCUS

M.-C. Diss  

Il y a trente ans, la Coordination infirmière se situait dans le prolongement de Mai 68, tout en s’imposant comme un mouvement de femmes. Interview avec la sociologue Danièle Kergoat, spécialiste du travail et du genre(1).

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Le mouvement de la Coordination infirmière peut-il être considéré comme un héritier de mai 68 ?

D. K. : En 1988, la principale revendication des infirmières, c’était de sortir de l’image vocationelle attachée à leur métier. Elles voulaient que la société change de regard sur elles. L’expression « un boulot comme un autre » revenait tout le temps dans leurs propos. Cela n’aurait probablement pas été possible sans Mai 68 ni sans le développement du mouvement féministe en France, à partir des années 1960. Même si les infirmières de 1988 ne voulaient pas être vues comme des féministes, elles étaient évidemment marquées par la période historique où elles vivaient.

Elles se comparaient aux techniciens, ayant sensiblement le même niveau d’étude qu’elles et qui étaient infiniment mieux payés. C’était la vocation qui était à l’origine de cette différence. Une vocation, on n’a pas à la rétribuer, cela ne donne pas accès à la reconnaissance.

L’I. M. : La mobilisation infirmière de 1988 était-elle un mouvement féministe ?

D. K : Les militantes infirmières revendiquaient leur autonomie. De la même manière qu’elles ne voulaient pas être assimilées aux syndicats, elles ne voulaient pas être considérées comme des féministes. Pourtant, la Coordination infirmière peut être considérée comme un mouvement féministe. Par exemple, ces femmes se sont aperçues qu’elles n’étaient pas organisées politiquement, contrairement aux hommes. Ce sont eux qui prenaient la parole pour elles, ce qui les rendait presque honteuses. Très vite, elles ont voulu être capables de parler. Le mouvement avait débuté au printemps 1988 et prenait de l’ampleur. Pendant tout l’été, elles ont été quelques-unes à faire des groupes de travail pour apprendre à parler en public, à structurer une intervention, à répondre à un journaliste.

L’I. M. : Mai 68 n’avait pas permis une libération de la parole pour les femmes ?

D. K. : Il y a eu une libération en Mai 68, au niveau de la sexualité, indéniablement. Mais concernant les rapports sociaux de sexe, bien enracinés dans la vie quotidienne, on ne peut pas dire qu’il y ait eu un mouvement de libération des femmes. La question ne se posait pas encore. Les revedications étaient plus axées sur la mixité, nécessaire dans une société rétrograde.

L’I. M. : Pourquoi cette défiance vis-à-vis du féminisme ?

D. K. : On se protège toujours un peu de l’accusation d’être féministe. Ce n’est pas simple. On n’imagine pas toujours à quel point c’était difficile parfois d’être considérée comme féministe. Et ça le reste.

L’I. M. : Peut-on faire un lien avec ce qui se passe autour de l’affaire Weinstein ?

D. K. : On assiste à une dénonciation de la violence de façon un peu indivualiste. Mais la violence masculine, le viol, le harcèlement, ne relèvent pas de problèmes psychologiques de la part des hommes, c’est une organisation structurelle de la société qui permet ça. Les femmes vont-elles aller jusqu’à ce niveau d’analyse ? En tous cas, ce qui se passe en termes de libération de la parole est très important.

1- Danièle Kergoat a suivi le mouvement infirmier de 1988, auquel elle a consacré plusieurs écrits. Notamment Les infirmières et leur coordination, 1988-1989, dont elle est co-auteure, avec Françoise Imbert, Hélène Le Doaré et Danièle Sénotier, Éditions Lamarre, 1992.

POINTS CLÉS

→ Mai 68 est un mouvement de rébellion de la jeunesse contre les carcans d’une société conservatrice. Les syndicats mènent en parallèle un combat pour l’amélioration des conditions de travail et des salaires des travailleurs.

À l’issue des négociations, les salaires des infirmières sont augmentés d’environ 30 %. Dès juin 68, elles disposent de trois jours de repos toutes les deux semaines au lieu d’un jour hebdomadaire. En 1969, elles ont la semaine de 40 heures.

→ En 1988, c’est la remise en cause des qualifications des IDE par un décret ministériel, prévoyant d’abaisser les exigences de niveau d’études pour entrer en école d’infirmières, qui est à l’origine du mouvement. Outre le souci de reconnaissance, les revendications portent sur une augmentation des salaires d’un quart de leur montant (avec un minimum de 8 000 francs), une augmentation des effectifs et le droit à la formation.