POUSSÉE DE FIÈVRE DANS LES BLOCS - L'Infirmière Magazine n° 393 du 01/05/2018 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 393 du 01/05/2018

 

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Adrien Renaud  

Le 22 mars dernier, une grève contre la réforme de la fonction publique a agrégé le mécontentement des fonctionnaires, des cheminots, des étudiants et des aiguilleurs du ciel. Dans les cortèges, on a aussi vu beaucoup de soignants, dont de nombreuses Iade et Ibode. Simple coïncidence ou symptôme d’une crise profonde dans les blocs ?

Quand j’ai commencé à travailler, il y a vingt ans, on avait douze patients par jour dans une salle. Aujourd’hui, on en a vingt-quatre. » Isabelle Paris, Iade à l’hôpital des Quinze-Vingts à Paris, a vécu de près l’intensification du travail dans les blocs opératoires. Et aujourd’hui, le diagnostic de l’infirmière anesthésiste est sans appel : « Ça va craquer. » Il faut croire que ce constat est largement partagé, du moins par les organisations syndicales : celles qui représentent les Iade et les Ibode invitaient en effet leurs troupes à défiler le 22 mars dernier, lors de la grande journée de mobilisation contre le projet de loi gouvernemental sur la fonction publique.

« La comptabilité a pris le pas sur le “prendre soin” », dénonçait le Syndicat national des infirmiers anesthésistes (Snia), dans son appel à la mobilisation. Le Syndicat national des infirmiers de bloc opératoire (Snibo) critiquait, de son côté, « la politique du surbooking dans les blocs ». Et les deux organisations syndicales de dénoncer : la tarification à l’activité (T2A), qui pousse à multiplier les opérations ; les restrictions budgétaires, qui entraînent des réductions d’effectifs ; le développement de la chirurgie ambulatoire, qui accroît la pression sur les équipes ; les Groupements hospitaliers de territoire (GHT), qui favoriseraient les fermetures de blocs ou les mutualisations des plateaux techniques…

Plus d’interventions, moins de lits, moins de blocs

Au-delà des cris de ralliement syndicaux, l’intensification du travail au bloc se retrouve dans les chiffres. D’après le rapport 2017 de la Cour des comptes sur la Sécurité sociale, le nombre de séjours hospitaliers en chirurgie a progressé de 10 % entre 2008 et 2015. Alors que le nombre de lits, lui, diminuait (- 23 % depuis 1996), tout comme le nombre de salles d’opération (- 4 % depuis 2010). Si l’on se place du côté de l’Académie nationale de chirurgie, cette concentration des moyens sur des blocs plus gros et plus efficaces est la solution la plus rationnelle. « Il y a trop de blocs opératoires en France qui n’opèrent que très peu de malades, lance le Pr Philippe Marre, son secrétaire général. Il faut donc effectuer des regroupements qui permettent de travailler plus sereinement avec davantage de collègues. »

Le chirurgien se dit également favorable au développement de l’ambulatoire. « Cette chirurgie n’augmente pas la pression au bloc si elle est bien organisée, estime-t-il. Au contraire, le patient arrive à pied, il monte sur la table tout seul, etc. » Pour ce PU-PH(1), la colère du personnel des blocs est compréhensible, mais elle est à mettre sur le compte de l’inévitable résistance au changement. « Toute nouveauté fait peur, mais tout va mieux si l’organisation est bonne et si les choses sont bien expliquées », affirme-il.

Toujours plus vite, mais à quel prix ?

Il faut croire que l’organisation et les explications laissent à désirer, car le personnel ne manque pas d’exemples pour illustrer les difficultés de ses conditions de travail. Isabelle Paris, des Quinze-Vingts, indique qu’elle a effectué l’année dernière plus de 250 heures supplémentaires : 148 lui ont été payées, elle a pu en récupérer 45 et il lui en reste 53 à récupérer. Mais elle ne se fait aucune illusion : « On nous les fera récupérer quand les chirurgiens ne seront pas là, au mois d’août ou quand ils seront en congrès », soupire-t-elle.

Emmanuel Barbe, vice-président du Snia, prend, pour sa part, l’exemple du nettoyage. « On calcule le temps de nettoyage entre deux interventions, pour voir si on peut aller plus vite, explique-t-il. Mais on ne se demande pas forcément si ce temps doit être plus long après une intervention de chirurgie lourde ou après un examen endoscopique en ambulatoire, par exemple. » Romuald Foltz, Iade et secrétaire fédéral en charge des diplômes et des métiers à la CFDT Santé-sociaux, abonde dans ce sens. « Tout le monde est pressurisé, y compris les agents de service qui font le ménage, regrette-t-il. On leur demande de faire autant voire plus en moins de temps, alors qu’ils jouent un rôle important dans la prévention des infections nosocomiales. »

Quant à Brigitte Ludwig, présidente de l’Union nationale des associations d’infirmiers de bloc opératoire (Unaibode), elle pointe le manque d’effectifs dans sa profession. « Nous constatons beaucoup d’absentéisme. Quand une Ibode est absente, c’est parfois une IDE sans expérience du bloc qui est affectée pour la remplacer, raconte-t-elle. Il faut généralement plusieurs mois pour la former et, pendant ce temps, c’est une ressource sur laquelle vous ne pouvez pas compter. »

Des revendications hétéroclites

Alors, que veulent les professionnels des blocs ? Il faut bien reconnaître que leurs revendications sont assez hétéroclites et peu structurées. Le Snibo réclame l’arrêt des suppressions de postes et remet en cause une T2A « occasionnant des dérives accidentogènes dans la planification des interventions ». Au Snia, on ne se dit pas opposé à « une réflexion sur le service public hospitalier de demain » mais on souhaite y être associé pour qu’elle mette en son cœur les patients et les soignants. On en profite aussi pour rappeler des revendications sur les statuts, les salaires et la reconnaissance de la pénibilité (nuits, astreintes, horaires, etc.).

La CFDT Santé-sociaux met, quant à elle, l’accent sur le côté financier. « Nous avons une vieille revendication, c’est l’intégration des primes dans le salaire de base, explique Romuald Foltz. Une bonne partie de la rémunération des personnels de bloc est en effet constituée de primes, qui ne sont pas prises en compte dans le calcul de la retraite. Quand on arrête de travailler, il peut y avoir de très mauvaises surprises. »

La menace du « burn out »

Mais il serait trompeur de limiter le malaise aux simples considérations sur le calcul des pensions de retraite. Il y a un véritable problème lié à l’image que les professionnels ont d’eux-mêmes. « Beaucoup voient leur spécificité niée avec les nouvelles formes d’organisation, remarque Romuald Foltz. Or, nous faisons un travail magnifique : l’estime que l’on gagne de la part des chirurgiens, des anesthésistes, a beaucoup d’importance. » La perdre, c’est aggraver le risque de burn out, tant il est vrai que celui-ci est intimement lié au sens que chacun donne au travail.

Certains professionnels du bloc opératoire n’hésitent d’ailleurs pas à alerter sur les risques qu’ils perçoivent. « On voit la souffrance au travail se développer, en lien avec les pratiques de management », observe Grégory Chakir, président de l’association Corporation Ibode, qui entend faire le lien entre les Ibode et leurs représentants.

Emmanuel Barbe déplore ainsi les suicides que l’on observe à l’hôpital, et rappelle qu’il existe un numéro vert(2) mis en place avec le Collège français des anesthésistes-réanimateurs (CFAR) : tous les professionnels de l’anesthésie en souffrance peuvent l’appeler 24 h/24. S’il fallait citer un seul symptôme de la crise que traversent les blocs opératoires, ce serait d’ailleurs peut-être tout simplement… l’existence d’un tel numéro.

1- Professeur des universités – praticien hospitalier.

2- 08 05 23 23 36.

ACTES EXCLUSIFS

Un décret qui traîne en longueur…

Il existe un feuilleton que les blocs opératoires suivent avec intérêt, mais aussi avec une pointe d’exaspération : les actes exclusifs des Ibode.

Le premier épisode s’est déroulé en janvier 2015, quand un décret a fixé la liste des actes que seules les Ibode seraient habilitées à effectuer : installation chirurgicale du patient, mise en place et fixation des drains susaponévrotiques, fermeture sous-cutanée et cutanée, aide à l’exposition, à l’hémostase et à l’aspiration. En théorie, dès cette date, les professionnels qui réalisaient ces actes sans avoir la qualification d’Ibode n’avaient plus qu’à se former. Sauf que, dans les blocs, on n’était pas du tout prêt ! Cela a occasionné un premier rebondissement fin 2016, date à laquelle la mise en œuvre effective du décret a été repoussée au 31 décembre 2017 pour que le personnel puisse se former. Troisième coup de théâtre en février dernier : les besoins de formation étant encore importants, un nouveau report (au 1er juillet 2019) a été acté pour ce qui est de l’aide à l’exposition, à l’hémostase et à l’aspiration. Du côté des Ibode, la colère monte.

« Les choses tardent à se mettre en place et c’est un manque de reconnaissance flagrant », dénonce Grégory Chakir, président de Corporation Ibode. Mais faute d’efforts de la part du gouvernement pour augmenter les capacités de formation, la profession devra encore patienter pour voir tous ses actes exclusifs réellement reconnus.