PEUT-ON PARLER D’« EHPAD BASHING » ? - L'Infirmière Magazine n° 393 du 01/05/2018 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 393 du 01/05/2018

 

PERSONNES ÂGÉES

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REGARDS CROISÉS

Hélène Colau  

Depuis quasiment un an se multiplient les témoignages sur les conditions d’accueil des résidents dans les Ehpad. À tel point que certains parlent d’un phénomène d’« Ehpad bashing ». Cette libération de la parole est-elle nécessaire pour faire bouger les choses ou, au contraire, va-t-elle trop loin ?

José Polard

« Nous ne pouvons pas admettre que les équipes soignantes soient accusées »

Était-il utile, selon vous, de dénoncer les conditions de vie et de travail au sein des Ehpad ?

C’était en effet nécessaire, car les conditions de travail des soignants ne leur permettent pas d’assurer une prise en soin de qualité des personnes âgées, affaiblies, dont beaucoup souffrent de la maladie d’Alzheimer. Le sous-effectif place les professionnels de santé dans une position impossible : ils subissent une injonction, celle de bien s’occuper des personnes âgées, mais sans les moyens qui la rendraient possible. Dans ces conditions, la bien-traitance – que l’on est en droit d’attendre d’eux – est très difficilement réalisable. C’est très bien d’encadrer la mission des Ehpad, mais force est de constater que la carence actuelle en personnels est le fruit d’un choix politique délibéré. Le mouvement de protestation en cours depuis un an a eu le mérite de le mettre en évidence.

Pensez-vous que cette dénonciation est allée parfois trop loin, laissant à penser que le personnel se rend coupable de maltraitance ?

Je pense qu’on a eu tendance à généraliser, alors qu’il existe aussi des Ehpad à taille humaine, où un accompagnement sensible des personnes âgées est assuré par un personnel très motivé. La critique doit être contributive, elle est là pour soutenir le travail des soignants, qui disent qu’ils n’ont pas les moyens de prendre le temps qu’il faudrait pour assurer le volet relationnel des soins. Mais les Ehpad ont parfois fait, ces derniers mois, l’objet d’un acharnement peu constructif. Or, on ne peut pas admettre que les équipes soient accusées à demi-mots d’incompétence alors qu’elles travaillent dans des conditions difficiles.

Cependant, je suis fâché avec l’expression « Ehpad bashing » utilisée par certains représentants de la silver économie(1), qui se servent de leurs gros moyens de communication pour tenter de faire cesser toute critique. Or, ce terme de « bashing » ne correspond pas à la réalité : la critique ne porte pas sur les professionnels, mais bien sur les institutions, véritables responsables des maltraitances parfois constatées. Soignants et personnes âgées sont, en fait, dans le même bateau : celui-ci mène les uns vers le burn out et les autres vers la maltraitance. Selon moi, cette polémique vise à détourner l’attention du vrai problème.

Tout le monde n’a donc pas à cœur d’améliorer les conditions de vie dans les Ehpad ?

Il y a heureusement beaucoup de directions d’établissement qui sont très impliquées en ce sens. Mais certaines sont davantage dans une pure logique de rentabilité et n’ont évidemment pas envie d’embaucher, car cela entraînerait mécaniquement une rentabilité moindre. Je peux comprendre que la situation soit compliquée à arbitrer.

La vraie question à se poser, c’est : « Que veut-on pour le grand âge  » Cela demande un vrai changement de mentalité. Le grand âge devrait être placé en dehors du champ libéral. On ne peut plus considérer que c’est une question économique, mais accepter que c’est une question de société.

Mathilde Basset

« En tant que soignants, c’est aussi notre rôle d’informer le public »

Vous avez publié, fin 2017, une lettre ouverte dénonçant ce qui se passait dans votre établissement. Pourquoi l’avoir fait publiquement ?

Ce n’était pas vraiment un choix. Je pensais d’abord poster ce texte en privé mais un ami m’a dit qu’il pourrait en intéresser d’autres. Il était question de dénoncer les conditions de travail dans cet Ehpad, où il n’y avait qu’une infirmière pour 99 résidents, car je ne cautionnais pas ce qui s’y passait. J’avais l’impression d’avoir dû faire le deuil de ce qui m’avait attirée dans ce métier… Quand on arrache une personne âgée de son domicile, c’est aussi, parfois, parce qu’elle est isolée et manque de vie sociale. Or, si l’on n’a pas le temps de se poser au pied du lit, d’échanger avec elle sur ce qui va ou ne va pas, quel intérêt ?

En postant ce texte, j’ai simplement espéré que l’administration de l’hôpital ne me tomberait pas dessus avant la fin de mon contrat, quelques jours plus tard… Mais je n’imaginais pas que cela aurait de telles conséquences au niveau de la communauté soignante.

On entend des témoignages, parfois effarants, sur ce qui se passe dans les établissements, si bien que certains parlent d’un « Ehpad bashing ». Pensez-vous que la dénonciation va trop loin ?

Il est indispensable de respecter la confidentialité, en se retenant de citer les noms des patients ou des collègues impliqués, par exemple. Mais, en dehors de cette règle, la transparence me semble une bonne chose. Ne savent ce qui se passe dans les Ehpad que les soignants et, dans une moindre mesure, les familles. Les autres n’en ont pas toujours conscience… alors que leur parent âgé pourrait être concerné. Passer son temps à se plaindre dans les couloirs sans rien dire à l’extérieur revient à cacher la vérité à ceux qui devraient savoir. C’est aussi notre rôle d’informer le public.

Cela ne risque-t-il pas de nuire aux soignants, en laissant penser qu’ils font mal leur travail ?

C’est vrai que certains cachent ce qui se passe par honte. Mais la réalité, c’est qu’on travaille comme on nous laisse travailler et ça ne peut pas changer si on ne dit rien ! Il ne faut pas faire de raccourci : un soignant n’est pas responsable de ses conditions de travail ni même la direction de l’Ehpad. Lorsqu’on s’indigne, il faut viser les bons acteurs, c’est-à-dire l’État et son budget santé. À lui de changer de politique. Protester comme nous le faisons ne peut pas ternir la profession car le public commence à réaliser que l’on manque de tout. Et plus on sera nombreux à le dire, plus on aura de moyens de pression.

Pensez-vous que les différents mouvements de protestation ont abouti à des résultats satisfaisants ?

On ne peut pas dire qu’il ne s’est rien passé, mais il ne faut pas se reposer sur nos lauriers. Les 150 millions d’euros destinés aux Ehpad, cela paraît une grosse somme, mais ça ne représente qu’une part infime du budget des établissements ! J’ai tout de même l’impression qu’on commence à être entendus. Il faut continuer comme ça car, quand un système commence à se fissurer, en général, cela ne s’arrête pas là.

1- La silver économie ou économie des séniors désigne l’ensemble des activités économiques liées aux personnes âgées.

JOSÉ POLARD

Psychologue, psychanalyste, président de l’association Ehpad de côté

→ 1978 : obtient son diplôme d’État infirmier

→ 1987 : devient psychologue, puis psychanalyste

→ 2008 : dirige une collection dédiée à la gérontologie aux éditions Erès

→ 2017 : crée l’association Ehpad de côté

MATHILDE BASSET

Infirmière en Ehpad, auteure d’une lettre à Agnès Buzyn postée sur les réseaux sociaux

→ Juillet 2016 : diplôme d’État infirmier à l’Ifsi de Vannes (56)

→ Octobre 2017 : entre à l’Ehpad du Cheylard (Ardèche)

→ Décembre 2017 : poste sur Facebook une lettre ouverte à Agnès Buzyn où elle dénonce les conditions d’accueil des résidents dans son établissement

→ Janvier 2018 : quitte cet Ehpad à la fin de son CDD

POINTS CLÉS

→ En 2017, une série de grèves éclate dans les Ehpad. S’ensuit une vague de dénonciation des conditions d’accueil des personnes âgées, qui relèvent parfois de la maltraitance, selon les soignants.

→ 30 janvier 2018, mobilisation du personnel des Ehpad pour dénoncer le manque d’effectifs et demander l’abrogation de la réforme de leur financement, entrée en vigueur en janvier 2017 et qui profite surtout aux structures privées. Ce qui amène le gouvernement à promettre 50 millions d’euros supplémentaires pour les Ehpad en difficulté, en plus des 100 millions inscrits au budget 2018 de la Sécurité sociale.

→ Début mars, Agnès Buzyn annonce qu’environ « 20 à 25 % » des Ehpad sortiraient de la réforme avec « une recette globalement réduite » et envisage de « neutraliser les effets négatifs » pour les perdants pendant « un an ou deux ».

→ Mi-mars, une mission d’information parlementaire propose de doubler le ratio d’AS et IDE, le portant à 60 ETP pour 100 résidents, et de suspendre le volet controversé de la réforme du financement de ces structures.