MAI 68 : ILS RACONTENT - L'Infirmière Magazine n° 393 du 01/05/2018 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 393 du 01/05/2018

 

ACTUALITÉS

FOCUS

C’était comment d’être infirmière durant Mai 68 ? En fonction ou encore étudiantes, à Paris ou en province, politisées ou non, ces IDE racontent la période des grèves et des barricades…

« Tout d’un coup, on faisait sauter les verrous »

En 1968, j’avais 20 ans, je travaillais à l’hôpital Laënnec à Paris, très près des « événements ». On peut dire qu’il y avait beaucoup d’animation… J’étais en réanimation chirurgicale cœur-poumon, mais j’allais aux urgences une à deux fois par semaine. C’est là que j’ai vu les quelques blessés, plutôt légers. À l’époque, je n’avais aucune formation politique, j’étais très naïve mais j’ai été immédiatement enchantée par un grand air pur qui débarquait, même si ça se passait avec des violences. J’ai été élevée à la campagne, avec la vieille morale d’un système qui était quand même extrêmement verrouillé. Et tout d’un coup, on faisait sauter les verrous. À l’époque, la politique était complètement opaque, on ne savait rien de ce qui se passait. Je me souviens avoir collé des affiches, je ne sais même plus pour qui à l’époque. On allait coller la nuit, avec mon mari, avec le landau, la colle et les affiches roulées à côté du bébé. Je ne savais pas grand-chose de ce que je collais, mais j’étais d’accord pour que ça bouge. Je les ai encore devant les yeux, ces affiches. Il y avait par exemple « Le cancer fait vivre plus de gens qu’il n’en fait mourir ». Il y avait comme une autorisation de transgression, de dire ce que l’on pense. J’ai apprécié la dimension dynamique, cela poussait de partout et cela correspondait à ce que j’attendais : une société plus juste, plus équilibrée et plus humaine pour tous. Des valeurs en lesquelles je crois toujours. Mai 68 m’a aidée professionnellement à être dans l’offensive et non dans la plainte.

J’ai défendu ce en quoi je croyais et ce que l’on m’avait d’ailleurs appris, mais qui était constamment transgressé : faire correctement son travail. Cela paraît simple, mais c’est un travail de titan… Je me suis toujours battue pour la qualité et la sécurité des soins, pour le patient, et j’ai continué à défendre ces valeurs quand je suis passée du côté de l’encadrement.

PROPOS RECUEILLIS PAR MARIE-CAPUCINE DISS

« Du côté des infirmières, on n’a pas tellement bougé »

J’ai fait mes études au centre hospitalier de Versailles et j’ai été diplômée en 1966. Après un début de carrière au bloc opératoire, je suis allée vivre en Provence, où je suis devenue référente dans une unité de chirurgie. En province, on n’a pas tellement ressenti Mai 68. Je me rappelle très bien, un matin, je sortais de ma garde, à Salon-de-Provence, et je m’arrête au supermarché. Je vois des gens avec trois litres d’huile, quatre kilos de sucre, etc. et je me dis : « Qu’est-ce que c’est que cette affaire » Et on me répond : « À Paris, il y a les barricades, ça va mal. » On ne réalisait pas ce qui se passait. Dans les jours qui ont suivi, il y a en effet eu des restrictions d’essence, mais pas pour les professions paramédicales. Il y avait une appréhension des gens alors qu’il n’y avait pas vraiment de manifestations.

Du côté des infirmières, on n’a pas tellement bougé. Nous ne nous sentions pas vraiment concernées et, au travail, il régnait une grande complicité dans les équipes. Celles qui ont le plus évolué après 1968, ce sont, je pense, celles qui étaient aides-soignantes, assistantes. Les infirmières avaient déjà la reconnaissance de leur diplôme. Je n’ai pas senti de changement après Mai 68, sauf sur le bulletin de paye, après les négociations avec les syndicats, même s’il faut l’avouer, notre profession n’était pas très syndiquée.

M.-C. D.

« Mai 68 a jeté les bases de l’auto-organisation »

Dans la foulée de mai 68, nous étions très politisés au collège. Après ma première grève, en 3e, j’ai renoué avec le syndicalisme en 1978, à l’école d’infirmiers psychiatriques.

Ma génération a vécu sur cette dynamique. Celle-ci a animé notre volonté de mouvements capables de faire vaciller le pouvoir. Or, à cette époque, a émergé un train d’évolutions que les confédérations syndicales n’ont pas saisi. Nous avons été capables de mener des grèves « presse-bouton » : on lançait des appels à manifester et cela donnait des millions de personnes qui descendaient dans la rue comme un seul homme.

Mais, avec la montée du chômage et la précarité statutaire et financière, amorcées au début des années 1970, les salariés n’ont progressivement plus pu se permettre de tenir de longues grèves. Dans notre profession, mai 68 a enrichi la réflexion syndicale par des thèmes sociétaux. On ne pouvait pas exercer dans une psychiatrie asilaire et maltraitante sans s’interroger sur les conditions d’accueil et de prise en charge des patients. Dès lors, nous avons porté des revendications non plus uniquement sur la fiche de paye, mais sur le sens du travail. Ce que l’on a retrouvé dans la manifestation unitaire de septembre 1988.

Autre héritage : Mai 68 a jeté les bases de l’auto-organisation. En 1988 à nouveau, l’organisation du mouvement n’a pas été pyramidale et pilotée par les grands syndicats. Depuis 2016 et Nuit debout, nous faisons sauter les clivages entre action syndicale et citoyenne, dans une recherche de convergence des luttes. Comme en Mai 68… Cependant, les mobilisations ne feront aujourd’hui bouger les lignes qu’avec le soutien de la population et au niveau transnational. Nous œuvrons à la rencontre de ces mouvements européens, via le levier de la santé et du social.

PROPOS RECUEILLIS PAR ÉMILIE LAY

ANNE PERRAUT SOLIVERES

Chercheur en sciences de l’éducation

JACQUELINE CORVEST

Formatrice en soins et techniques hospitalières

Et aussi…

→ Jocelyne Le Gall, infirmière de 1969 à 2009 : « En mai 1968, j’étais en première année d’école d’infirmière à Quimper, une école tenue par des religieuses jusqu’en 1967. Nous suivions d’assez loin les événements et, à la première velléité de rébellion, la directrice nous a tout de suite prévenues que, si nous faisions grève, elle annulait les examens. Tout le monde s’est très vite calmé.

En 1988, il y a eu des grèves au CHU de Rennes pour demander des améliorations des conditions de travail, des postes. Je pense que beaucoup d’infirmières n’avaient jamais manifesté avant. »

→ Marie-France Boudret, 45 ans, infirmière en USLD, à Boulogne-Billancourt (92) : « Mai 68 a représenté une nouvelle étape. Depuis, on n’hésite pas à descendre dans la rue et à laisser nos patients, en assurant un service minimum. Mais la société est devenue plus individualiste. Certains se réunissent pour faire grève certes. Mais ce n’est plus aussi puissant qu’en Mai 68. Le peuple est fatigué, lassé. »

JEAN VIGNES

Infirmier à l’hôpital psychiatrique Gérard-Marchant (Toulouse), secrétaire fédéral Sud santé-sociaux, engagé dans Nuit debout