Le prix de la santé - L'Infirmière Magazine n° 393 du 01/05/2018 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 393 du 01/05/2018

 

MÉDICAMENTS

DOSSIER

Sandra Mignot  

En vingt ans, le coût des médicaments contre le cancer a été multiplié par 11. Des observateurs s’inquiètent de cette envolée des prix et de son impact sur le système de santé français. Et appellent l’industrie à plus d’éthique.

Pas moins de 850 000 $ la dose de Luxturna, un médicament permettant de lutter contre la dégénérescence héréditaire de la rétine. À ce tarif, la molécule se consomme en une prise unique. Mais une telle somme à l’entrée sur le marché américain est néanmoins révélatrice de l’envolée des prix des nouveaux médicaments depuis quelques années dans les pays développés. La France est également concernée, dans une moindre ampleur…pour l’instant. Ainsi, la Caisse nationale d’Assurance maladie a-t-elle constaté une « augmentation régulière et significative du prix des médicaments anti-cancéreux par année de vie gagnée, entre 1995 et 2016, avec des niveaux particulièrement élevés ces dernières années […]. De 15 877 € en 1996, il est passé à 116 773 € en 2005 puis à 175 968 € en 2016. »(1) Soit 11 % de progression tous les ans. Les maladies rares sont aussi concernées, comme le montre Orkambi, un médicament indiqué dans la prise en charge de la mucoviscidose et pour lequel la société Vertex demande 13 000 € par mois… et à vie.

Philippe Lamoureux, directeur du LEEM (Les entreprises du médicament), ne semble pas inquiet outre-mesure de cette tendance. « Globalement, les produits de santé demeurent bon marché, même si quelques molécules flambent. Les dépenses dans l’ensemble du secteur en France sont stables depuis 2009 et le médicament est le poste le mieux maîtrisé des dépenses de santé. » Et de s’appuyer sur l’exemple des traitements contre l’hépatite C, dont le premier, le Sofosbuvir, a été approuvé en France, en 2014, à 41 000 € la cure de douze semaines. « Ce prix a été bien absorbé par le système de santé », poursuit-il. Probablement car l’accès a été limité aux patients les plus gravement atteints et qu’un mécanisme transitoire (2014-2016) de régulation spécifique aux traitements de l’hépatite C a été imposé aux entreprises pharmaceutiques ? Ces dernières devant verser une contribution dès qu’elles dépassent un certain chiffre d’affaires (700 millions d’euros en 2015) et que ce dernier est supérieur de 10 % à celui du CA précédent.

Sur quels critères baser le coût ?

Pour d’autres observateurs, la tendance du marché a de quoi inquiéter. « C’est une évolution extrêmement préoccupante, estime le Dr Pierre Chirac, de la revue Prescrire. Même si le système a pour l’instant réussi à contenir la dépense (lire p. 26), les tarifs sont tels que cela ne va pas tarder à remettre en cause l’équilibre de nos dépenses de santé. Près de 400 000 nouveaux cas de cancers sont diagnostiqués chaque année. »

Outre la menace qui pèse sur le système de Sécurité sociale, les exigences des industriels du médicament en matière de prix contribuent également à allonger le délai d’arrivée sur le marché de certaines molécules. Ainsi, la spécialité Orkambi, précédemment citée, bien qu’accessible en autorisation temporaire d’utilisation (ATU) pour un nombre limité de patients et bénéficiant d’une autorisation de mise sur le marché (AMM) depuis novembre 2015, n’est-elle toujours pas disponible en France. Une situation qui a conduit son producteur, Vertex, à accentuer le rapport de force en sa faveur : en février dernier, il annonçait ainsi qu’il renonçait à réaliser dans l’Hexagone deux essais cliniques futurs, faute d’un accord à son gré sur Orkambi, prenant au dépourvu les familles qui espéraient voir leur enfant bénéficier de l’expérimentation.

« Pour les maladies rares, il faut souligner que, comme elles concernent un faible nombre de patients, il est difficile pour l’industriel d’amortir son investissement », observe Pierre Chirac. Ce qui peut justifier l’existence d’incitations fiscales pour la recherche, de création de partenariats public/privé et de prix élevés à l’arrivée sur le marché. Néanmoins, les frais de recherche et de développement ne sont pas nécessairement très élevés. L’industrie a d’ailleurs renoncé à se retrancher derrière cet argument pour justifier des prix demandés. « Il y a quelques années, on a évalué la mise sur le marché d’une nouvelle molécule à un milliard de dollars, mais cela varie beaucoup d’une classe thérapeutique à l’autre, observe Philippe Lamoureux. En infectiologie, c’est moins, en oncologie c’est au-dessus… » D’autres études auraient en revanche plutôt chiffré l’investissement à 100 000 ou 150 000 €. Mais, plutôt que l’argument du coût, Philippe Lamoureux propose une autre analyse : « Le prix ne peut pas refléter le coût de production d’un médicament car les industriels gèrent un large portefeuille de produits. Ils s’engagent dans des processus de développement marqués par un taux élevé d’échec difficile à anticiper, ils immobilisent du capital pendant de longues années, jusqu’à douze ans, et débouchent parfois sur des molécules peu innovantes, c’est-à-dire dont les tarifs ne pourront être fixés qu’à des niveaux très bas. Il faut vraiment raisonner en écosystème et non en coût. »

Des dangers de la financiarisation

Cet écosystème est justement en train de changer fortement. D’une part, parce que les secteurs public et privé y sont de plus en plus souvent liés. De nombreuses nouveautés émanent de start-up fondées sur des découvertes scientifiques issues de l’université publique. Elles poussent la recherche au maximum, bénéficient à la fois de subventions publiques et de l’appui financier des grands industriels, jusqu’au moment où la molécule fait ses preuves. « C’est alors que la petite start-up est rachetée à un coût faramineux qui, là non plus, ne correspond absolument pas à son investissement », relève Pierre Chirac. Libre à l’industriel de trouver les arguments pour obtenir un prix lui permettant non seulement de rentrer dans sa dépense, mais surtout d’accroître ses profits. C’est ce qui est arrivé au Sofosbuvir, molécule développée initialement par Pharmasset, elle-même rachetée (11 milliards de dollars) par Gilead en 2011.

Le hic, c’est que ce qui est présenté comme une innovation ne correspond pas toujours à un intérêt thérapeutique majeur. Ainsi, sur les 68 indications dans le cancer autorisées par l’Agence européenne du médicament (EMA), 44 l’ont été sans preuve de bénéfice sur la durée de vie. Et trois ans après leur commercialisation, 36 des indications autorisées entre 2009 et 2016 n’enregistraient aucune preuve d’un effet bénéfique sur la durée ou la qualité de vie(2).

En outre, la financiarisation de l’industrie du médicament – accompagnée de son corollaire, la recherche du profit maximal – joue aussi un rôle dans la flambée des prix. « L’industrie pharmaceutique est celle qui dégage le plus de profits, observe Jean-Paul Vernant, onco-hématologue à La Pitié-Salpétrière (Paris). Quand, dans le luxe, le taux de profit atteint 11 ou 12 %, la pharmacie est au double. Il y a quand même un problème éthique car le malade n’a pas le choix, il n’est pas un consommateur comme les autres, il doit prendre ce qui le soignera au mieux. » Pierre Chirac reproche en sus à certains industriels de ne plus viser que des niches-busters, à la différence des blockbusters qui permettent de soigner un grand nombre de patients et de récupérer leur investissement grâce à des prix raisonnables. Philippe Lamoureux le reconnaît : « Nous travaillons de plus en plus au développement des biotechnologies qui permettent de produire des traitements quasi personnalisés, s’adressant à des populations plus restreintes. » Or, la stratégie qui consiste à viser préférentiellement un petit marché et à fixer des prix très élevés est elle aussi discutable. « C’est un choix qui consiste à se réserver les quelques patients vivant dans les pays les plus riches, car solvables, et à se fermer aux marchés des pays les plus modestes », observe Pierre Chirac. Les pays doivent s’unir pour négocier des tarifs communs. »

Une initiative qui a déjà été prise l’année dernière par les nations du Benelux, qui se sont associées à l’Autriche pour mieux négocier les prix des médicaments. Malte, Chypre, le Portugal, l’Espagne, la Grèce et l’Italie se sont également accordés dans le même objectif. Une démarche qui a plusieurs avantages. Un groupe de pays représente un marché plus large et a donc un poids plus influent dans la négociation. « En outre, lorsque des autorités nationales se retrouvent devant des exigences tarifaires élevées, pour des produits très peu innovants mais avec une opinion publique en demande, il est très difficile au politique de refuser la prise en charge, souligne Pierre Chirac. Si plusieurs pays alignent leurs positions, ils sont plus forts. »

Enfin, cela permet également de contourner la confidentialité sur les prix que l’industrie pharmaceutique impose souvent aux pays. « On se retrouve avec un traitement à 40 000 € ici, quand il est à 750 € là-bas. » Car il semble désormais acquis pour les industriels de proposer des prix en fonction de la capacité du marché à les payer. Certains vont même plus loin en sondant ce que les clients potentiels ou les professionnels de santé estiment convenable de payer pour un traitement. Une enquête du Congrès américain a montré que c’est ainsi que Gilead avait évalué ses revendications tarifaires concernant le Sofusbuvir.

Moins de médicaments, plus de personnels

Philippe Lamoureux estime, pour sa part, qu’il faut travailler sur d’autres modes de rémunération, capables de s’adapter aux différentes typologies de traitements désormais proposées. « Par exemple, en oncologie, on peut imaginer une rémunération variable en fonction des indications. L’accès à des médicaments très en amont du processus de développement nécessitera un suivi précis des données en vie réelle, qui permettra également d’adapter les mécanismes de rémunération en fonction des résultats. » L’industriel évoque aussi des mécanismes de paiement étalés dans le temps pour des molécules très innovantes et très chères. Ce qui ne risque pas de faire diminuer la dépense. « Pour l’hépatite C, en revanche, les médicaments guérissent désormais de la maladie, poursuit-il. Ils la font disparaître en quelques semaines. L’industriel doit donc amortir ses coûts sur une période d’utilisation courte. » Et le représentant du secteur pharmaceutique de souligner ce que cette perpective peut faire miroiter au système de santé : des économies importantes puisqu’il n’y aurait alors plus à financer de greffes de foie, avec leur cortège de médicaments à vie, et que moins de services d’hépatologie seraient nécessaires…

« Dire que le traitement même cher coûte moins au système qu’une greffe, peut-être, mais ça ne suffit pas », s’insurge Pierre Chirac. D’abord, toutes les hépatites C ne conduisent pas à la greffe. « Et puis, peut-on vraiment se satisfaire d’un tel raisonnement, qui s’apparente à du chantage ? Imaginerait-on une sage-femme qui découvre au cours d’un accouchement que le bébé a le cordon autour du cou et qui demanderait à être payée spécifiquement pour l’enlever, sans quoi l’enfant risque l’anoxie ? Ce raisonnement n’existe pas chez les soignants. Il ne faut donc pas l’encourager dans le médicament. »

Sans compter que le médecin, lui, envisage la théorie des vases communicants en sens inverse : « Si on dépensait moins en médicaments, imaginez combien de personnels on pourrait embaucher pour travailler auprès de patients dont la prise en charge requiert une vraie présence humaine… » Quant à Jean-Paul Vernant, il défend son idée du « juste prix ». « Les industriels, de manière transparente, expliqueraient combien ils ont dépensé pour concevoir le médicament. On définirait une marge bénéficiaire qui permette aux actionnaires d’être rémunérés durant quelques années, et ensuite, tout en conservant l’exclusivité de la production, on pourrait descendre au tarif générique. »

Attention toutefois à ne jamais descendre trop bas, au risque de provoquer des ruptures d’approvisionnement. « Nous avons des produits très anciens, dont le brevet est tombé dans le domaine public, qui sont peu coûteux mais qui fonctionnent très bien, notamment chez l’enfant, observe Jean-Paul Vernant. Si leur rentabilité n’intéresse plus les industriels, un jour ou l’autre, ils arrêtent de les produire. L’alkeran, la carboplatine, la vincristine sont actuellement en rupture… » L’année dernière, c’est la carmustine – utilisée dans les autogreffes – qui a fait défaut. Lorsqu’elle est réapparue sur le marché, faute de concurrent, son prix a atteint les 1 450 €… contre seulement 38 auparavant !

1- « Améliorer la qualité du système de santé et maîtriser les dépenses. Propositions de l’Assurance maladie pour 2018 », juillet 2017. À consulter ici : bit.ly/2I5ZMSj

2- Source : Prescrire. À consulter sur : bit.ly/2DYu0V4

1- Affichée au congrès annuel de l’International society for pharmaco-economics and outcomes, à Glasgow (Écosse).

2- Direction générale de l’offre de soins.

3- Source : Hospimedia : bit.ly/2pJIRgQ.

4- Autorisation de mise sur le marché.

5- Selon l’Agence nationale de sécurité du médicament : bit.ly/28IepPK

6- Comité économique des produits de santé.

1- Autorisation de mise sur le marché.

2- Elle est composée d’experts professionnels de santé et épidémiologistes et siège auprès de la Haute autorité de santé (HAS).

3- Le Comité économique des produits de santé est composé de représentants du système de Sécurité sociale, des directions du ministère de la Santé et du ministère de l’Économie.

BIBLIOGRAPHIE

    AUTORISATIONS TEMPORAIRES D’UTILISATION

    Les ATU en forte croissance

    Selon une étude(1) de la DGOS(2) et de l’université de Paris-Saclay, les dépenses pour des médicaments en ATU ont été multipliées par dix entre 2012 et 2016. Le coût total est ainsi passé de 35,4 à 471,4 millions d’euros(3).

    Une hausse due au fait que de plus en plus d’hôpitaux prescrivent des médicaments sous ATU. Le nombre de spécialités inscrites est, dans le même temps, passé de 206 à 251. L’hémato-oncologie représente une large majorité de ces dépenses. Avant l’attribution d’une AMM(4), certains médicaments peuvent en effet avoir une ATU. Ce sont des produits pour soigner des maladies graves ou rares, ne bénéficiant pas déjà d’un traitement approprié et dont « l’efficacité et la sécurité d’emploi sont présumées »(5). Leur prix est librement fixé par l’industriel jusqu’à l’obtention d’une AMM et la fixation d’un prix concerté au CEPS(6).

    Le code de la Sécurité sociale prévoit que si le prix ou le tarif de remboursement fixé in fine est inférieur à l’indemnité pratiquée par l’industriel pendant la prise en charge dérogatoire, la différence soit remboursée par les laboratoires sous forme de remises.

    FIXATION DES PRIX

    Un exercice d’équilibriste

    En France, fixer le prix d’un médicament suit un cheminement précis. Après l’octroi de l’AMM(1), la Commission de la transparence (CT)(2) évalue le service médical rendu (SMR) et l’amélioration de service médical rendu (ASMR) par rapport aux traitements pré-existants, propose un taux de remboursement et définit la population cible. Les laboratoires peuvent discuter les avis rendus et parviennent à les faire évoluer en leur faveur dans environ 25 % des cas.

    Puis le CEPS(3) fixe le prix définitif du produit selon des considérations « médico-économiques ». Il peut ne pas tenir compte de l’avis de la CT, qui est uniquement consultatif. Mais, généralement, plus le score de l’ASMR est élevé – il va de 1 à 5 – moins les résultats du médicamentsont intéressants et plus le prix est bas.

    À l’inverse, plus l’ASMR est bas, plus les industriels sont en position de force dans la négociation ; à ce stade, le prix doit être au moins égal aux tarifs atteints dans les autres pays européens. Au-delà du prix facial, le CEPS négocie aussi des accords « prix/volume », qui amènent les industriels à accorder des remises importantes lorsqu’ils ont atteint un seuil de vente préalablement défini.

    LICENCE OBLIGATOIRE

    Un chiffon rouge ?

    La mesure est présente dans l’arsenal législatif de nombreux pays. En France, la loi du 2 janvier 1968 mentionne la possibilité de mettre en œuvre une licence d’office, « si l’intérêt de la santé publique l’exige » et, notamment, « si des médicaments sont mis à la disposition du public à des prix anormalement élevés ». Le dispositif consiste à suspendre temporairement le monopole d’exploitation lié à un brevet sur un médicament et autoriser la concurrence générique pendant un temps déterminé.

    « Claude Evin, ministre de la Santé en 1988, avait brandi cette menace alors que les laboratoires Roussel-Uclaf, soumis à la pression du lobby anti-avortement, souhaitaient empêcher la production du RU 486, la pilule abortive conçue par Étienne-Émile Baulieu », explique Olivier Maguet, responsable de la campagne « Le prix de la vie » chez Médecins du monde. « Mais la licence d’office est un outil qui devrait être utilisé dans le rapport de force avec les industriels », affirme Pierre Chirac, de la revue Prescrire. Olivier Maguet estime que le cas du Sofosbuvir était la configuration idéale pour utiliser cet outil : « On avait là un médicament très coûteux, rapidement génériqué dans les pays du Sud, produit par un laboratoire qui n’a pas vraiment d’actifs dans notre territoire et n’y paye pas d’impôts. C’était vraiment LE cas d’école. » Une occasion manquée ?

    Qui sait… En octobre dernier, Thierry Philip, président de l’Institut Curie, le proposait mais comme une arme ultime dans la guerre contre les prix exorbitants des dernières molécules anti-cancer.