Travail : les ordonnances, ça change quoi ? - L'Infirmière Magazine n° 388 du 01/12/2017 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 388 du 01/12/2017

 

CARRIÈRE

GUIDE

Annabelle Alix  

Révision des primes, des rémunérations, des horaires, aménagement du compte pénibilité… Quels seront les effets des ordonnances réformant le droit du travail sur votre quotidien ? Le point en six questions.

Les ordonnances du 22 septembre 2017 réformant le droit du travail ont paru au Journal Officiel du 23 septembre. Elles s’imposent aux infirmiers du secteur privé : salariés de cliniques ou d’Ehpad privés, de centres de lutte contre le cancer, de services de soins infirmiers à domicile (SSIAD) ou d’hospitalisation à domicile (HAD) dépendant d’un établissement privé…

Dois-je m’attendre à une possible révision à la baisse du montant de mes primes ?

• Oui. La négociation des primes et accessoires, jusque-là du domaine de la branche, se fait désormais au sein de l’entreprise. Un accord d’entreprise peut donc modifier le montant des primes négocié par la branche (prime de nuit, 13e mois, prime d’ancienneté, de fin d’année, d’intéressement, de participation…), en veillant toutefois à respecter les limites imposées par la loi. Un exemple ? À l’issue d’un contrat à durée déterminée (CDD), la loi impose le versement d’une indemnité de fin de contrat. Son montant doit être au moins égal à 10 % de la rémunération brute totale perçue durant le contrat. Mais la loi prévoit aussi la possibilité d’abaisser cette prime à 6 % par accord de branche étendu, par accord d’entreprise ou d’établissement. Il faut alors que des contreparties soient offertes aux salariés dans le but d’améliorer leur formation professionnelle : accès privilégié à la formation professionnelle, bilan de compétences financé par le plan de formation de l’entreprise…

Jusqu’ici, l’accord de branche primait sur l’accord d’entreprise. C’est désormais l’inverse. Or, les représentants des salariés dans l’entreprise sont moins bien armés que ceux de la branche pour négocier, face à l’employeur, le maintien d’une prime de fin de contrat à 10 % ou des garanties de formation satisfaisantes dans le cas d’un abaissement à 6 % (lien de subordination, peur des représailles, manque d’expérience ou de formation des salariés à la négociation collective…). Il en va de même pour la négociation des autres primes.

La loi ne pose-t-elle pas des garanties pour compenser ce déséquilibre dans les négociations ?

« Pas en droit du travail ! s’offusque Michel Miné, professeur de droit au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam). La loi n’exige aucun processus loyal de négociation, alors même que l’accord d’entreprise devient la source essentielle du droit du travail. » Le code du travail aurait pu imiter le droit civil. « Quand un client négocie avec un vendeur, le code civil impose que les négociations satisfassent aux exigences de la bonne foi. Quand l’une des deux parties connaît une information déterminante pour le consentement de l’autre, elle doit l’en informer », explique l’expert. Ces informations déterminantes sont toutes celles qui ont un lien direct et nécessaire avec le contenu du contrat. De leur partage dépend la validité du contrat. En droit du travail, cette transparence n’est pas requise dans les négociations. Ce qui accentue potentiellement le déséquilibre entre les parties.

Un accord d’entreprise pourra-t-il modifier ma rémunération, mes horaires ou mon lieu d’exercice ?

• Oui, dans certains cas. Votre rémunération, vos horaires et votre lieu de travail sont définis par votre contrat de travail. Celui-ci ne peut être modifié sans votre accord… Sauf exception. Lorsqu’il s’agit de « répondre aux nécessités liées au fonctionnement de l’entreprise », « de préserver ou de développer l’emploi », les ordonnances autorisent un accord d’entreprise à aménager la rémunération, la durée du travail (modalités d’organisation et de répartition), ou à déterminer les conditions de la mobilité professionnelle géographique interne à l’entreprise. Le tout, dans les limites imposées par la loi (salaire minimum interprofessionnel de croissance, salaires minima conventionnels…).

Concrètement, « le rythme de travail et notamment les règles de l’alternance jour/nuit, qui sont déjà mal légiférées et difficilement appliquées, pourront être revues via ces accords », s’inquiète Nathalie Depoire, présidente de la Coordination nationale infirmière (CNI).

La mobilité géographique soulève également des craintes. Un accord d’entreprise pourrait imaginer des mouvements de personnels - notamment pour combler des absences inopinées -, d’un site à l’autre, au sein d’un même groupe, mais aussi d’un secteur de soins à l’autre, alors que « des connaissances spécialisées sont de plus en plus nécessaires pour travailler dans chaque secteur de soins », note la syndicaliste.

Aide aux vacances, bons d’achat… Les avantages dont je bénéficie grâce au CE vont-ils diminuer ?

• C’est possible. Les ordonnances font fusionner le CE avec les délégués du personnel (DP) et le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) au sein d’une nouvelle instance : le comité social et économique (CSE). Doté d’une personnalité morale, le CSE assumera ses frais de fonctionnement et une partie des missions des trois instances qu’il remplace. Il devra, en outre, participer financièrement aux expertises sur la prévention de la santé au travail, assumer d’éventuels frais de défense en cas de litige avec l’employeur…

Pour autant, son budget de fonctionnement reprendra quasiment celui dont disposait, à lui seul, l’ancien CE. Il sera égal à 0,20 % de la masse salariale brute dans les entreprises de 50 à 2 000 salariés, et à 0,22 % de cette masse salariale dans les entreprises de plus de 2 000 salariés. Quant au budget dédié aux affaires sociales et culturelles (chèques-vacances, voyages à prix réduits, etc), il sera défini par accord d’entreprise. Avant la réforme, les deux budgets du CE ne pouvaient être confondus. Les ordonnances réformant le droit du travail autorisent le CSE à reverser au budget de fonctionnement l’excédant annuel du budget aux affaires sociales et culturelles.

Le CSE décidera-t-il de réduire les dépenses sur le budget social et culturel, dans le but de se réserver un pécule pour combler un déficit éventuel sur son budget de fonctionnement ? La question se pose. Et avec elle, celle d’une possible réduction des prestations sociales et culturelles.

Contrairement à l’ancien CHSCT, le CSE doit devra financer 20 % du montant des expertises sur la prévention de la santé au travail, pour les projets importants. Et en cas de risque grave ?

• « En cas de “risque grave et installé”, l’expertise sur la prévention est financée par l’employeur, tout comme celles qui portent sur l’analyse de la politique sociale, le plan de sauvegarde de l’emploi et l’analyse de la situation économique annuelle, indique Jean-Claude Delgènes, directeur général du cabinet d’expertise en santé et sécurité au travail Technologia. À titre d’exemples de risque grave et installé, l’expert cite un suicide dans l’entreprise, un mur qui s’écroule ou une machine qui émet des radiations. Mais, « dans un tiers des cas, l’employeur conteste la réalité du risque grave, car s’il était confirmé, il pourrait entraîner sa responsabilité civile et pénale, met en garde l’expert. Et en cas de contestation de sa part, le CSE devra financer 3 à 4 000 € de frais d’avocat pour le procès. »

Quid de mon compte pénibilité ?

• Avec la réforme, le compte personnel de prévention de pénibilité (C3P) devient le compte personnel de prévention (C2P), avec transfert des points acquis au titre du C3P.

Pour l’avenir, quatre des dix critères de pénibilité ne sont plus pris en compte : la manutention manuelle de charges, les postures pénibles, les vibrations mécaniques et l’exposition à des agents chimiques dangereux. Pourtant à l’origine de troubles musculosquelettiques, le port, le transfert lit/fauteuil et la manipulation des patients dans leur lit ne sont donc plus comptabilisés dans le calcul de la pénibilité.

1 - Entreprises d’au moins 11 salariés.

2 - Un demi-mois de salaire par année d’ancienneté de la 21e à la 28e.

1 - Notamment : salaires minima hiérarchiques, classifications, durée et nombre de renouvellement des CDD, conditions et durées de renouvellement de la période d’essai, garanties collectives complémentaires de protection sociale, etc.

LICENCIEMENT ABUSIF

Tableau des indemnités forfaitaires : avant les ordonnances de septembre 2017, en cas de licenciement abusif, le juge appréciait au cas par cas le montant de la réparation à verser au salarié, en fonction du préjudice qu’il avait subi. À l’avenir, il devra s’en remettre à ce barème.

SAVOIR PLUS

→ Ordonnances n° 2017-1385, 2017-1386, 2017-1387, 2017-1388, 2017-1389, 2017-1390 du 22 septembre 2017, Journal officiel du 23 septembre 2017.

→ Article L 2253-3 du code du travail modifié (primauté de l’accord d’entreprise).

→ Article L 2253-1 du code du travail modifié (primauté de l’accord de branche).

→ Article L 2253-2 du code du travail modifié (primauté de l’accord de branche s’il le prévoit).

HIÉRARCHIE DES NORMES

Quel accord va primer ?

Le droit français est composé de textes juridiques revêtant différents degrés d’importance. En droit du travail, les textes sont classés selon cette hiérarchie (par ordre décroissant d’importance) : loi > accord de branche > accord d’entreprise > contrat de travail.

Chacun de ces textes a l’obligation de respecter les dispositions des textes de niveau supérieur : il ne peut le contredire ni prévoir des garanties moins protectrices pour le salarié. En revanche, il peut adapter les dispositions d’un texte de niveau supérieur, et même prévoir des garanties plus favorables pour le salarié : c’est le principe de faveur.

Des dérogations

• Toute règle comporte ses exceptions. Ainsi, la loi autorise parfois un texte de moindre importance à primer sur un texte de plus grande importance, bien qu’il prévoie des garanties moins favorables pour le salarié. La loi précise le champs d’application de ces exceptions (cas concernés, conditions, limites…).

Ex. : la loi du 8 août 2016 donne priorité à l’accord d’entreprise sur l’accord de branche en matière de durée du travail et de congé.

• Dans certains cas, encore, le principe de faveur est écarté.

Ex. : l’ordonnance 2017-1385 autorise un accord moins avantageux à primer sur le contrat de travail pour répondre aux « nécessités liées au fonctionnement de l’entreprise, de préserver, ou développer l’emploi ».

Nouvelle architecture

• Avec les ordonnances, la loi conserve sa suprématie. Elle fixe les principes du droit du travail, mais transfère aux partenaires sociaux le soin d’en définir le contenu. Elle impose des règles supplétives, qui ne seront applicables qu’en l’absence d’accords.

Ex. : la branche peut désormais fixer la durée totale des CDD. À défaut d’accord, la loi prévoit que la durée totale du CDD ne pourra excéder dix-huit mois (ou neuf, ou vingt-quatre mois dans certains cas).

• Hormis quelques sujets listés(1), la loi transfère à l’accord d’entreprise tous les sujets auparavant négociés par la branche. Cette généralisation représente une inversion dans la hiérarchie des normes, entre les accords d’entreprise et les accords de branche.