Sang pour sang gagnant ! - L'Infirmière Magazine n° 385 du 01/09/2017 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 385 du 01/09/2017

 

Entretien pré-don

SUR LE TERRAIN

REPORTAGE

Cécile Bontron  

Depuis mars 2017, les infirmières sont autorisées à mener des entretiens préalables au don du sang, au même titre que les médecins. Une évolution qui bouscule un peu les habitudes et les pratiques. Rencontre avec l’une des 169 infirmières françaises aujourd’hui habilitées à le pratiquer, lors d’une collecte à Calas, un village des Bouches-du-Rhône.

La camionnette se gare devant les grandes portes de l’ancienne bergerie, prête à être déchargée. À Calas, dans les Bouches-du-Rhône, la grande salle voûtée aux pierres apparentes devenue Oustaù per Touti (maison pour tous) semble figée, totalement vide. Mais rapidement, l’équipe s’active : cartons, tabourets, poches en plastique finissent par emplir la bergerie. Samira Boubehira-Salmi, grande brune énergique, déplie un lit, y accroche tablettes et accoudoirs. Sur une petite table sortie d’une remise, l’infirmière installe pansements, compresses, seringues, Bétadine… Lorsque le coin prélèvement a pris forme, elle se tourne vers la collation pour sortir bouteilles d’eau, pain ou pâtes de fruit. Il faut dire que lors des collectes de sang, les frontières entre les métiers et les rôles se brouillent quelque peu. L’infirmière se mue en logisticienne, le médecin en manutentionnaire, le chauffeur en agent d’accueil… Aujourd’hui, Samira Boubehira-Salmi va aussi enfiler la casquette de médecin : elle va mener des entretiens pré-don du sang.

En effet, depuis le décret(1) du 10 mars dernier, les infirmières peuvent assurer les entretiens pré-don du sang, suite à une formation validée. Un décret qui a abrogé l’ancien monopole des médecins – une singularité française d’ailleurs –, en pérennisant l’expérimentation menée depuis avril 2015 (lire encadré p. 28). Cette évaluation ayant conclu que les entretiens conduits par des infirmières et ceux réalisés par des médecins ne présentaient pas de différence significative, les infirmières ont reçu le feu vert des autorités.

Un motif de recrutement

Samira Boubehira-Salmi travaille au sein de l’unité mobile de Marseille (Bouches-du-Rhône) et fait partie des pionnières : elle a été habilitée dès novembre 2015. « J’ai voulu le faire dès que l’annonce a été faite, car pour moi, c’est une évolution, une nouvelle casquette », explique l’infirmière qui travaille aussi à l’Établissement français du sang (EFS) depuis dix ans. En effet, la trentenaire a choisi de partager son temps entre les prélèvements, et des contrats de remplacement à l’hôpital : au bloc, en salle de réveil, en clinique, ou en soins à domicile. Car Samira Boubehira-Salmi a besoin de challenges, de mouvement. Et l’entretien prédon est un défi qui lui plaît. La jeune femme a donc suivi deux sessions théoriques à Lyon – l’une de trois jours, la seconde de deux jours –, avec un médecin, couplées d’entretiens pré-don du sang en doublon avec des médecins avant de pouvoir valider son habilitation, comme près de 169 infirmières françaises aujourd’hui.

Mobiliser les infirmières pour les entretiens préalables au don du sang va également permettre à l’EFS de palier les problèmes de recrutement de médecins à des postes peu prisés par les jeunes diplômés des facultés de médecine. À l’instar d’Arnaldo Iannacone, responsable du bassin Provence dans les Bouches-du-Rhône, qui va devoir gérer trois départs à la retraite parmi ses douze médecins. Les quatre habilitations d’infirmières prévues d’ici la fin de l’année devraient lui permettre d’assurer ses unités mobiles.

Discrètement installée tout au fond de la salle, ordinateur portable et bouteille d’eau sur la table, Samira Boubehira-Salmi entame le premier entretien de sa collecte du jour avec Florence, une donneuse peu difficile : celle-ci pourrait presque réciter la totalité des questions par cœur. La quinquagénaire fournit à l’EFS plusieurs litres de A+ chaque année. Le questionnaire n’a donc plus aucun secret pour elle. « Les compétences des infirmières sont largement suffisantes pour mener l’entretien, affirme-t-elle. L’important, c’est de développer les collectes, aller au-devant des gens qui ne se déplaceraient pas pour donner leur sang. Mon fils a pu en donner récemment, car une collecte a eu lieu dans son lycée. » Pour Florence, la composition des équipes importe peu. Si elle a été informée que Samira Boubehira-Salmi était infirmière, elle ignorait jusque-là le métier de tous ses autres collègues, postés avant ou après le prélèvement. « Je connais toutes ces têtes, assure la donneuse chevronnée, mais je ne sais même pas qui est le médecin ! »

La force du collectif

Ce jour-là, le médecin, c’est Mireille Wluczka, une soignante à l’enthousiasme débordant. « En collecte mobile, il règne une réelle cohésion entre les équipes. Nous nous déplaçons ensemble, nous déchargeons les véhicules ensemble, nous vivons tous les problèmes liés à ce travail nomade ensemble, explique-t-elle en évoquant les différentes pannes possibles, les couacs d’organisation ou les incontournables oublis de dernière minute. Nous nous connaissons tous. Nous jouons collectif. »

Pourtant, quand Samira Boubehira-Salmi s’est lancée dans l’habilitation, la solidarité a été un peu longue à se mettre en place… en tout cas, à être visible ! « Au début, les médecins appréhendaient. Ils disaient “Nous avons 10 ans d’études, et elles n’ont que trois jours de formation”. Personne ne voulait nous former… » Mais sa persévérance a payé. Formée, habilitée, elle a acquis un nouveau statut au sein de l’EFS. « Aujourd’hui, je ne vois pas de différence entre nous, lance-t-elle. Dans la pratique, ça se passe très bien. Ils sont très présents et partagent l’information. Je me sens à leur niveau. Alors qu’à l’hôpital, il n’y a aucune équivalence. » Le Dr Wluczka ne comprend pas d’ailleurs les hésitations de certains sur les capacités des infirmières à mener les entretiens. « Elles ont un bac + 3 quand même ! », souffle-t-elle.

Samira Boubehira-Salmi, elle, ne regrette pas d’avoir bousculé un peu les pratiques. « Cette nouvelle compétence est une évolution, une valorisation de notre métier qui apporte davantage de confiance entre les soignants. » Sur un plan personnel, l’infirmière apprécie l’enrichissement culturel dispensé par une formation très dense. Elle maîtrise dorénavant tous les aspects du don du sang, avant et après le prélèvement. « Aujourd’hui, j’ai une vision complète du don, confirme-t-elle. Et lorsque je prélève, je renseigne même les donneurs sur des questions de l’entretien, comme sur leurs prochains voyages ou les opérations. »

Un binôme existant

Assurant les prélèvements à la sortie de l’entretien, sa jeune collègue Mélanie Scherhag ne se sent pas encore en mesure de prendre le chemin de Samira. Elle effectue des remplacements pour l’EFS depuis le mois de mars, appréciant la relation avec les personnes qu’elle pique. « Les donneurs ne sont pas des patients, ils ne sont pas malades, souligne-t-elle. Ils viennent pour aider, pas pour être aidés. Le rapport est totalement différent. » Mélanie Scherhag découvre, ce jour-là, la possibilité d’une nouvelle compétence qui l’effraie encore un peu : gérer une mission comme un médecin. « Je ne savais pas que cela était possible, confie-t-elle. C’est génial de savoir que l’on peut évoluer et avoir davantage de responsabilités… Mais quelle est la place du médecin ? Quel sera son rôle maintenant ? »

Si les relations du duo médecin/infirmière ont évolué avec l’habilitation de Samira Boubehira-Salmi, le binôme lui-même existe toujours. L’infirmière ne peut conduire d’entretien sans la présence d’un médecin qui prend le relais sur des cas médicaux délicats comme l’hypertension, ou les problèmes cardiaques. « La semaine dernière, j’ai eu une donneuse qui avait été opérée, se souvient l’infirmière. Les délais étaient respectés, mais elle ne semblait pas prête. J’ai donc demandé conseil au médecin et, finalement, on ne l’a pas prise. »

Outre la réticence au changement de certains praticiens, on aurait également pu s’attendre à une certaine réserve des donneurs qui confient leur intimité médicale et sexuelle à de nouvelles personnes, qu’ils revoient ensuite parfois au prélèvement lors d’une nouvelle collecte. En deux ans d’exercice, Samira Boubehira-Salmi a fait face à cette situation à plusieurs reprises. « Ceux qui ont vu que j’avais les deux casquettes ont finalement été agréablement surpris, témoigne-t-elle. Ils savent que leurs secrets sont bien gardés et que je vois des dizaines et des dizaines de personnes. Ils apprécient peut-être notre côté disponible et humain. »

Sagement assise devant la table de la collation, Déborah, 46 ans, entame une belle part du moelleux au citron apporté par les bénévoles de l’Association pour le don du sang bénévole de Cabriès/Calas(2). Elle avait une heure devant elle, un bilan sanguin « impeccable » avec un joli A- si recherché, et cela faisait trop longtemps qu’elle n’avait plus donné son sang. « Infirmière ou médecin, cela n’a aucune importance, assure-t-elle. J’ai pleinement confiance en tous les gens de l’organisation de la collecte. » Mais après réflexion, elle trouve une différence qui lui importe, finalement. « Le fait que ce soit une infirmière qui dirige l’entretien rend l’acte plus basique, moins protocolaire, témoigne-t-elle. Avec un médecin, j’aurais peut-être plus de réticence à poser des questions par exemple. Cela peut libérer l’acte. »

Ce jour-là, la nouvelle compétence de Samira Boubehira-Salmi n’a pas semblé libérer les habitants de Calas. La cinquantaine de donneurs attendue ne s’est pas totalement déplacée. La faute aux beaux jours ou au week-end peut-être entamé trop tôt. Mais elle a déjà libéré le porte-feuille de Samira avec un gain de 200 € brut mensuel (qui sera peut-être revu à la hausse avec la prochaine renégociation avec les syndicats). Une compétence qui a surtout libéré le mouvement de reconnaissance de la profession infirmière, sur les traces des Norvégiennes(3) et des Canadiennes(4).

1- Décret n° 2017-309 du 10 mars 2017 (bit.ly/2su1kxu).

2- www.facebook.com/dondusangcabriescalas.

3- Les Norvégiennes peuvent poursuivre leurs études après le diplôme (master ou un doctorat en sciences infirmières). Ces études sont prises en charge par l’État.

4- Au Canada, les infirmières praticiennes, qui ont une formation supplémentaire, peuvent poser des diagnostics et accomplir certains actes médicaux. Il existe même des centres de soins tenus uniquement par des IDE en Ontario.

HABILITATION

Objectif : former 400 IDE d’ici 2019

Samira Boubehira-Salmi fait partie des quatre infirmières, sur la quinzaine de l’équipe mobile de la zone Provence, à être habilitées à mener les entretiens pré-don du sang sur les 600 sites de la zone qui collectent 65 000 produits sanguins chaque année. Quatre autres IDE devraient terminer leur formation d’ici la fin de l’année.

Au niveau national, l’objectif de l’Établissement français du sang (EFS) est de former, d’ici fin 2019, 400 infirmières. Pour l’instant, l’institution compte 169 infirmières habilitées ayant réalisé 457 984 entretiens prééalables au don depuis le début de l’expérimentation. Et le rythme s’accélère : en mai 2017, les infirmières ont conduit 22 000 entretiens pré-don, ce qui représente 9,5 % de tous les entretiens menés par l’EFS.

LÉGISLATION

Une longue expérimentation

En France, des infirmières ont pu réaliser des entretiens pré-don du sang pour la première fois en 2006-2007. Mais cette toute première expérimentation s’est limitée à trois établissements régionaux (Centre Atlantique, Bourgogne-Franche-Comté, Pays de Loire). Il a fallu attendre le décret du 15 septembre 2014, entré en vigueur en mars 2015, pour qu’une seconde étape fasse passer l’expérimentation à l’échelle nationale pour une période de deux ans. Entre mars 2015 et décembre 2016, 130 IDE ont suivi les 10 sessions de formation et ont obtenu l’habilitation. Sur cette période, elles ont conduit plus de 340 000 entretiens.