Le glissement de tâches - L'Infirmière Magazine n° 383 du 01/06/2017 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 383 du 01/06/2017

 

CARRIÈRE

GUIDE

Annabelle Alix  

De la collaboration légale entre infirmière et aide-soigante au glissement de tâches illégal, il n’y a parfois qu’un pas. Une erreur qui peut coûter cher tant à l’IDE qu’à l’AS, à l’hôpital et surtout au patient.

Un travail en binôme, un rythme soutenu, un effectif resserré… Et la frontière entre les missions de chacun peut devenir floue. Pour aider une infirmière débordée, par ambition, ou parfois par simple curiosité, l’aide-soignante dépiquera ici un patient, et là elle pratiquera une glycémie capillaire. « Parfois, c’est l’organisation du service qui est défaillante, note David Simhon, avocat associé chez Galien. Et certains professionnels mal informés ne se rendent même pas compte qu’ils outrepassent leurs missions. » Ou alors, pourtant conscients des déviances, ils n’osent pas s’y opposer…

Qu’il soit occasionnel ou habituel, le fait d’exercer des soins sans y être habilité est un acte grave. Un exercice illégal qui entraîne la mise en danger du patient et parfois son décès. Retour sur les limites de la délégation entre infirmière et aide-soignante, et sur les risques encourus en cas de glissement de tâches.

Une seule référence : le droit !

• Est-il encore besoin de le rappeler ? La profession d’infirmière est réglementée ! Le code de la santé publique, dans sa partie réglementaire, lui consacre tout le premier titre du livre II de sa quatrième partie. Le champ de compétences de l’infirmière est réparti entre des missions propres, et d’autres effectuées sur prescription médicale.

• De son côté, l’aide-soignante « exerce son activité sous la responsabilité de l’infirmière, rappelle David Simhon. Son intervention se limite au champ du rôle propre de l’infirmière ». Ainsi, les missions de l’aide-soignante toucheront aux fonctions d’entretien, de continuité de la vie et aux soins visant à compenser partiellement ou totalement un manque ou une diminution d’autonomie. L’AS devra alerter l’IDE en cas d’anomalie observée. Mais ses actions n’outrepasseront en aucun cas celles enseignées durant sa formation. Une règle infranchissable qui exclut d’emblée les actes invasifs comme le changement de sondes urinaires, l’alimentation par sonde gastrique, les pansements et soins stériles. « Concrètement, l’aide-soignante effectue des soins d’hygiène et de confort courants sans risque spécifique », commente David Simhon. Elle s’occupera aussi d’administrer les médicaments dont la nature ou le mode de prise ne présente pas de difficulté particulière. L’injectable et les solutés buvables doivent donc être administrés par l’infirmière.

• Qu’importe l’expérience, l’ancienneté, le potentiel de l’aide-soignante ou la confiance qu’elle mérite, « c’est toujours l’arrêté ou le décret de compétences qui tranche sur les missions à confier au professionnel ! », insiste l’avocat. L’absence de difficulté de l’acte, la nécessité pratique ou le fait qu’un patient l’effectue lui-même à son domicile ne sont pas non plus des critères à prendre en compte.

Le transfert de compétences a ses limites

• Certes, la loi n° 2009-879 dite « loi HPST » autorise le transfert d’actes de soins entre plusieurs professionnels de santé… Mais de façon très encadrée. Un protocole de coopération listant les professionnels et décrivant avec précision les actes concernés doit être soumis à l’agence régionale de santé (ARS). Et les professionnels visés ne peuvent intervenir que « dans les limites de leurs connaissances et de leur expérience », met en garde la loi. Le protocole n’est autorisé que si l’ARS en constate le besoin au niveau régional, pour une durée précise et après avis conforme de la Haute Autorité de santé (HAS). Soit à l’issue d’une procédure drastique !

• En 2014, la HAS a ainsi validé un protocole permettant à une aide-soignante d’effectuer, sur prescription médicale, des soins d’élimination fécale en lieu et place de l’infirmière. Ce protocole concernait des patients atteints de troubles neurologiques chroniques pris en charge par un service de soins infirmiers à domicile (Ssiad) pour personnes handicapées. Toutefois, la pratique reste rare… Et en règle générale, « les protocoles ne vont pas jusqu’à outrepasser les décrets de compétences », rebat David Simhon.

De l’exercice illégal…

• L’aide-soignante qui dépasse le champ de ses compétences exerce illégalement la profession d’infirmière Cette infraction pénale est punie de deux ans d’emprisonnement et de 3 000 € d’amende. À ces sanctions, peuvent s’ajouter l’affichage ou la diffusion de la condamnation ou encore une interdiction d’exercer, provisoire ou définitive…

• De son côté, l’infirmière au courant des agissements de l’aide-soignante dont elle est responsable en devient la complice… Et encourt exactement les mêmes peines !

• Quant au Conseil de l’ordre des infirmiers, il veille au grain. Son rôle premier consiste à défendre la profession d’infirmier. En cas de dénonciation, des sanctions pourront être prononcées par les chambres disciplinaires : avertissement, blâme, interdiction d’exercer, radiation du tableau de l’ordre.

• « Mieux vaut donc refuser, de manière argumentée, d’aller au-delà de ses compétences et ne pas hésiter à faire remonter l’information en expliquant le risque pour soi-même, pour le supérieur, pour l’établissement et bien entendu pour le patient », conseille David Simhon.

• La chose se complique lorsque la pratique découle d’un défaut d’organisation du service et que l’ordre vient « d’en haut ». L’infirmière a pourtant le devoir de désobéir à un ordre illégal. Ainsi, le 4 avril 2012, la cour d’appel de Montpellier a donné gain de cause à une aide-soignante qui contestait son licenciement. Elle avait perdu son emploi pour avoir renoncé à effectuer des actes relevant du métier d’infirmière : surveillance de cathéters, instillation de collyres sans la présence d’une infirmière. La cour d’appel a reconnu que le licenciement ne reposait sur aucune cause réelle et sérieuse et a accordé à l’aide-soignante 10 000 € de dommages et intérêts.

… À l’homicide involontaire

• Quand l’exercice illégal de la profession d’infirmière conduit au drame, l’aide-soignante peut être condamnée lourdement au pénal pour avoir mis délibérément le patient en danger en violant un texte réglementaire. Elle doit assumer les conséquences de ses actes subies par le patient (blessures, décès…). La peine maximale en cas d’homicide involontaire est de 3 ans d’emprisonnement et 45 000 € d’amende. Et en tant qu’auteur indirect, « l’infirmière responsable de l’aide-soignante encourt les mêmes peines si elle avait connaissance de ses actes », informe David Simhon. En laissant l’aide-soignante s’occuper seule du patient ou réaliser des missions qui lui étaient interdites, elle a exposé le patient à un risque grave qu’elle ne pouvait ignorer, et qu’elle aurait pu éviter.

• Il en va de même pour la hiérarchie : le cadre de santé, la directrice de l’hôpital ou tout autre supérieur au courant de la situation.

• La responsabilité civile ou administrative (indemnisation du patient victime ou de la famille) est assumée par l’établissement employeur.

• Pour ne citer qu’un exemple, le 3 septembre 2003, à la suite du décès d’un enfant de 18 mois, le tribunal de grande instance de Paris a condamné deux infirmières, une aide-soignante, la directrice des soins, le cadre de santé, la directrice de l’hôpital Trousseau, à Paris (AP-HP), et l’hôpital lui-même pour exercice illégal de la profession d’infirmière, mise en danger délibérée d’autrui et homicide involontaire. Des amendes (de 1 000 à 3 000 € pour les professionnels et de 10 000 € pour l’hôpital) et des peines d’emprisonnement (de 3 à 6 mois) avec sursis ont été prononcées. Pour ceux qui en doutaient encore, les risques sont bien réels…

Modèle de lettre

Objet : dépassement de tâches

Monsieur le directeur,

Lors de l’entretien du (date), vous m’avez reproché le fait d’avoir refusé d’accomplir les actes suivants : (liste des actes litigieux).

Je tiens pour injustes les reproches qui ont été portés à mon encontre. En effet, ces actes relèvent exclusivement du rôle de l’infirmier. Les effectuer moi-même me rendrait coupable d’exercice illégal de la profession d’infirmière, délit sanctionné à l’article L. 4314-4 du code de la santé publique.

Vous voudrez bien m’informer des suites réservées à ce courrier.

Je vous prie d’agréer, Monsieur le directeur, l’expression de ma considération distinguée.

Signature

SAVOIR PLUS

→ Art. R. 4311-1 et suivants du code de la santé publique régissant la profession d’infirmière.

→ Arrêté du 25 janvier 2005 relatif aux modalités d’organisation de la validation des acquis de l’expérience pour l’obtention du diplôme professionnel d’aide-soignant.

→ Arrêté du 22 octobre 2005 relatif au diplôme professionnel d’aide-soignant.

→ Circulaire du 4 juin 1999 relative à la distribution des médicaments.

→ Art. L. 4314-4 du code de la santé publique sur l’exercice illégal de la profession d’infirmière.

→ Art. 121-3 du code pénal sur la mise en danger d’autrui, art. 221-6 du code pénal sur les peines encourues en cas d’homicide involontaire.

INTERVIEW

David Simhon avocat associé chez Galien affaires, spécialiste en droit de la santé

Suffit-il d’un seul acte fautif pour se rendre coupable d’exercice illégal de la profession d’infirmière ?

• Oui ! L’exercice illégal de la profession d’infirmière est constitué dès le premier acte réalisé par un professionnel qui n’y est pas habilité. Il s’agit aussi d’une infraction obstacle, c’est-à-dire qu’une condamnation peut avoir lieu sans qu’aucun patient n’ait subi de préjudice. L’aide-soignante coupable et l’infirmière complice peuvent donc être condamnées pour exercice illégal de la profession d’infirmière à la suite d’une dénonciation accompagnée de preuves, à l’occasion de l’arrivée d’un nouveau chef de service plus rigoureux, après un audit de la direction ou encore à la suite d’un entretien avec les experts-visiteurs de la Haute Autorité de santé dans le cadre de la visite de certification. Cette condamnation en l’absence de dommage poursuit un but préventif.

Que se passe-t-il si l’aide-soignante n’avait pas conscience d’outrepasser ses missions ?

• Nul n’est censé ignorer la loi ! Le fait que l’auteur ignore commettre une infraction n’écarte pas sa responsabilité. Il appartient à l’aide-soignante de connaître les limites de ses missions et de son champ d’intervention. Quant à l’IDE, elle doit aussi avoir connaissance des missions de ses subordonnés. L’AS travaille sous sa responsabilité : elle est garante de la qualité de son travail !

Quid de l’exercice illégal de la profession de médecin ?

• L’exercice illégal de la profession de médecin est une infraction d’habitude. Cela signifie qu’il faut au moins deux actes médicaux réalisés sans la qualification requise pour que l’infraction soit constituée. Cela permet en fait à une personne qui prend l’initiative de réaliser un massage cardiaque sur quelqu’un qui fait un malaise dans la rue de ne pas être inquiétée.

J’ai déjà rencontré le cas d’une infirmière coupable d’exercice illégal de la profession de médecin. Elle effectuait des séances d’épilation au laser, alors que cet acte est interdit aux infirmières, même sur prescription médicale.

PROPOS RECUEILLIS PAR A. A.