Nurse practitioners, yes we can ! - L'Infirmière Magazine n° 378 du 01/01/2017 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 378 du 01/01/2017

 

ÉTATS-UNIS

SUR LE TERRAIN

REPORTAGE

CAROLINE COQ-CHODORGE  

Aux États-Unis, 250 000 infirmières exercent en pratique avancée. Bien qu’elles peuvent prescrire, leur exercice est aussi axée sur la prévention auprès des populations défavorisées. Reportage au cœur de Manhattan dans un centre de santé communautaire.

Un soir d’avril, Carly Skinner, infirmière, monte sur la scène du Nuyorican Poets Cafe, un petit café-théâtre associatif de l’East Village, à New York. Son centre de santé communautaire y a organisé une soirée slam, cette poésie urbaine scandée à la manière du rap. Le thème ce soir-là : le sexe, l’amour, le sida, la santé. Un homosexuel y raconte son premier rapport sexuel furtif et non protégé, alors qu’il était adolescent. Un autre se confie sur ses proches porteurs du virus. L’infirmière est la dernière à monter sur la petite scène. Elle confie son « bonheur » de travailler auprès de la communauté homosexuelle new-yorkaise. Et parle de la Prep(1), un traitement pré-exposition de prévention du sida où la combinaison de deux médicaments protège du virus autant que le préservatif. « Si vous prenez des risques, la Prep vous permet de vous protéger, explique-t-elle. Je suis à votre écoute, et peux vous le prescrire. Venez me voir. »

Sur la scène, Carly Skinner a exercé ses missions d’infirmière : promouvoir la santé auprès de populations à risque. Car à New York, comme à Paris, l’épidémie de sida se propage au rythme de 2 500 nouvelles contaminations par an, principalement dans la communauté homosexuelle. Mais le plus souvent, Carly Skinner exerce en blouse blanche, au centre de santé communautaire Ryan, dans le quartier de Chelsea, au cœur de l’île de Manhattan. Ce centre de santé emploie 30 professionnels de santé : des médecins généralistes comme spécialistes (pédiatres, cardiologues, neurologues, gastro-entérologues, psychiatres, etc.) et des infirmières, dont une seule IDE de pratique avancée, Carly. Il dispose également d’un service de radiologie, d’un service dentaire, d’un laboratoire d’analyse, d’opticiens. Et il suit environ 12 000 patients.

Pratique (presque) indépendante

Quelques jours après sa performance au café-théâtre, Carly Skinner reçoit en consultation Éric, 35 ans. Célibataire, il a des aventures, mais refuse d’utiliser un préservatif : « Cela fait des années que je ne l’utilise plus, car ça me gâche l’expérience. J’ai pris des risques, j’en suis conscient. La Prep est donc un soulagement, même si ses effets secondaires sont encore mal connus sur le long terme. Mais pour moi, le bénéfice est bien plus grand. » Parfaitement informé par Carly Skinner qui lui a prescrit le traitement, Éric est suivi depuis six mois. Il ne savait pas qu’elle était infirmière, il la croyait médecin. Carly assure pourtant qu’elle se « présente toujours comme infirmière lors d’une première rencontre », mais reconnaît qu’il y a « parfois un peu de confusion chez les patients ».

Carly Skinner, 29 ans, est une nurse practitioner, une infirmière de pratique avancée. Cette profession de santé intermédiaire est encore sans équivalent en France : elle pose des diagnostics, prescrit et assure un suivi sur le long terme. Après trois années d’études à l’université Columbia de New York, elle a débuté comme infirmière en 2012, dans les soins à domicile auprès de personnes atteintes de cancer. Puis, retour à l’université pour deux années où elle s’est formée aux pratiques avancées, aboutissant à un niveau master.

Sur les 3 millions d’infirmières américaines, 250 000 sont nurse practitioners. 11 % travaillent dans des centres de santé, mais la majorité (62 %) évoluent à l’hôpital. L’État de New York leur permet d’exercer dans de nombreuses spécialités : santé de l’adulte, de la famille ou de la femme, gériatrie, néonatologie, obstétrique-gynécologie, oncologie, pédiatrie, santé scolaire, etc. Carly Skinner a choisi la santé de la famille, l’une des plus généralistes : « Je dispense des soins primaires pour les enfants de plus de 6 ans et les adultes. Mes patients sont les mêmes que ceux de mes collègues médecins généralistes. » Elle a développé ses propres spécialités, en particulier le suivi des personnes porteuses du virus du sida – tant qu’elles ne sont pas malades –, le traitement pré-exposition du sida, mais aussi post-exposition pour ceux qui pensent avoir pris un risque. « C’est pour travailler auprès de cette population que j’ai choisi de pratiquer à New York », explique-t-elle.

La législation de cet état, qui encadre leur pratique, précise qu’elles peuvent « dispenser des soins primaires, aigus ou de long terme » et que leur exercice comprend également « le conseil en santé, le soutien émotionnel et l’éducation à la santé ». Si Carly Skinner estime disposer d’une certaine « autonomie de pratique », celle-ci est cependant limitée dans l’État de New-York : pour exercer, une nurse practitioner doit signer un contrat avec un médecin. Au centre de santé Ryan, Carly travaille ainsi « sous l’autorité d’un directeur médical ». Dans d’autres États américains, les nurse practitioners jouissent d’une pratique indépendante : comme tout médecin, elles sont pleinement responsables de leur pratique professionnelle, sans avoir à en référer à un médecin.

L’effet Obamacare

« Avant de prescrire la Prep, je discute avec le patient de sa vie sexuelle. Ce traitement s’adresse à ceux qui ont eu des rapports sexuels non protégés, donc à risque. Je dois ensuite m’assurer qu’ils sont bien séronégatifs, et rester attentive à leur état de santé général », poursuit-elle. Elle les revoit un mois plus tard, puis tous les trois mois – si leur situation est stabilisée – pour renouveler le traitement et s’assurer qu’ils se portent bien. Elle leur demande aussi de réaliser régulièrement des tests de dépistage du sida, mais aussi des hépatites B et C. Et leur rappelle aussi les effets secondaires de la Prep : certains sont bénins (maux de tête, problèmes intestinaux, perte de poids, etc.), d’autres plus sévères (problèmes aux reins et au foie, par exemple). Elle leur conseille de consulter en cas de problème, même pour un rhume, qui peut être le signe d’une infection précoce par le virus du sida. Elle les met aussi en garde contre les infections sexuelles transmissibles – gonorrhée, condylomes, chlamydia, syphilis – dont ne protège pas la Prep, à la différence du préservatif.

Éric traverse une mauvaise passe. « Je gagne actuellement peu d’argent, souligne-t-il. J’ai donc droit à Medicaid. » Cette assurance santé publique est réservée aux personnes les plus défavorisées : dans l’État de New York, qui a la politique de santé la plus généreuse des États-Unis, une personne seule doit gagner moins de 1 367 $ par mois pour y avoir droit : « Je paie 3 $ pour un mois de Prep, précise Eric. Sans assurance, le traitement me coûterait 1 690 $ par mois. » C’est aussi parce qu’il perçoit Medicaid qu’il s’est adressé au centre de santé. Car aux États-Unis, le système de santé est à plusieurs vitesses : les plus riches, ceux qui travaillent dans de grandes entreprises ou qui ont de bonnes assurances santé privées, se font soigner dans les hôpitaux privés ; les personnes mal ou pas assurées, ou bénéficiant des assurances publiques Medicaid et Medicare (pour les plus de 65 ans), s’adressent aux hôpitaux publics et centres de santé communautaires. Mais la qualité des soins n’est pas moins bonne… du moins dans l’état de New York.

« Seuls 11 % des patients du centre de santé ont une assurance privée. La grande majorité bénéficient de Medicaid ou n’ont pas d’assurance. Ils viennent ici, car nous cherchons à limiter autant que possible les restes à charge », explique William Murphy, le directeur du centre de santé Ryan, un établissement privé à but non lucratif, dont le conseil d’administration est constitué d’usagers. Ce type d’établissement a été favorisé par l’Obamacare, la réforme du système de santé qui a permis d’assurer 20 millions d’Américains, et qui cherche à réduire les inégalités de santé. « Avec cette réforme, nous sommes mieux rémunérés lorsque nous prenons en charge ces patients, à la différence des professionnels de santé libéraux », explique-t-il.

Au service des minorités

À Chelsea, où se situe le centre de santé Ryan, au cœur de la richissime île de Manhattan, les apparences sont trompeuses. Au milieu des gratte-ciel subsistent de vieux immeubles ocres ou marron de quelques étages, sur les façades desquelles dégringolent les escaliers extérieurs. Les loyers des appartements étant bloqués, ils sont occupés par des populations défavorisées. Et de nouveaux logements sociaux sont en cours de construction, suite à la promesse du maire démocrate de New York, Bill de Blasio, de lutter contre la crise du logement. « Malgré les prix fous de l’immobilier à Manhattan, notre centre de santé a toujours une raison d’être à Chelsea », constate William Murphy. Le réseau de santé Ryan est un acteur important du système de santé new-yorkais : il compte six centres de santé, dispersés sur l’ensemble de l’île de Manhattan, jusqu’à Harlem, mais également six centres de santé scolaire. En 2015, ils ont accueilli 47 000 patients – 82 % avaient des revenus équivalents ou inférieurs au seuil de pauvreté et 75 % appartenaient à des minorités raciales (afro-américaines, hispaniques, asiatiques). Une population particulièrement touchée par l’épidémie d’obésité, de diabète et d’hypertension qui frappe les États-Unis. Monique, 56 ans, est une patiente du centre de santé depuis des années. Au chômage, elle perçoit 1 333 $ d’allocation par mois, et vit dans un logement social voisin qui lui coûte 633 $. Elle bénéficie aussi de Medicaid : « Quand on est malade, l’État prend soin de nous », se réjouit-elle. Diabétique, elle est sous insuline et ne débourse rien pour ses médicaments. Et mesure elle-même sa glycémie deux fois par jour. Tous les mois, elle rencontre son infirmière de pratique avancée qui renouvelle ses prescriptions et contrôle le carnet où elle prend note de l’évolution de son taux de sucre dans le sang. Parfois, une IDE se déplace chez elle pour l’observer dans son environnement et la conseiller sur son alimentation, sa prise de médicaments, etc. Hospitalisée en 2003, son état de santé s’est depuis stabilisé. « Je suis une bonne patiente », se félicite-t-elle.

Empowerment

Carly Skinner suit plusieurs patients atteints de maladies de longue durée, comme le diabète ou l’hypertension. Et met en œuvre l’empowerment du patient, une notion anglo-saxonne qui commence à faire son chemin en France, et dont les infirmières américaines sont les premières promotrices, en particulier celles de pratique avancée : « Je dois m’assurer que le patient comprend sa maladie et observe bien son traitement. Pour les diabétiques, je vérifie qu’ils sont capables de contrôler eux-mêmes leur glycémie. Si le traitement ne s’avère pas adapté à ses conditions de vie par exemple, je dois le faire évoluer. »

Lorsqu’elle le juge nécessaire, Carly Skinner oriente ses patients vers des médecins spécialistes qui exercent au centre de santé, ou dans son réseau hospitalier. L’infirmière enchaîne les consultations, au rythme de « 17 patients par jour, auxquels je consacre en moyenne 15 minutes ». Son emploi du temps comprend également du travail en équipe : « Nous parlons de nos patients, planifions nos consultations et visites. » Les nurse practitioners sont en position hiérarchique par rapport aux autres infirmières : « Nous organisons des réunions de supervision par les pairs. Nous nous assurons ainsi que les patients ont bien reçu tous les soins dont ils ont besoin. » Cette organisation est efficace, selon une méta-analyse des études scientifiques consacrées aux infirmières de pratique avancée aux États-Unis : les soins qu’elles délivrent, en collaboration avec des médecins, sont d’aussi bonne qualité, parfois meilleurs, que ceux dispensés par des médecins seuls.

1- Prophylaxie pré-exposition.

OBAMACARE

Abrogation ou amendement ?

Novembre 2016, les États-Unis sortent de leur élection présidentielle groggy, divisés comme jamais, et très incertains sur la politique que mènera leur président élu. Donald Trump va-t-il réellement mettre à bas l’Obamacare, la réforme du système de santé si difficilement construite pendant huit ans, et dont les effets commencent tout juste à se faire sentir ? 20 millions d’Américains, jusque-là non couverts, ont pu acquérir une assurance santé publique ou privée. Après avoir qualifié cette réforme, au mieux, de « désastre », Donald Trump semble réviser son jugement. Il a annoncé vouloir en conserver un aspect essentiel : l’interdiction faite aux assureurs de refuser d’assurer une personne trop malade, donc trop coûteuse. Mais son vice-président, Mike Pence, a plus récemment déclaré que la future administration Trump travaillait déjà sur un « calendrier agressif » pour revenir à un libre marché de l’assurance.

HISTOIRE

Une lente émancipation

L’histoire des nurse practitioners se confond avec celle de l’émancipation des femmes. Les premières IDE de pratique avancée se sont affirmées aux États-Unis dans les années 70. « Ces IDE ont refusé le rôle de simple assistante du médecin », raconte Diana Mason, ancienne présidente de l’Académie américaine des soins infirmiers. Mais elles n’ont pu développer leurs compétences qu’avec le soutien ponctuel de médecins. L’une des pionnières, Loretta Ford, a ainsi lancé pour les infirmières, en partenariat avec un pédiatre, une formation de 12 semaines aux soins primaires à destination des enfants défavorisés. Un programme de nurse practitioners qui s’est ensuite disséminé sur le territoire pour pallier la pénurie de médecins. Les spécialités infirmières se sont depuis multipliées. Mais les nurse practitioners doivent toujours faire face à l’hostilité du lobby médical.