L’invitation au voyage - L'Infirmière Magazine n° 377 du 01/12/2016 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 377 du 01/12/2016

 

ALZHEIMER

SUR LE TERRAIN

INITIATIVE

HÉLÈNE COLAU  

Testée pour la première fois en France dans un Ehpad de Valenciennes (Nord), la thérapie du voyage offre aux personnes souffrant de désorientation spatio-temporelle un dérivatif à leurs envies de fugue.

Poussez la porte de la gare et asseyez-vous sur le banc de bois verni, juste sous le tableau des départs. Jetez un œil à la grande horloge : il est temps de partir ! Empoignez votre valise, dirigez-vous vers le train stationné sur le quai, choisissez un fauteuil de cuir. Vous n’avez plus qu’à vous laisser bercer par le paysage qui défile par la fenêtre et le « tatactatoum » rassurant du train qui file sur les rails. Un voyage confortable commence, propice à la détente et à l’évasion… Sauf que vous n’avez pas mis un pied hors des locaux sécurisés de l’unité Alzheimer de la Résidence de la Treille, à Valenciennes. Le tableau d’affichage et la façade du train sont des stickers géants ; la fenêtre, un écran sur lequel défile un paysage filmé, accompagné d’un bruit de fond simulant tantôt l’atmosphère de la gare, tantôt le bruit du train en marche ; la caméra braquée sur vous n’est pas reliée au PC sécurité, mais permet aux infirmières d’observer vos réactions, tout le long de la séance thérapeutique.

Car il s’agit bien là d’un traitement révolutionnaire, une thérapie non-médicamenteuse qui a vu le jour il y a cinq ans à peine en Italie (lire encadré), et expérimentée dès ce mois de novembre, pour la première fois en France, par les équipes de l’établissement nordiste. Le principe ? Offrir aux personnes souffrant de désorientation spatio-temporelle un dérivatif à leurs envies de fugue, afin de les apaiser. « Les personnes démentes cherchent à retrouver un chez-eux qui ne correspond pas forcément à leur ancien domicile, mais plus à un refuge psychologique, analyse Laura Drici, infirmière coordinatrice de cet Ehpad de 78 lits, dont 14 en unité protégée Alzheimer. Pour cela, elles parcourent en moyenne 10 kilomètres par jour. Conséquences : une grande fatigue, un risque de chute accru et de l’agressivité, car elles se sentent mal. » D’où l’idée de retrouver les effets apaisants des déplacements tout en évitant les désagréments de cette déambulation compulsive. S’évader sans parcourir un seul mètre ? Ce n’est pas si paradoxal qu’il y paraît : « La destination ne compte pas : l’important, c’est le voyage », assure Laura Drici.

Les soignants au cœur du décor

Malgré quelques éléments en deux dimensions et des images collées sur les murs, l’aménagement des deux pièces – la gare et le wagon – est suffisamment réaliste pour évoquer de vieux souvenirs de départs en train chez les résidents, qui ne pensent même pas à remettre en cause la réalité de l’expérience. L’équipe soignante est, elle, entièrement en charge de faire vivre ce décor de théâtre.

À Valenciennes, l’infirmière coordinatrice, son équipe de quatre infirmières ainsi que les huit aides médico-psychologiques ont reçu mi-septembre une formation dispensée par le Dr Chilesi, l’inventeur de la thérapie du voyage. Il leur a détaillé le protocole de soins à mettre en œuvre : eux qui connaissent bien les patients seront d’abord chargés de repérer les personnes éligibles à la thérapie. En effet, celle-ci ne sera pas appliquée sur prescription, mais sur décision de l’équipe pluridisciplinaire. « Elle est par exemple fortement contre-indiquée pour les personnes sujettes au délire ou aux hallucinations, car cela renforcerait leurs troubles », prévient Sébastien Galio, infirmier référent « thérapie du voyage » au sein de l’Ehpad. Les soignants choisiront également les résidents pour lesquels la thérapie pourrait être bénéfique en fonction de leur score sur l’échelle NPI(1), qui croise l’intensité et la fréquence des troubles de désorientation, et de leur MMS (mini mental state). « Mais notre ressenti est aussi important : nous sélectionnerons, par exemple, ceux qui marchent le plus. »

Si le déroulement des « voyages » est bien balisé, ceux-ci ne sont jamais programmés : ils seront proposés à chaque fois qu’un résident en aura besoin. « Lorsqu’on perçoit des signes précurseurs de crise, par exemple si le patient tape des pieds, on commence le rituel, explique Sébastien Galio. D’abord, on lui présente un faux billet de train et on lui demande s’il souhaite nous accompagner en voyage. On peut alors négocier avec lui, mais surtout, on ne la force pas. » Des membres de la famille peuvent être invités à se joindre au périple, une façon de faire resurgir des souvenirs agréables pour le patient et de réparer une relation souvent très abîmée par la maladie.

Pont émotionnel

Avant le départ, l’infirmière prépare le train, en y disposant des objets personnels, par exemple un livre, une peluche, ou encore un panier-repas. « Des personnes qui ne s’alimentent pas du tout peuvent spontanément prendre une collation dans le train, car cela réveille un vieux réflexe : ils avaient l’habitude de manger un sandwich lorsqu’ils partaient en vacances », assure Laura Drici. Puis le patient est invité à préparer lui-même sa valise. L’infirmière en profite pour noter s’il parvient à adapter sa garde-robe à la saison. « On peut, par exemple, enfiler un blouson en plein mois d’août, pour voir s’il réagit. » Enfin, par souci de réalisme, l’accompagnant prend garde à allumer la fenêtre-télé avant l’entrée dans le wagon. Le patient est ensuite invité à choisir un siège et l’infirmière s’assied en face de lui. Tout au long du voyage, qui peut durer entre dix minutes et une demi-heure, elle échange avec lui pour évaluer ses impressions. « D’après l’expérience italienne, il existe deux types de réaction, détaille Laura Drici. Certains sont captivés par l’écran, dont les mouvements pendulaires les bercent ; d’autres le regardent à peine. Ils préfèrent lire ou tricoter, comme lors d’un vrai voyage. » Le film qui défile sur l’écran est choisi en fonction de la saison et des goûts personnels du résident, selon qu’il avait l’habitude de partir en vacances à la mer, à la montagne, à la campagne. Seul impératif : aller au bout… car il est impensable de sauter en marche ! C’est pourquoi la durée du film sera choisie d’après le niveau d’agitation du patient, de façon à ce qu’il puisse le suivre intégralement sans peine, quitte à passer deux bandes de suite. Idem pour la fréquence des séances : les infirmières évalueront le temps d’apaisement procuré par un voyage et renouvelleront l’expérience en fonction.

La phase d’expérimentation, qui inclut trois résidents, doit durer trois mois, au terme desquels l’équipe de La Treille communiquera ses résultats au Dr Chilesi, avant, si besoin, d’adapter son protocole. « Pour ne pas fausser les résultats, ces patients ne bénéficieront d’aucune autre thérapie non-médicamenteuse », précise Laura Drici. Les effets attendus sont une réduction des effets de la dépression, une baisse de l’isolement relationnel, un détournement de l’attention du patient de ses fixations (comme la douleur), la création d’un pont émotionnel vers la mémoire, une amélioration de la relation avec la famille et, enfin, de meilleures capacités de communication. Et les résidents ne seront sans doute pas les seuls à y gagner. « Pour les équipes, c’est aussi un outil de soin formidable qui facilite la prise de médicaments et des repas. Cela nous évitera par ailleurs de gérer des crises, s’enthousiasme Sébastien Galio. Des patients qui passent leur temps à déambuler au détriment d’autres activités devraient parvenir à se calmer et à reprendre une vie normale. »

Avant même le grand départ, les soignants de la Résidence de la Treille sont impatients d’ouvrir les portes de la gare virtuelle à l’ensemble des résidents atteints de la maladie d’Alzheimer.

1 - Inventaire neuropsychiatrique.

HISTORIQUE

Un projet né en Italie

La thérapie du voyage est née il y a cinq ans à l’initiative du Dr Chilesi, médecin dans une unité de vie Alzheimer à Milan (Italie). La première expérimentation a été effectuée sur une centaine de patients. Lors de la phase d’observation, ceux-ci ont été équipés de podomètres afin d’évaluer les distances parcourues chaque jour. Au terme de cette expérience, le médecin a constaté une baisse moyenne de 30 % des déambulations, ainsi qu’une réduction de 40 % des traitements médicamenteux. Pour y parvenir, il est indispensable d’associer le médecin prescripteur au programme. Aujourd’hui, 10 Ehpad italiens ont adopté la thérapie du voyage et deux établissements suisses lancent la phase l’expérimentation, à l’instar de la Résidence de la Treille, pionnière en France.