Délits majeurs sur mineurs - L'Infirmière Magazine n° 372 du 01/06/2016 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 372 du 01/06/2016

 

UNITÉ MÉDICO-JUDICIAIRE

SUR LE TERRAIN

REPORTAGE

Hélène Colau  

Victimes d’agression, de viol ou de maltraitance… L’unité médico-judiciaire (UMJ) de l’Hôtel-Dieu, à Paris, où officient deux infirmières, est la seule de France spécialisée dans l’accueil des enfants et adolescents.

Sous les majestueuses arcades de pierre qui bordent le jardin, deux gendarmes déambulent, arme à la ceinture. Une fois la porte battante franchie, leur uniforme bleu marine se noie dans un océan de blouses blanches. Ce mélange des genres, c’est le quotidien de l’unité médico-judiciaire de l’Hôtel-Dieu, à Paris. Le bâtiment historique, situé au cœur de la capitale, juste à côté de la cathédrale Notre-Dame, n’a pas été choisi au hasard : la brigade de protection des mineurs de la police judiciaire (PJ) se trouve à deux pas de là, de l’autre côté de la Seine. Or, l’équipe médico-soignante de la section pour mineurs de l’UMJ – composée de médecins, psychologues, pédopsychiatres et de deux IDE – ne travaille que sur réquisition judiciaire. Sa principale mission : après un dépôt de plainte, examiner les victimes de violences pour déterminer le retentissement psychologique ou physique de l’agression, afin que les juges aient toutes les cartes en main. Ici, pas de soins au sens classique du terme. Mais néanmoins une réelle prise en charge, qui demande tact et qualités d’écoute.

10 heures du matin. Un grand jeune homme, sourire timide et baskets aux pieds, entre dans la salle d’examen. La médecin s’adresse à lui lentement, en articulant avec soin: « Le juge m’a demandé de vous voir. Vous avez dit être né le 31 décembre 2000. Quand êtes-vous arrivé en France ? » « Le premier? », balbutie le garçon. « Le premier mois de 2016, c’est-à-dire janvier », traduit Patricia Vasseur, l’infirmière, avant de faire comprendre au patient qu’elle doit le peser et le mesurer. Celui-ci désigne sa coupe de footballeur, haute de plusieurs centimètres, d’un air interrogateur. « Oui, oui, ça ira », répond l’IDE. La médecin examine sa dentition, puis Patricia l’envoie à la radio pour une ultime vérification. « Je pense qu’il n’est pas mineur, il a quatre dents de sagesse, soupire-t-elle. Il est donc en théorie expulsable. Mais cet examen sert en premier lieu à déterminer les protections auxquelles les mineurs ont droit. »

Une vraie vocation

Déterminations d’âge osseux, mais surtout constats consécutifs à une agression, un viol ou des violences familiales… Tel est le quotidien des soignants qui prennent en charge les mineurs au sein de l’UMJ. Une spécialisation unique en France (lire encadré p. 30) : en province, les jeunes sont accueillis aux urgences, mêlés aux majeurs. Depuis sa création, il y a 13 ans, l’UMJ pour mineurs accueille environ 1 500 patients par an, dont 200 à 250 victimes d’agression sexuelle. Deux infirmières y sont rattachées, afin que l’une d’elles soit en permanence disponible pour les mineurs. « On préférerait être toutes les deux à temps plein, souligne Patricia Vasseur. Quand nous sommes arrivées, les médecins se demandaient à quoi on allait bien pouvoir servir… Aujourd’hui, nous veillons à ce que ceux qui pensent encore comme ça n’approchent pas les mineurs ! » Pour les deux soignantes, s’occuper des jeunes est une vraie vocation. Patricia Vasseur, titulaire d’un diplôme de puéricultrice et d’un DU de victimologie, s’intéresse particulièrement aux enfants. Michèle Myara, elle, penche pour les adolescents, même si elle avoue s’être « adaptée aux petits et Patricia aux ados ». Après un parcours classique en pédiatrie, elle a voulu « faire plus que de la médecine, participer à quelque chose de nouveau. Et puis, je me sens utile ici, du côté des victimes. Par contre, j’avoue que je n’aime pas trop passer de l’autre côté, celui des gardés à vue… »

Car la frontière est mince entre les deux pans de l’unité médico-judiciaire, et les infirmières sont souvent amenées à la traverser. Parfois même en restant du côté de l’accueil des victimes. Un jeune homme de 16 ans entre dans la salle d’examen, appuyé sur une béquille. « Trois personnes ont voulu me voler mon téléphone, j’ai couru, je suis tombé », explique-t-il en baissant les yeux. Il n’a pas encore vu de médecin, malgré une douleur à la tête qui inquiète sa maman. « C’est la première fois que tu te fais agresser comme ça ? », demande l’infirmière. Le garçon gémit en s’asseyant sur la table d’examen : il faudra une radio de sa cheville pour déterminer s’il y a entorse ou fracture. « D’habitude, on préfère avoir d’abord un compte-rendu médical afin d’établir le constat, explique Patricia. Mais il n’a pas voulu voir le médecin ; c’est peut-être parce qu’il n’est pas clair, qu’il s’est battu avec des gens qu’il connaît. On se fait notre idée, mais ce n’est pas notre rôle de le dire. » Un peu plus tard, un jeune du même âge, « agressé » le même jour au même endroit se présentera à l’UMJ, accréditant l’hypothèse d’une confrontation entre bandes. En attendant, l’infirmière reste dans sa mission. Elle rassure la maman sur les maux de tête de son fils : « Vu son état aujourd’hui, il n’y a pas de problème. Pour le choc psychologique, c’est normal après les faits. On verra dans quinze jours ce qu’il en est. » Souvent, chez les 15-18 ans, « ce sont les parents qu’il faut prendre en charge alors que les jeunes sont prêts à retourner se battre, sourit Patricia. Si notre intime conviction n’a pas d’influence sur l’enquête, elle sert à l’orientation des patients, par exemple à savoir s’il faut insister sur le suivi psychologique ou non. »

L’intuition, une alliée primordiale

C’est en cela que la présence des infirmières est essentielle : quand le médecin se concentre sur les constats techniques, comme la taille et l’emplacement des blessures, elles essaient « de comprendre la situation, de savoir quelle orientation effectuer, par exemple vers une contraception ou une association d’aide aux victimes ». Dans la salle d’attente, les dépliants d’une dizaine d’entre elles sont disposés sur des présentoirs : Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail, Paris aide aux victimes… Très vite, c’est à elles de prendre le relais, car à l’UMJ, la prise en charge est minutée. « On ne soigne pas longtemps, admet Michèle Myara. Cela va d’un quart d’heure à une heure et demie, pour les victimes d’agression sexuelle. Ces dernières, on les voit plusieurs fois, sur un à trois mois, car 48 heures après les faits, elles ne sont pas aptes à recevoir toutes les informations. On les voit évoluer et là, il y a une vraie relation de soin. » C’est dans ce genre de dossier que l’intuition de l’IDE est primordiale. « Si on soupçonne une tentative de suicide, par exemple parce qu’on voit des traces, on va creuser la question : cela peut dénoter une faiblesse qui rend la personne plus susceptible de se faire agresser. Souvent, les policiers ont eu la même impression et demandent une confirmation. » La coordination avec les services de police, dans ces affaires sensibles, sert aussi à ne pas poser les mêmes questions à de multiples reprises à des personnes déjà fragilisées par l’agression. Voire à signaler au procureur des pressions sur une jeune victime : « Parfois, en consultation, on voit une mère qui houspille sa fille victime de viol parce qu’elle a perdu sa virginité ou la mère de l’agresseur qui fait pression. Cela peut aboutir à un placement », explique Michèle Myara. La plupart du temps, le rôle de l’IDE consiste à faire comprendre au jeune qu’il s’est mis en danger, mais que ce n’est pas lui le coupable. Et à l’amener à consulter la psychologue spécialisée dans la prise en charge des psychotraumatismes.

Relation de confiance

La psychologue Marianne Sanchez passe justement la tête dans l’encadrement de la porte. Elle s’occupe des parents des enfants agressés. « Je leur dis souvent qu’ils sont des victimes indirectes, souligne Michèle Myara. Ils sont parfois plus anéantis que leur enfant après une agression sexuelle, à cause de la culpabilité. Le fait qu’on le reconnaisse leur fait déjà du bien. » « Les infirmières identifient les parents fragiles ou demandeurs, puis me laissent leurs coordonnées », indique Marianne Sanchez. Elle leur prodigue ensuite des conseils de parentalité, ou travaille sur la résonance du traumatisme de leur enfant. Ce suivi est plutôt long, sur trois à six mois. « Comme, en général, personne ne s’occupe d’eux, ils sont très preneurs. Et un parent qui a une vision réaliste de la situation est plus aidant. » La psychologue note une excellente collaboration entre les membres du service : « Être bien présentée par les infirmières est important, ainsi, les parents ont un a priori positif. »

Une confiance essentielle dans les affaires de viol, qui viennent ébranler encore un peu plus des structures familiales déjà fragiles. Dans ce cas, le rôle de l’UMJ est double. D’abord, les constatations physiques. « La consultation est précédée d’un entretien, explique Patricia Vasseur. On montre à l’enfant un film lui expliquant comme va se passer l’examen, pour dédramatiser. » Les infirmières sont aidées dans leur tâche par une alliée de quelques centimètres de haut, Géraldine la grenouille. La peluche « sert à montrer dans quelle position se mettre pour l’examen gynécologique. C’est très rare que cela se passe mal, et c’est en général un signe de gravité. » Le médecin reçoit alors le parent seul tandis que l’infirmière joue avec le petit, afin de créer une relation de confiance. Une salle de jeu, avec peluches, voitures et crayons de couleur, a été aménagée au sein de l’unité. « Ainsi, l’enfant n’entend pas quand maman dit du mal de papa. » Pour les adolescents, c’est un peu différent : ils sont d’abord reçus seuls par le médecin. « Ils peuvent avoir des choses à dire sur leur sexualité. Souvent, les jeunes filles ne veulent pas du tout que leur mère soit là. On n’a pas à révéler aux parents des informations sans rapport avec l’affaire, comme des relations sexuelles consenties, l’usage de cannabis… »

Chacun son rôle

C’est armée d’un grand sourire que Jessie(1), 14 ans, s’installe dans le bureau du pédopsychiatre. La raison de sa présence est pourtant dramatique : des viols perpétrés par son beau-père alors qu’elle n’avait que 12 ans. Pendant une bonne heure, le médecin enchaîne les questions apparemment sans lien avec l’affaire : « Avez-vous un bon sommeil ? », « Voyez-vous souvent votre père ? », « Comment définiriez-vous votre caractère ? » L’exercice est entrecoupé d’épreuves étonnantes, comme dessiner un cube ou lire un texte à voix haute. La jeune fille, qui se dit « amicale, rigolote, fofolle », regrette du bout des lèvres ce qui lui est arrivé « trop tôt ». On est loin du cliché de la victime de viol effondrée, hagarde. « Notre rôle consiste à signifier les choses pénalement : argumenter les notions de vulnérabilité et de virginité, tranche le médecin. Depuis l’affaire Outreau, on ne nous demande plus de notion de crédibilité. » « On ne refait pas l’enquête, chacun son rôle, confirme Patricia Vasseur. Mais le peu de temps passé avec les enfants victimes n’empêche pas de poser les bonnes questions. Dans la salle d’attente, on repère déjà ceux qui crient… »

Se sentir utile

Au fil de la journée, les affaires s’enchaînent, plus ou moins déchirantes. Un jeune garçon, air timide et gros pansement sur le front, a été attaqué avec un pistolet à gomme alors qu’il attendait son RER. Une collégienne s’est fait claquer la porte sur les doigts par une professeure. Pour prendre en photo ses douze points de suture, il faudrait retirer le pansement, un geste douloureux. Patricia la renvoie chez elle, demandant à sa mère de prendre le cliché le soir, à la réfection du pansement. Puis une lycéenne en sweat à capuche annonce s’être « pris un coup de pied dans la tête par un CRS » lors d’une manifestation. La contusion est moins visible que sa fierté, que les soignants considèrent avec amusement. La routine.

En fin de journée, changement de ton. Une Nigériane au visage poupin et aux longues jambes, accompagnée d’un interprète, se présente, désinvolte. Quand l’auscultation commence, elle panique. Elle ne comprend pas pourquoi on veut regarder ses dents, vérifier qu’elle n’est pas enceinte… Elle jure avoir 20 ans, suivant les consignes de son proxénète. Ces derniers mois, les mineures en provenance d’Afrique de l’Ouest, plus fragiles que les filles plus âgées, déferlent sur l’UMJ. « Il est important de déterminer leur âge, car la minorité permet d’aggraver le cas du proxénète », explique le policier qui accompagne la jeune fille, comme tant d’autres avant elle. Un travail de longue haleine qui, assure-t-il, finira par porter ses fruits. « S’ils savent qu’on récupère toutes les mineures, ça cassera le marché et ils vont peut-être arrêter », espère Patricia. Un bref aperçu de l’utilité réelle du travail de l’UMJ. La plupart du temps, les infirmières perdent la trace des jeunes qu’elles ont rencontrés, peut-être contribué à se reconstruire. « Une seule fois, j’ai suivi l’affaire du début à la fin, se souvient Michèle Myara. Quelques années après la consultation, dans une affaire de viol, je me suis rendue au procès. Voir l’utilité de ce qu’on fait… C’est très important. »

1- Le prénom a été modifié.

INSTITUTION

Une histoire récente

Les unités médico-judiciaires ont été créées à la demande du parquet de Paris pour répondre aux besoins des magistrats et des enquêteurs en matière pénale. L’UMJ de l’Hôtel-Dieu est la première à ouvrir ses portes, en 1985. À l’époque, les jeunes victimes étaient accueillies avec les adultes. Elles n’étaient pas prises en charge par des pédiatres et les examens n’étaient pas particulièrement adaptés à leur âge.

C’est pourquoi le Dr Caroline Rey-Salmon, médecin légiste et pédiatre, a souhaité ouvrir une section plus respectueuse des spécificités des jeunes victimes. Elle dirige toujours l’UMJ pour mineurs de Paris, qu’elle a créée en 2003 à l’hôpital Trousseau. En 2010, celle-ci a rejoint la section pour adulte au sein de l’Hôtel-Dieu. L’UMJ parisienne reste la seule de France à proposer une section spécialisée pour les enfants et adolescents.