La planète des linges - L'Infirmière Magazine n° 371 du 01/05/2016 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 371 du 01/05/2016

 

BLANCHISSERIE

SUR LE TERRAIN

REPORTAGE

Françoise Vlaemÿnck  

Trier, laver, sécher, repasser, plier, emballer et livrer, telle est la mission de la blanchisserie centrale de l’AP-HP. Située au cœur de la Pitié-Salpêtrière à Paris, ses services assurent chaque jour le traitement de quelque 48 tonnes de linge.

Grands plats, petits plats, à part, hirondelles, maisons, rolls, slings, démêleurs… Pénétrer dans l’univers de la blanchisserie centrale de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), c’est d’abord se familiariser avec le jargon des lieux. Des mots qui n’appartiennent qu’à ceux qui y travaillent et qui se transmettent d’anciens à nouveaux, comme se passent les us et coutumes entre générations d’un même métier, d’une même communauté. Entrer dans la place, c’est se heurter au gigantisme des lieux qui occupent deux niveaux de dalle, aux mouvements sans fin et bruyants des automates, au roulement sourd des tapis de caoutchouc noir qui, de mètre en mètre, n’en finissent pas d’onduler sous le poids du linge, et des machines de toutes sortes. Il y a celles qui charrient de lourds ballots (slings) sur des rails aériens, celles qui lavent, sèchent, défroissent, repassent, plient, trient et filment dans une inoxérable marche en avant vers une sortie immaculée et sans pli. Parcourir l’endroit, c’est découvrir également un ballet d’hommes et de femmes qui manipulent, manutentionnent, débardent linges et charriots dans une mise en scène réglée par les habitudes et les exigences du travail à la chaîne. Mais c’est aussi dénicher un atelier où, relativement protégées du vacarme ambiant, de petites mains penchées sur leur ouvrage piquent, marquent, « pucent », raccourcissent tuniques et pantalons, blouses et bleus de travail. Passer le seuil de ce temple de la grande lessive, c’est en fait découvrir une unité industrielle avec ses process, ses objectifs de production et de qualité, ses équipes du matin et du soir, ses cadences et ses normes ISO. Bref, pousser la porte, c’est entrer dans une véritable usine à faire du propre avec du sale. Service stratégique de l’AP-HP, la blanchisserie n’en reste pas moins un monde à part dans l’univers de l’institution, une sorte de planète des linges que peu explorent.

La chasse aux indésirables

Pour tout un chacun, le geste est quasi machinal sous peine de mauvaises surprises à l’ouverture du hublot… Avant de lancer une lessive, on cherche l’intrus dissimulé au fond d’une poche. À l’unité de tri de la blanchisserie centrale, c’est pareil, mais en plus spectaculaire. Masqués, gantés, installés en ligne, une huitaine d’agents trient un à un les linges, les gestes sont amples et rapides, le portique qui déverse les slings de « sale » par 50 kilos ne mollit pas, il faut soutenir la cadence. L’objectif de la manœuvre est double : trier le linge par catégorie et le débarrasser d’objets indésirables. Car on trouve de tout : télécommandes, carafes, verres, couches et alèses jetables souillées, sacs plastiques, sacs poubelle, et même, récemment, un pigeon ! Potentiellement plus grave pour les personnels de la blanchisserie – même si cela reste marginal – la présence dans les paquets de linge de seringues, de cathéters et sacs Dasri (déchets d’activités de soins à risques infectieux). Le tout ayant échappé à la vigilance des services de soins, chargés pourtant de les évacuer.

Afin de sensibiliser le personnel des établissements concernés par ces « ratés », la blanchisserie s’est livrée au pointage minutieux de ces envahissants indésirables(1). Ainsi, quelque 670 « articles » ont été débusqués dans les plis et replis des draps par l’équipe du tri et dans cet inventaire, les articles jetables représentaient près de 45 % du total. Mais comme l’explique Paul Mukumbwi, responsable de l’unité, « le tri, qui est la première étape dans le traitement du linge, est essentiel. De lui va déprendre la suite des opérations, car on ne délivre pas la même quantité de produit lessiviel selon la nature du linge et son degré de salissure. Or, de la bonne dose dépend la qualité du lavage ».

Stratégie de reconquête

Et pourtant, la blanchisserie centrale revient de loin. Au détour des années 2000, la question de son maintien s’est même clairement posée, rappelle Jean-Charles Gruppeli, directeur du pole d’intérêt commun dont dépend la blanchisserie centrale : « Finalement, un audit a conclu à l’époque que l’institution avait besoin d’être auto-suffisante dans ce domaine. » Si 15 % du traitement a été concédé au privé, le reste est demeuré dans le giron de l’AP-HP. Aujourd’hui, la blanchisserie centrale assure le traitement du linge et l’approvisionnement de 85 % des établissements de l’AP-HP, mais aussi de 24 écoles – tels les Ifsi –, de l’Inserm et du Samu. Mais le gain de productivité a été la contrepartie de la pérennisation du service et seuls deux sites ont été conservés – celui de la Pitié dans le 13e arrondissement, et une unité plus modeste boulevard MacDonald dans le 19e. Modernisation des installations et du matériel, meilleure qualité de service, nouveaux marchés comme le traitement du linge des résidents (voir encadré ci-dessous), création d’une douzaine d’antennes lingerie dans les établissements et, plus récemment, la traçabilité sont venus soutenir cette stratégie de reconquête. Pour les agents, majoritairement des ouvriers et ouvrières, cette démarche s’est aussi traduite par une amélioration des conditions de travail, avec notamment une forte automatisation des process, même si le travail à la chaîne, physique et répétitif, marque les corps. « Avant, c’était beaucoup plus difficile encore, et on parlait assez peu d’ergonomie au poste de travail », confie Paul Mukumbwi qui est aussi référent formateur hygiène et sécurité.

Du linge plein de puces

Les slings de linge triés sont maintenant hissés au second niveau où des dizaines de machines à laver, pouvant chacune avaler et brasser 50 kilos de linge, tournent à plein régime. « Il y a quinze ans, le linge était lavé entre 70 et 80°, on utilisait 12 litres d’eau par kilo et le procédé de javélisation accélérait l’usure des tissus. Aujourd’hui, 2,5 litres d’eau par kilo sont nécessaires et le linge est lavé à 40° avec un complexe lessiviel qui blanchit et désinfecte », détaille Cédric Martin, directeur de production et de la logistique. Prochainement, la blanchisserie centrale va d’ailleurs lancer une campagne d’information en direction des établissements afin que les linges et vêtements de travail, même très sales, ne soient plus jetés par les services. « Nous avons les compétences et les techniques pour traiter ce type de linge. De même, comme les draps et alèses sont des produits recyclables, il est dommage et surtout coûteux de les mettre à la poubelle », explique-t-il. Et ce, d’autant que ces pertes additionnées aux linges stockés inutilement dans les services peuvent concourir à une tension dans la gestion des stocks. « Quand les stocks dans les établissements sont supérieurs au volume circulant, cela peut créer de la pénurie », confirme Jean-Charles Gruppeli. Afin de tarir les mauvaises pratiques, mais aussi d’optimiser la gestion des stocks et des flux, linge de lit et vêtements de travail seront tous munis de puces électroniques, ce qui permettra leur traçabilité totale. Le 100 % devrait être atteint d’ici à un an. L’installation progressive de distributeur automatique de vêtements (DAV) dans les établissements devrait aussi réduire des disparitions inexpliquées (lire encadré p. 31). Jamila, Leila, Zahida et leurs collègues couturières s’emploient notamment au marquage des vêtements de travail. La plupart des « VT » passent entre leurs mains avant d’être attribués aux agents et, selon la demande des établissements, mis à mesure. Elles ont aussi la main pour réformer les linges quand ils ont fait leur temps. Une blouse est réputée réformable après 45 lavages, mais à 19 € l’unité, si elle peut encore servir, elle sera remise dans le circuit pour quelques mois encore. Dans le cas contraire, le linge pourra être revendu au poids ou, comme le précise Jamila, « les draps et couvertures pourront être donnés à des associations caritatives en France et à l’étranger ».

Libérer, tirer, dénouer

Après un lavage dans les règles de l’art, de multiples manipulations attendent encore les quelque 48 tonnes de linge traitées quotidiennement par la blanchisserie centrale (34 tonnes à la Salpêtrière, 14 tonnes à MacDonald). Acheminées via des goulottes, les « passes » de vêtements mouillés tombent sur les tapis roulants, où les ouvrières les « engagent » pièce par pièce sur les hirondelles, ces cintres sur rails aériens dont les ailettes qui s’entrechoquent produisent un bruit semblable au cri des passereaux… Abdelwahid Sedjai est, lui, à la réception des passes comme démêleur. « Les VT, c’est affreux, lance-t-il. Surtout les jambes de pantalons qui font des nœuds. Il faut secouer et libérer tout ça, tirer, dénouer pour permettre un engagement rapide. C’est un travail de mec, car c’est vraiment très physique. » Une fois lancés sur les rails, les VT passent au séchage-soufflage puis, grâce aux puces électroniques, sont triés par genre, taille, couleur, établissements et, le cas échéant, par nom jusqu’au pliage. Un sort à peu près identique est réservé aux grands et petits plats. Là, c’est un robot qui se charge de démêler les linges entre eux. En revanche, l’accrochage se fait manuellement. Ensuite tout va très vite, il faut moins d’une minute pour qu’un drap soit séché et plié et guère plus avant qu’il ne soit filmé par paquet et stocké dans un roll (charriot) en attendant leur transfert à l’unité logistique qui organise la livraison dans les lingeries des établissements. Avant cette ultime opération, Dipa, aujourd’hui assignée au poste de contrôleuse, veille au grain. Un trou, une tâche, rien n’échappe à son œil exercé. « Si un drap est déchiré, il partira à la réforme. Si je vois une tâche, il aura droit à un nouveau lavage », explique-t-elle sans pitié. Entre les murs de la blanchisserie centrale, le même cycle se répète sans fin de l’aube à 19 heures. Chaque année, 12 000 tonnes de linge passent ainsi entre les mains des quelque 450 ouvriers blanchisseurs qui y travaillent. Et malgré cette ambiance d’usine, on n’a jamais été si proche du lit du patient…

1- Enquête statistique conduite entre le 12 septembre et le 2 décembre 2015.

DISTRIBUTEURS AUTOMATIQUES

Vêtements à la carte

Pour l’heure, il n’en existe qu’une vingtaine, mais d’ici quelques années, chaque établissement de l’AP-HP devrait disposer d’un ou de plusieurs distributeurs automatiques de vêtements (DAV) pour habiller de pied en cap personnel médical et paramédical. Sous la forme d’une grosse armoire, le DAV distribue, via des trappes, des tenues de travail propres (blouses, pantalons et tuniques) et collecte les sales 24 h/24 h et 7 j/7. Chaque agent possède une carte avec un crédit de tenues. Pour que la carte reste créditrice et permette le retrait, il est nécessaire de rendre les vêtements sales. Pour la blanchisserie centrale qui gère et approvisionne ces installations, le DAV, en facilitant le changement de tenue, participe aux bonnes pratiques d’hygiène et évite les stocks dans les vestiaires. Par ailleurs, il simplifie la gestion pour la lingerie et contribue à la baisse des pertes de linge.

SERVICE AUX PATIENTS

Comme à la maison

Le service des « à part », c’est un peu la blanchisserie dans la blanchisserie… Il dispose de sa propre unité de production et de son équipe attitrée. Ici, en effet, ne sont pris en charge que les vêtements personnels des patients résidant en long séjour dans sept établissements de l’AP-HP, le petit linge (langes et bodys) du service de néonatalité de la Salpêtrière et celui de quelques crèches hospitalières. Chaussettes, chemises, pulls, pantalons, etc., tout le linge est travaillé à façon et plié, pièce par pièce, à la main. « C’est une prestation de qualité », explique une blanchisseuse. Malgré les 375 000 unités traitées l’an passé, peu de perte est à signaler puisque le linge est également « pucé » et qu’un système automatique d’étiquetage indique le nom des résidentsune fois que les vêtements sont mis sous film plastique. « Après, poursuit-elle, on range les paquets par établissement en attendant l’expédition. » En général, le linge est traité en 48 heures maximum.