Les sentinelles de l’ombre - L'Infirmière Magazine n° 370 du 01/04/2016 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 370 du 01/04/2016

 

INFIRMIÈRES DE SANTÉ PUBLIQUE

CARRIÈRE

PARCOURS

LISETTE GRIES  

Au sein des Agences régionales de santé, des IDE veillent sur la population de leur territoire. Si elles ne réalisent pas de soins, elles sont en revanche indispensable pour éviter la propagation des maladies transmissibles et des intoxications.

Peu de personnes connaissent leur rôle et pourtant, les quelque 150 infirmières qui exercent au sein des Agences régionales de santé (ARS) sont des pivots de la bonne santé des Français. « Les ARS sont compétentes en promotion de la santé, en veille sanitaire, en défense sanitaire, en animation territoriale et en inspection et contrôle des établissements », détaille Pedro Conches, infirmier de santé publique (ISP) à l’ARS Bourgogne-Franche-Comté. Des missions sur lesquelles les ISP peuvent théoriquement intervenir.

Aucun texte réglementaire ne confère de statut spécifique aux ISP et aucune qualification particulière n’est requise pour l’embauche. Cependant, l’École des hautes études en santé publique (EHESP), à Rennes (Ille-et-Vilaine), a mis en place une formation d’adaptation à l’emploi en 2008, suite à une demande ministérielle. L’entrée en ARS se fait sur recrutement – et non sur concours –, par détachement pour les IDE de la fonction publique et en qualité de contractuel de la fonction publique pour les autres, en tant que cadre de grade A. Les titulaires font partie du corps interministériel de l’État : c’est donc cette grille de salaire qui s’applique pour leur rémunération. Loin d’elles les blouses, les pansements ou les vaccins : les ISP ne font pas de soin direct. Leur métier s’exerce à l’échelle de la population du territoire qu’elles chapeautent.

ENQUÊTES MINUTIEUSES

« C’est le plus souvent sur des missions de veille sanitaire qu’elles sont affectées, souligne Pedro Conches. Cela recouvre la gestion des risques liés à la survenue de maladies infectieuses à déclaration obligatoire, ou à des épidémies de grippe dans les Ehpad, de gastro-entérite aiguë dans les écoles, des infections liées aux soins, etc. » Concrètement, lorsqu’un soignant sur le terrain rencontre une de ces pathologies, il la signale à son ARS via une plate-forme joignable 24 h/24 et 7 j/7. En dehors des heures d’ouverture, l’astreinte téléphonique est le plus souvent tenue par des médecins ; mais les ISP, en vertu de leur statut de cadre de catégorie A, sont mobilisables. Une fois l’alerte donnée, les ISP mènent un travail d’enquête minutieux. « On réagit en fonction de protocoles établis par l’Institut national de veille sanitaire (INVS), détaille Martine Mallet, ISP à l’ARS Bretagne. On contacte nos partenaires : Éducation nationale, directeurs d’établissement, services santé-environnement ou vétérinaires… » Leur but ? Mettre en place des mesures sanitaires pour éviter que d’autres ne soient touchés. « En cas de listériose, il faut retrouver l’aliment incriminé, note Colette Picot, elle aussi ISP en Bretagne. Ensuite, on peut contacter les services vétérinaires qui retraceront l’infection et prendront les mesures nécessaires à son éradication. » Dans d’autres cas, il s’agira de mesures d’hygiène renforcées, de campagnes de vaccination, de dépistage, etc.

SANG-FROID ET BIENVAILLANCE

Le rôle de l’SIP est pluriel : capacité à établir des partenariats, sens pointu du relationnel, d’autant que l’enquête se fait quasi-exclusivement par téléphone. « En cas d’intoxication alimentaire, on touche à l’intime. Les familles ou le personnel des cuisines de collectivité ont tendance à culpabiliser et jettent tout le contenu de leur frigo avant qu’une inspection ait pu avoir lieu, observe Martine Mallet. Notre rôle est de les déculpabiliser, de leur expliquer qu’ils ne sont pas responsables s’ils achètent un aliment contaminé. » La finesse relationnelle est encore plus nécessaire en cas de méningite : appeler la famille d’un enfant qui vient de décéder afin d’établir la liste des personnes avec qui celui-ci a été en contact demande sang-froid et bienveillance. Mais c’est là que le respect de protocoles stricts est le plus important. « Si un nouveau décès survient, il faut que le dossier ait été le plus minutieusement rempli possible pour répondre aux questions des proches et des institutions », souligne l’ISP.

Au sein des ARS, les ISP travaillent en lien étroit avec les médecins et pharmaciens de santé publique, les ingénieurs et les techniciens santé-environnement, les inspecteurs des affaires sanitaires et sociales… Les infirmières des Clin (comités de lutte contre les infections nosocomiales) des établissements de santé, les IDE hygiénistes des Ehpad ou encore les professionnels des Cire – les antennes de l’INVS en région –, sont aussi en contact permanent avec les ISP. « Enfin, il y a des cas pour lesquels on joue un rôle de boîte aux lettres, explique Colette Picot. Pour les cas de tuberculose, par exemple, le centre de lutte anti-tuberculose (Clat) mène l’enquête autour du patient et nous envoie les déclarations. Nous saisissons ensuite les données dans notre logiciel, en lien avec l’INVS et, en fin d’année, renvoyons vers le Clat tous les formulaires remplis. » La procédure est similaire pour le VIH et les hépatites B aiguës.

Un travail essentiellement administratif ? La réalité est plus complexe. « Nous travaillons avec des associations sur certains cas. Nous pouvons aussi détecter qu’une pathologie est plus présente sur une zone et proposer des mesures. En cas d’épidémie de rougeole, par exemple, on peut discuter avec les familles de l’intérêt de la vaccination, puis contacter les médecins et les aider à convaincre leurs patients », raconte Martine Mallet.

Autre compétence clé : savoir jongler entre l’intérêt général et le secret professionnel qui garantit l’anonymat des malades et le respect de leur vie privée. Pendant l’enquête, les noms des personnes concernées ne circulent pas, sauf en cas de méningite ou de coqueluche, où il faut retrouver les personnes-contact. Mais impossible de confirmer à une personne inquiète que son voisin a la gale, par exemple. « Nous garantissons le secret, et notre rôle reste informatif. On ne peut pas obliger quelqu’un à se vacciner ou à se traiter, ni faire part de sa décision à son entourage », déclare Marie-France Aquet, sa collègue à l’ARS Bretagne. De même, les ISP ne sont pas habilitées à donner des nouvelles du patient aux proches qu’elles appellent.

TRAVAIL D’ÉQUIPE

« Les qualités des IDE sont précieuses dans les ARS : bonne connaissance du fonctionnement des établissements, travail en équipe, gestion des procédures, connaissances sur les pathologies, etc. », apprécie Stéphanie Chenel, coordinatrice de formation à l’EHESP. Même si elles travaillent dans un bureau, avec des horaires à peu près fixes, uniquement de jour et en semaine, les ISP ne sont pas si éloignées de leur métier de base. Pour s’adapter au mieux à leur nouveau terrain d’exercice, l’EHESP a mis en place il y a huit ans une formation d’une trentaine d’heures, ouverte aux nouvelles « recrues ». Elles y abordent, entre autres, les principes de la veille sanitaire et les missions centrales des ARS. Le programme est adapté à chacun selon son expérience et les besoins de son poste.

SE FORMER À L’INSPECTION

L’EHESP propose aussi une autre formation destinée aux ISP affectées sur des postes d’inspection. Cette évolution leur permet d’ailleurs de retourner « sur le terrain » si elles se lassent des couloirs de l’administration. « Les Icars (inspecteurs et contrôleurs des ARS) se rendent dans les établissements qui embauchent du personnel médical ou infirmier pour des contrôles de routine ou suite à une suspicion », explique Pedro Conches. Initialement, la mission de contrôle était réservée aux médecins de santé publique, mais face à la pénurie, les ARS ont été autorisées à nommer des IDE. « Après leur formation, les ISP sont autorisées à se déplacer sur site pour effectuer les contrôles sanitaires, puis à rédiger un rapport d’inspection qu’elles signent et transmettent à la direction de l’ARS », détaille Christophe Barlet, enseignant-chercheur à l’EHESP. Cette formation d’une vingtaine de jours, répartis sur l’année, se solde par un examen mais n’est pas diplômante. Elle ouvre toutefois la porte à une autre façon de garantir à une population donnée des conditions sanitaires optimales et de remplir ce rôle de sentinelle de l’ombre cher aux ISP.

CONTACTS

→ AFISP. Faute de forces vives, l’Association française des infirmiers de santé publique est aujourd’hui en sommeil, mais existe toujours et peut répondre aux questions, voire mettre des personnes en relation sur des domaines précis.

afisp.free.fr

→ EHESP. L’École des hautes études en santé publique dispense des formations d’adaptation à l’emploi.

www.ehesp.fr

PROFESSION

En quête d’un statut spécifique

Il n’y a pas que dans les ARS que des IDE remplissent des missions de santé publique. « Les infirmières de l’Éducation nationale, celles qui travaillent en PMI, au sein des collectivités territoriales, chez les pompiers, à l’Armée, ou encore dans les associations de prévention des risques ont aussi ce rôle », insiste Claire de Alzua, vice-présidente de l’Association française des infirmiers de santé publique (Afisp). Ainsi, dès que l’on quitte le soin interpersonnel pour s’occuper d’une population, on tombe dansle champ de la santé publique. Mais aucun statut n’entoure cet exercice. Aujourd’hui en sommeil, l’Afisp a milité pour une harmonisation des profils de poste et une meilleure définition des champs de la santé publique. Un référentiel de compétences est d’ailleurs en cours de finalisation avec l’École des hautes études en santé publique (EHESP). Un réseau informel des ISP œuvre toujours pour rassembler cette petite communauté éclatée géographiquement. « On aimerait exister en tant que corps spécifique dans le code de la santé publique », insiste Pedro Conches, qui anime ce réseau. Il souhaite notamment mettre en place une journée annuelle d’échanges entre professionnels et mieux valoriser les compétences et les missions des ISP.