Détergent, parfum, lessive, ces poisons du quotidien - L'Infirmière Magazine n° 369 du 01/03/2016 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 369 du 01/03/2016

 

TOXICOLOGIE

SUR LE TERRAIN

INITIATIVE

Jean-Michel Delage  

On compte neuf centres antipoison et de toxicovigilance sur le territoire français, tous rattachés à des CHR ou CHU. Si celui d’Angers compte parmi les plus grands – avec celui de Lille –, son centre d’appels est l’un des rares à employer des infirmières.

Dans le centre d’appels, situé dans les sous-sols du CHU d’Angers, Christine Geveaux, infirmière, est en communication avec une maman affolée dont le jeune enfant a ingéré des baies cueillies dans le jardin familial. La soignante tente calmement d’en savoir plus : « Décrivez-moi ces baies, leur forme, leur couleur. Pouvez-vous nous envoyer une photo par mail ? Très bien, nous regardons cela et nous vous reprenons tout de suite. » Une fois l’image reçue, Christine Geveaux fait une recherche rapide dans la banque de données – la base nationale des produits et des compositions (BNPC) commune aux neuf centres antipoison et de toxicovigilance, et gérée par le CHU de Nancy – où sont répertoriés les produits chimiques, les lessives, les détergents ou encore les champignons. Elle peut vite rassurer la maman : ces baies, bien que non comestibles, ne représentent aucun danger pour l’enfant. Le téléphone à peine raccroché, la sonnerie retentit à nouveau. La plate-forme gère ainsi en moyenne 200 appels par jour.

Le centre antipoison d’Angers est aujourd’hui l’un des plus importants de l’Hexagone, avec celui de Lille. « En plus des deux régions – Centre et Pays de la Loire(1) – que nous gérons depuis la création du centre, avec à sa tête le Dr Patrick Harry (aujourd’hui à la retraite), nous avons en charge celles précédemment couvertes par le centre de Rennes – Basse-Normandie et Bretagne –, qui a cessé son activité en 2013, explique David Boels, toxicologue clinicien et responsable du service. Soit une population de 11 millions de personnes. »

Des IDE en renfort

Si les équipes des centres antipoison ont longtemps été composées uniquement de médecins et pharmaciens toxicologues, encadrant des étudiants en pharmacie ou en médecine, la hausse conséquente de l’activité du centre d’Angers amène David Boels à recourir à des infirmières au sein du centre d’appels. « Nous voulions professionnaliser davantage la réponse téléphonique en optant pour l’intégration d’infirmières expérimentées, reprend David Boels. Les quatre IDE qui ont intégré le service ont toutes travaillé précédemment dans des services complexes : réanimation, urgence… » À l’image de Christine Geveaux qui a exercé neuf ans en service de neurochirurgie au CHU d’Angers. Suite à une opération à l’épaule lui interdisant de porter ou de soulever des charges, elle décide de postuler pour le centre d’appels antipoison. « Mes trois collègues et moi avons été recrutées sur entretien, avant de suivre une formation spécifique d’un mois, notamment en toxicologie. Il nous a fallu nous familiariser avec bon nombre d’intoxications : produits ménagers, substances utilisées dans l’industrie, produits chimiques, champignons, piqûres ou morsures d’insectes ou de serpents », explique-t-elle.

Après quelques semaines en binôme avec un senior de garde spécialisé en toxicologie, elles ont vite gagné en autonomie et gèrent aujourd’hui la plate-forme d’appels du centre antipoison, joignable 24 h/24. En journée, une infirmière, un étudiant et un ou deux médecins spécialistes en toxicologie constituent l’essentiel du personnel : « Ces médecins sont en permanence à notre écoute et ils nous viennent en aide dans les cas les plus complexes », précise Christine Geveaux. Les infirmières ont aussi une bonne connaissance des protocoles de prise en charge et de réponse. « Le centre d’appels antipoison est un service où il faut réagir vite, mais toujours avec calme », note l’IDE.

Deux tiers des appels proviennent de structures médicales, pompiers ou Samu, qui ont déjà pris en charge le patient. Pour les autres, il s’agit d’être en mesure de répondre efficacement afin de rassurer la personne – ou l’un de ses proches –, victime de piqûre d’insectes, d’ingestion d’eau de javel ou de tout autre produit d’entretien, ou de brûlures chimiques. Certains cas sont plus sensibles que d’autres, comme les tentatives de suicide par prise de médicament ou l’absorption de produit ménager par un enfant…

« La première chose est de récolter le plus de renseignements possibles sur le produit en question. On lance alors les premières recherches dans la banque de données tout en continuant de dialoguer avec la personne à l’autre bout du fil. On interroge la base pour retrouver le produit incriminé, connaître sa nature, sa composition… Puis, selon nos observations, nous dirigeons la personne vers un service d’urgence ou un médecin », poursuit Christine Geveaux. Parfois, après une vérification de la fiche technique, quelques conseils simples suffisent pour éviter une prise en charge médicale : boire de l’eau en cas d’ingestion ou se rincer la peau ou les yeux en cas de contact avec un produit… « Dans tous les cas, on rappelle une première fois dans l’heure qui suit, et le lendemain, pour connaître l’évolution de la situation. Et puis pour clore le dossier. » En moyenne, un appel dure entre 5 et 15 minutes. « Mais un dossier peut prendre un peu plus de temps si nous devons nous mettre en contact avec les urgences ou le Samu. »

Une veille permanente

Si la réponse téléphonique à l’urgence toxicologique (RTU) et le suivi des dossiers représentent les missions principales du centre antipoison, le reste du temps est consacré à la toxicovigilance et la mise à jour de la liste des produits dans la banque de données. Lessives, parfums, produits d’entretien… la liste est longue. « Les médecins contactent les fabricants, qui ont l’obligation de fournir toutes les informations sur la composition de leurs produits, souligne l’infirmière. Il existe toutefois des exceptions sur des produits spécifiques, comme les parfums de grande marque, qui ne figurent pas dans la banque de données ; seuls les responsables du service y ont accès. » La veille est permanente car de nouveaux produits arrivent sans cesse sur le marché. « Nous appelons cela une toxicologie vivante, ajoute David Boels. Ces derniers temps, par exemple, les centres antipoison se sont inquiétés du nombre d’accidents causés par les lessives en dosette, notamment chez des enfants, attirés par l’aspect ludique, la petite taille – qui permet une prise en main facile – ou les couleurs attractives. Il faut savoir que ces dosettes hydrosolubles, hyper concentrées, peuvent provoquer des lésions oculaires graves. » Selon un rapport remis au ministère de la Santé en juin 2014, 7 562 expositions accidentelles aux dosettes de lessive ont été rapportées entre 2005 et 2012, dont 104 considérées graves.

Des morsures sous haute surveillance

Abeilles, frelons, serpents… Les infirmières ont également été formées à la prise en charge des intoxications dues aux champignons et à toutes les formes d’envenimation. Si les morsures de vipère sont les plus fréquentes – environ 300 cas par an en France –, les envenimations causées par d’autres serpents sont relativement rares. Et si cela se produit, les infirmières passent le relais au toxicologue de garde. « Sur la dernière année, nous avons eu trois cas graves d’envenimation sur tout le territoire », précise le Dr Boels. Souvent, c’est l’appel d’un hôpital ou d’un autre centre antipoison qui déclenche l’envoi du sérum antivenimeux. Il faut aller très vite. » Dès les premiers éléments connus – espèce du serpent, heure de la morsure, état clinique de la victime –, la logistique se met en place et les premières consignes de prise en charge sont communiquées. Selon le lieu de l’accident, l’envoi se fait par avion ou par la route, avec escorte de la police ou de la gendarmerie. « Les trois s’en sont sortis… mais certains avec séquelles. » Il est essentiel que la structure soit suffisamment fluide de façon à ce que rien ne coince. « C’est ça le plus compliqué ! », admet le docteur.

Christine Geveaux a été confrontée à quelques reprises à des cas de morsures de vipères. Son premier réflexe : vérifier que c’est bien une vipère et non une couleuvre. « On demande à la personne si elle voit deux points de morsure espacés d’un cm. Si c’est le cas, on s’informe sur un éventuel oedème, sa taille, sa localisation. Cela nous permet de définir un grade de gravité de 0 à 4 afin de prescrire l’antivenin (Viperfav(r)). Dans tous les cas, il s’en suivra au minimum 4 à 6 heures de surveillance. » Une fois le bilan récupéré quelques semaines plus tard, le centre antipoison rappelle pour s’enquérir d’une éventuelle réaction au Viperfav®(1). Une vigilance nécessaire et permanente.

1- Les régions citées sont celles antérieures à la réforme territoriale.

2- Une thèse de médecine, réalisée par Virginie Jollivet et dirigée par David Boels présentée début 2015, a révélé que sur les 277 cas de morsures par vipères recensés en 2013, aucun cas de réaction anaphylactique lié au Viperfav® n’avait été rapporté chez les 114 patients ayant bénéficié de cet antivenin.

CADRE LÉGAL

Du sérum à l’antivenin

La banque antivenin a été créée au début des années 2000 par le Dr Patrick Harry, à l’origine du centre antipoison d’Angers, qui avait constaté l’absence de réglementation concernant ces médicaments spécifiques. « Après avoir échangé avec des éleveurs de serpents et des responsables de zoo (des professionnels pourvus d’un certificat de capacité), le Dr Harry s’est aperçu qu’ils détenaient tous des sérums(1), relate David Boels. Ils commandaient les produits dans les pays d’origine des espèces. »

Et cela, sans aucune garantie sur leur composition, ni sans se soucierde leur mode de conservation. La loi a finalement été modifiée par le ministère de la Santé dans les années 2000 et ces produits antivenin ont fait leur entrée dans le circuit du médicament. Aujourd’hui, les produits utilisés en cas de morsure d’une quarantaine d’espèces sontgérés par le stock d’antivenin d’Angers ou par l’un des deux dépôts, situés dans les CHU de Lyon et de Marseille.

1- Aujourd’hui, on ne parle plus de « sérum », mais d’antivenin ou d’immunothérapie.