DES MÉDICAMENTS HORS DE PRIX ? - L'Infirmière Magazine n° 369 du 01/03/2016 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 369 du 01/03/2016

 

CANCER

ACTUALITÉS

REGARDS CROISÉS

Aveline Marques  

Le coût des nouvelles molécules anticancéreuses risque de remettre en cause l’égalité d’accès aux soins. Alors qu’en France, les bénéficiaires du Sovaldi – ce traitement de l’hépatite C chronique vendu à 41 000 euros – ont dû être sélectionnés, des voix s’élèvent pour tirer la sonnette d’alarme.

Patricia Marino « Il va falloir faire des choix »

Pourquoi une telle flambée des prix des médicaments anticancéreux ?

Avec les cytotoxiques, on traitait un grand nombre de malades ; aujourd’hui, avec les thérapies ciblées, on traite une population restreinte, caractérisée par certaines anomalies génétiques des tumeurs. Pour rentrer le même chiffre d’affaires, l’industriel augmente le prix de la molécule. Le phénomène n’est pas nouveau : l’Herceptin (trastuzumab) coûtait déjà très cher(1), mais c’était la seule thérapie ciblée et elle permettait de diviser par deux le risque de récidive du cancer du sein. Par conséquent, on ne se posait pas la question. Mais là, il y a une multiplication de nouveaux médicaments, à chaque fois un peu plus efficaces, donc plus chers. Il y a aussi un effet volume : on se rend compte que le médicament agit sur d’autres tumeurs qui ont les mêmes anomalies, donc on le prescrit à de plus en plus de monde, qui plus est sur le long terme. Le modèle du « médicament orphelin » ne tient plus la route…

L’Assurance maladie peut-elle faire face ?

Les dépenses liées aux thérapies ciblées restent faibles si on les ramène au budget général. En 2013, le traitement du cancer (médicaments, hospitalisations…) représentait 10 % des dépenses, soit 15 milliards d’euros ; 70 % des dépenses de la liste en sus(2), soit 1,5 Md€, ont été allouées aux thérapies ciblées. Mais la progression est inquiétante : entre 8 et 10 % de hausse par an pour le traitement du cancer. Sur le plan mondial, les anticancéreux ont coûté 100 Md€ en 2014, contre 20 Md€ en 2004. En France, 4-5 molécules concentrent la majorité des dépenses… Que se passera-t-il quand on en aura 15 ? À titre de comparaison, le traitement contre l’hépatite C, le Sovaldi (sofosbuvir), a coûté près d’1 Md€ à l’Assurance maladie en 2014 et on n’a pas traité tout le monde… Aujourd’hui, tous les anticancéreux sont pris en charge. Mais à l’avenir, il faudra faire des choix…Et il ne faudrait pas qu’ils soient faits de façon purement comptable ou opaque, comme avec le Sovaldi.

Faut-il revoir le système de fixation et de régulation des prix ?

Le prix des industriels reflète le consentement à payer de la société : le Sovaldi a été vendu 67 000 € aux États-Unis et 700 € en Égypte… Au Royaume-Uni, le prix conditionne l’accès à un traitement. Son seuil de prise en charge est fixé en fonction du coût par Qaly(3), un indice qui évalue le bénéfice en termes de quantité et de qualité de vie – ce qui peut être défavorable à certaines personnes âgées ou handicapées. En France, dès lors qu’un médicament a un intérêt thérapeutique, qu’il permet de gagner ne serait-ce que 3 mois de vie, on le rembourse. Et la fixation du prix est déconnectée du service médical rendu.

Il faut trouver un juste milieu entre le système français, qui ne sera plus soutenable, et le système anglais, qui restreint l’accès à certains médicaments provoquant des pertes de chance. La société doit se poser la question de la valeur thérapeutique. Tout ce que l’on dépensera pour un médicament très coûteux, ce sera aux dépens d’autres pathologies, de la prévention ou du dépistage. Et comment forcer l’industrie pharmaceutique à baisser ses prix ?

Christian Saout « On va rompre le pacte social »

Risque-t-on de voir émerger en France des inégalités d’accès aux médicaments innovants du cancer ?

Avec l’arrivée des molécules d’immunothérapie et l’extension des indications pour les thérapies ciblées, les profits de l’industrie pharmaceutique ont un bel avenir. Mais l’Assurance maladie n’est pas faite pour absorber des chocs financiers répétés à 1 Md€ et plus chaque année. Si on ne peut pas faire baisser les prix des médicaments ou supprimer les 30 % d’actes inutiles (55 Md€ tout de même), le remboursement des soins sera alors la seule variable à notre disposition pour maîtriser les dépenses.

En 1996, à l’arrivée de la trithérapie du sida, quand les Américains ont fait savoir qu’ils n’étaient pas en mesure de produire les médicaments pour tout le monde, on a choisi de tirer au sort les malades. Le rationnement est un système d’allocation des ressources en temps de pénurie. Pour les anticancéreux, les quantités sont suffisantes, mais c’est le prix qui va entraîner le rationnement. Pour tel traitement du cancer, on va appliquer une logique coût-efficacité. Cela forcera à définir des profils thérapeutiques, comme la Haute Autorité de santé l’a fait avec le Sovaldi en accordant la priorité aux patients dont la maladie hépatique est aux stades de fibrose 3 ou 4. Au risque de voir se mettre en place un marché noir de l’influence. Mieux on est inséré dans le système de soins, mieux on en bénéficie… Par ailleurs, dans un pays riche comme le nôtre, comment va-t-on expliquer aux gens qu’ils n’auront pas les traitements, alors qu’ils ont cotisé à l’Assurance maladie ? On va rompre le pacte social ! Et ce sera moralement intenable pour les soignants d’avoir le médicament sous la main et de ne pas pouvoir le donner.

Qu’en est-il des mécanismes de régulation des prix ?

On ne les utilise pas ! Les autorités publiques pourraient déclarer une licence d’office(4) pour faire fabriquer un médicament innovant. Le nouvel accord-cadre entre le Gouvernement et l’industrie pharmaceutique ouvre la posibilité de contrats de performance(5), mais tout cela est tellement opaque… Il faut apporter de la transparence dans la fixation du prix en demandant aux laboratoires de démontrer le coût réel du médicament en recherche et développement et en fabrication. La solidarité nationale ne doit pas servir à financer le marketing et la rémunération inflationniste des actionnaires !

Mais le niveau d’indignation de la société n’est pas encore parvenu à maturité… Pour le sida, il y avait des associations et des gens dans la rue pour faire reculer les labos. Les usagers sont absents du processus de fixation des prix. Ce n’est pas le maigre droit d’audition des associations par le Comité économique des produits de santé qui va suffire.

Faut-il fixer une limite ?

C’est un débat éthique qu’il faut lancer. Jusque-là en France, il n’y avait pas de règle : on avait de l’argent et on payait tout. Mais ça ne peut plus continuer. Les Anglais ont une approche plus rationnelle avec leur indicateur Qaly. On peut ne pas aimer ça, mais de grâce, trouvons une solution « à la française » pour objectiver les choix.

1- Autorisé en 2000, c’est un anticorps monoclonal utilisé dans le traitement des cancers du sein précoces ou métastatiques dont les tumeurs présentent une surexpression de HER2.

2- Une liste de spécialités pharmaceutiques prises en charge par l’Assurance maladie en sus des prestations d’hospitalisation. Les établissements peuvent les prescrire sans que cela ne grève leur budget.

3- Quality Adjusted Life Year. Une année de santé parfaite équivaut à une Qaly de 1 et le décès à une Qaly de 0, les états de santé considérés comme pire que le décès ont une mesure inférieure à 0. Au Royaume-Uni, la valeur monétaire d’une Qaly a été fixée à 30 000 £.

4- Lorsque des raisons d’intérêt général le justifient, les autorités publiques nationales peuvent autoriser l’exploitation d’un brevet par une personne tierce sans le consentement du propriétaire.

5- Selon les résultats des études en vie réelle, le prix est maintenu ou baissé. Des remises peuvent être également prévues.

PATRICIA MARINO

ÉCONOMISTE DE LA SANTÉ

→ 1998 : intègre l’équipe « cancer, biomédecine & société » de l’UMR912 Sesstim (Inserm – université d’Aix-Marseille – IRD), basée à l’Institut Paoli-Calmettes (Marseille)

→ 2007 : doctorat de sciences économiques ; sa thèse porte sur le coût des innovations thérapeutiques en cancérologie

CHRISTIAN SAOUT

SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DÉLÉGUÉ DU CISS

→ 1998-2007 : président d’Aides

→ 2004 à aujourd’hui : membre du Haut conseil pour l’avenir de l’Assurance maladie

→ 2007-2012 : président du Collectif interassociatif pour la santé (Ciss)

POINTS CLÉS

→ Remboursement. Composée de médecins et de pharmaciens, la commission de la transparence de la HAS évalue le service médical rendu (SMR) ainsi que l’amélioration apportée par un nouveau produit par rapport aux traitements existants (ASMR) en vue de son inscription sur les listes des médicaments remboursables.

→ Prix. En 1993, l’État a mis en place une politique de fixation des prix pour les médicaments remboursables sous brevet. Des accords-cadres triennaux définissent les modalités de négociation entre le Comité économique des produits de santé (Ceps) et chaque entreprise. Pour les médicaments les plus innovants, le système garantit un prix au moins égal au plus faible parmi ceux pratiqués dans les principaux pays européens.

→ Nouvelles thérapies. Développées depuis une vingtaine d’années, les thérapies ciblées, moins agressives que la chimiothérapie, agissent sur les altérations moléculaires responsables du développement des cellules cancéreuses. L’immunothérapie vise à restaurer la fonction antitumorale du système immunitaire. Une innovation qui coûte très cher : 157 $ le mg d’ipilimumab, proposé dans le traitement du mélanome.