La précarité gagne l’hôpital - L'Infirmière Magazine n° 366 du 01/12/2015 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 366 du 01/12/2015

 

SOCIAL

DOSSIER

CAROLINE COQ-CHODORGE  

Pouvoir d’achat en baisse, familles monoparentales, difficultés d’accès au logement : les maux de la société n’épargnent ni l’hôpital, ni les infirmières. Les politiques sociales des établissements sont-elles à la hauteur pour aider les personnels à parer ces difficultés ?

Je gagne 1?915 euros net par mois avec 15 ans d’expérience, raconte Sophie, 42 ans, infirmière dans un grand hôpital parisien. Je travaille en 12 heures, j’ai longtemps fait beaucoup d’heures supplémentaires pour gagner 500 euros de plus par mois. J’élève seule ma fille, j’en avais besoin pour payer les 760 euros de loyer de mon logement social de 60 m2. Ma situation financière, déjà tendue, est devenue très compliquée lorsque j’ai eu un accident du travail en janvier. Je faisais la toilette d’un patient de 115 kg à bout de bras, car nous manquons de tout : de personnel, de matériel d’aide à la manutention… J’ai eu deux hernies cervicales ; j’ai été opérée, on m’a fixé des prothèses. Pendant 3 mois, l’établissement a maintenu mon salaire, moins la prime de travail de week-end de 150 euros par mois. Les 4 mois suivants, ma mutuelle m’a assuré 80 % de mon solde. Mais la commission médicale de mon établissement a estimé, sans avis médical, que j’étais en “consolidation”. Je suis donc passée en arrêt maladie simple. J’allais me retrouver en demi-solde, je ne pouvais pas me le permettre. Contre l’avis de mon médecin, et en mentant au médecin du travail, j’ai repris en serrant les dents, sous médicaments. »

Infirmière, la fin d’un mythe

Cette tranche de vie âpre est une illustration des difficultés sociales que peuvent traverser les infirmières – à 88 % des femmes – prises en étau entre des salaires qui stagnent, le coût de la vie qui augmente, des familles qui se fragilisent, la pénibilité croissante du travail. En théorie, le métier d’infirmière est protégé : elles bénéficient du plein emploi, sont parfois fonctionnaires à l’hôpital public. Elles appartiennent même, le plus souvent, à la catégorie A du personnel. « En termes sociaux, les infirmières ne sont pas prioritaires », rappelle Alain Burdet, président de l’Association pour la gestion des œuvres sociales des personnels des administrations parisiennes (Agospap), c’est-à-dire de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris et de la ville de Paris. « Il y a 68 % de personnels en catégorie C à la ville de Paris, 35 % à l’AP-HP », rappelle-t-il.

À son échelle parisienne, l’Agospap constate pourtant que la situation des agents se tend : « Les demandes d’aides d’urgence pour payer un loyer, des factures d’électricité impayées, des dettes accumulées, ne cessent d’augmenter, y compris de la part d’infirmières. On a du mal à suivre : pour trois demandes, une seule est satisfaite. » Même constat du côté du Comité de gestion des œuvres sociales des établissements hospitaliers (CGOS), qui gère pour 660 000 agents un fonds d’action sociale de 364 millions d’euros, abondé par tous les établissements publics, hors AP-HP et établissements d’outre-mer. « Le point d’indice est gelé depuis 2010, les loyers sont de plus en plus chers, les temps et coûts de transport s’allongent, analyse le président du CGOS, Antoine de Riccardis. 85 % des soignants sont des femmes, qui sont touchées par le phénomène des familles monoparentales. Nous constatons aussi un accroissement de la pénibilité, qui fragilise les soignants : en 2014, 55 000 agents ont bénéficié de notre prestation versée en cas de longue maladie, qui maintient le salaire, hors prime, à partir de 3 mois d’arrêt, et pendant 6 mois. Nous avons versé 82 millions d’euros au titre de cette prestation en 2014, un montant en hausse de 8,2 % sur un an. »

Contractuels, CDD, chômage…

Travailler à l’hôpital public n’est pas non plus un antidote contre la précarité. À l’AP-HP par exemple, 10 % des agents sont des contractuels. « Les infirmières représentent une minorité de ces salariés, explique Didier Choplet, secrétaire général adjoint de la CFDT. Mais on voit augmenter le nombre d’embauches de jeunes infirmières en CDD, alors qu’auparavant, elles étaient immédiatement titularisées après leur période de stage. » La Fédération nationale des étudiants en soins infirmiers (Fnesi) a interrogé, début 2014, 3 200 jeunes infirmières diplômées depuis 2009. Les résultats de cette enquête sont alarmants : 14 % d’entre elles sont sans emploi et 44 % en CDD. En réalité, la majorité alterne des périodes de chômage de courte durée et des CDD. « Ce métier est présenté comme protecteur du chômage, ce n’est pas la réalité et cela crée beaucoup de déceptions », analyse Merlin Descours, secrétaire général de la Fnesi. Certains hôpitaux sont plus frappés que d’autres par les difficultés sociales. Au centre hospitalier de Saint-Denis (93), « une partie de notre personnel est concernée par certaines caractéristiques de notre territoire », explique François Vaussy, DRH du centre hospitalier. Situé dans le département le plus pauvre de France métropolitaine, l’hôpital compte un tiers de patients bénéficiant de l’aide médicale d’État (AME) ou de la couverture maladie universelle (CMU). Et, en miroir, deux tiers des professionnels sont des contractuels. « Un contractuel sur cinq est de nationalité extra-européenne, et ne peut donc pas être titularisé, précise le DRH. Une aide-soignante sur quatre est également dans cette situation. » Pour les infirmières, le centre hospitalier assure cependant faire un « effort de recrutement : elles sont embauchées avec des contrats courts de 6 à 12 mois, puis rapidement titularisées ». Même lorsqu’ils sont contractuels, les agents peuvent cependant bénéficier des œuvres sociales des hôpitaux publics, anciennes et encore généreuses. Les établissements publics cotisent à hauteur de 1,5 % de leur masse salariale au CGOS, l’AP-HP à hauteur de 0,5 %. Mais encore faut-il que les agents aient connaissance de la variété des aides auxquelles ils ont droit (voir interview p. 25).

Quid dans le privé ?

Dans le privé, la politique sociale des établissements est très variable, elle dépend de chaque groupe, et même de chaque établissement.Par exemple, dans le groupe privé non lucratif SOS, « la politique sociale de chaque employeur est construite autant que possible par le dialogue social. À partir de 50 salariés, existent des comités d’entreprise (CE), qui peuvent décider de secours d’urgence, de prêts, et d’autres activités sociales et culturelles », explique Jérôme Bouron, son DRH. La convention collective du privé non lucratif prévoit que l’employeur cotise au CE à hauteur de 1,45 %, un taux comparable à celui de l’hôpital public.

Pour faire face aux difficultés sociales de ses salariés, le groupe SOS a la particularité de disposer de compétences en interne : il regroupe en effet 350 établissements sanitaires, sociaux et médicaux-sociaux, de la maison de retraite à la clinique, en passant par la crèche, l’entreprise d’insertion, le centre d’hébergement et de réinsertion sociale, etc. En Île-de-France, le groupe propose un service d’assistance sociale du personnel, soutenu par plusieurs CE, et dédié au personnel de tous les établissements de la région. « Lorsqu’elle a connaissance de situations difficiles, l’assistance sociale travaille à les résoudre en mobilisant les ressources en interne, ainsi que notre réseau de partenaires publics et privés », explique Jérôme Bouron. La politique sociale du groupe SOS passe aussi par une politique active de qualité de vie au travail. Le groupe porte « une attention particulière à des situations de fragilité, pour sécuriser les parcours et éviter les ruptures professionnelles, poursuit le DRH. Nous interrogeons tous les deux ans notre personnel sur sa perception de la vie au travail. Et nous lui proposons des formations, des opportunités de carrière, des évolutions professionnelles : au sein de notre groupe, une infirmière peut travailler dans un hôpital, en crèche, auprès de personnes porteuses de handicap, de personnes en situation de précarité, etc. ».

Le logement, le principal problème

Reste l’essentiel : avoir un logement salubre et adapté à la taille de la famille. « C’est le principal problème », confirme Estelle Rousseau, l’assistante sociale du centre hospitalier de Saint-Denis. Là encore, d’un territoire à l’autre, la situation est très inégalitaire. « À Saint-Denis, qui est très proche de Paris, les loyers sont très chers et l’achat inaccessible. Nous avons la chance de disposer sur l’hôpital d’une centaine de logements que nous louons à des professionnels venus de province ou de l’étranger. Mais c’est une solution transitoire. Beaucoup d’agents sont obligés de s’éloigner et de faire beaucoup de route, donc d’avoir deux voitures, de faire garder leurs enfants. Certains sont mal-logés, d’autres hébergés. Il nous arrive d’appeler le 115… » « Même à Bordeaux, il est de plus en plus difficile de se loger avec un salaire de 1 200 euros, renchérit Antoine de Riccardis, également directeur de l’hôpital Charles Perrens. Près de 40 % des agents habitent à plus de 30 kilomètres de l’hôpital, d’autres à plus de 100 kilomètres. Nous avons des agents qui vivent dans leurs voitures. »

ÉGALITÉ PROFESSIONNELLE

Les femmes, plus fragiles ?

Engagé depuis 2013 dans une politique d’égalité professionnelle homme-femme, le centre hospitalier de Thuir (66) a réalisé un bilan de la situation sur l’établissement aux résultats étonnants. « En théorie, la fonction publique est égalitaire, explique Sophie Barre, directrice adjointe en charge des affaires économiques. Mais dans ce milieu féminin, les hommes sont de plus en plus nombreux lorsqu’on monte dans la hiérarchie. 80 % des infirmières sont des femmes, mais 80 % des cadres supérieurs infirmiers sont des hommes. » Constat plus surprenant en revanche : « Les femmes sont trois fois plus en arrêt de travail que les hommes. Mais surtout, chez elles, les pathologies lourdes surviennent plus tôt, entre 40 et 49 ans, quand les hommes tombent gravement malade plutôt après 50 ans. Cela nous interroge. Peut-être que les mères, surtout quand elles sont seules, ont plus de mal à s’occuper d’elles-mêmes. » Sophie Barre prévient cependant : « Ces résultats restent locaux, nous ne les avons pas comparés à des données nationales. »

PROTECTION SOCIALE

La complémentaire santé généralisée

Face à la maladie et aux accidents du travail, les établissements privés, lucratifs ou non, protègent aussi bien que le public. En cas d’arrêt de travail, le salaire est maintenu à 100 % pendant 3 mois, puis à 80 % au-delà. « La seule différence est que nous appliquons un délai de carence de 3 jours », précise Bernadette Dureau, DRH du groupe hospitalier Paris Saint-Joseph.

Dans le privé, se prépare une autre avancée sociale : au 1er janvier 2016, tous les salariés seront couverts par une complémentaire santé, dont la cotisation sera prise en charge en partie par l’employeur.

La Fédération des établissements hospitaliers et d’aide à la personne (Fehap) a signé un accord cadre avec trois syndicats (CFDT, CFE-CGC et CFTC) le 25 février. À compter du 1er janvier, tous les salariés des 4 000 établissements affiliés à la Fehap (hôpitaux, maisons de retraite…) bénéficieront d’un contrat collectif pris en charge à 50 % par leur entreprise. Les syndicats ont unanimement jugé les garanties trop faibles. L’accord prévoit également la création d’un fonds social pour venir en aide à des salariés dans des situations difficiles.

Au sein du groupe SOS, la négociation avec les assureurs est en cours. « Auparavant, chacun de nos établissements avaient des pratiques et des contrats très disparates. En s’appuyant sur la taille du groupe, nous aurons un meilleur rapport garanties/prix. In fine, il y aura autant de contrats que d’employeurs, mais une forme de convergence permettra d’atteindre des objectifs communs d’égalité de traitement, d’équité, de pérennité financière du régime, de prévention, de facilitation des mobilités… », précise Jérôme Bouron, DRH.